L’Amitié judéo-chrétienne de Paris-Ouest a eu le plaisir et l’avantage de recevoir et d’entendre le professeur Carol Iancu de l’université de Montpellier ce jeudi 12 février 2015. Il est le spécialiste reconnu du judaïsme roumain en France ; sa contribution d’historien a été décisive pour la redécouverte dans notre pays des Juifs de Roumanie totalement oubliés depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Il préside également l’amitié judéo- chrétienne de Montpellier, section « Jules Isaac ».
Elie Wiesel méditant sur les criminels, et leur déni, a eu cette phrase célèbre et d’une terrible lucidité : « Le bourreau tue toujours deux fois, la deuxième fois par l’oubli ».
En ce 70ème anniversaire de la libération des camps, nous savons que les nazis avaient vidé de leurs prisonniers, à l’approche des Alliés, certains d’entre eux, tels que le Struthof ou Lublin- Majdanek et même en partie Auschwitz où ils ne restaient plus que 7000 prisonniers. Il s’agissait pour eux d’effacer les traces de leurs crimes et d’échapper au châtiment promis dés 1942 lors d’une conférence interalliée réunie à Londres. Aujourd’hui, nous mesurons mieux combien fut immense le travail des historiens, les témoins aidant, pour restituer la vérité des faits, et réduire à néant le travail des négateurs d’ après guerre, complices des bourreaux, ceux que l’historien Vidal- Nacquet appelait « les assassins de la mémoire »
Eva Heyman, fait partie de ces témoins. Elle n’aura été, si j’ose dire, assassinée qu’une seule fois, puisqu’ avant d’être déportée et gazée à Auschwitz le 17 octobre 1944, cette petite fille de treize ans, vivant à Oradéa en Transylvanie, avait eu le temps de confier son journal intime à sa cuisinière chrétienne, Mariska.
Il vient d’être aujourd’ hui traduit du hongrois en français et paraît aux éditions des Syrtes avec une éclairante et délicate préface de l’historien Carol Iancu.
Carol Iancu nous explique comment le journal d’Eva Heyman a pu être retrouvé et extrait des ténèbres de l’oubli : la mère d’Eva a survécu à la déportation et c’est à elle que la cuisinière de la famille avait confié le journal d’Eva, après la guerre en 1945.
Ici un parallèle s’impose : L’âge des martyrs, Eva avait 13 ans, Anne Frank en avait 15, l’implication des parents survivants dans la publication des journaux de leurs filles, la date de parution des journaux intimes, celui d’Anne Frank 1947, celui d’Eva Heymam en 1948.
Cependant tel parallèle est rompu s’agissant du destin final des écrits respectifs : Le journal d’Anne Frank a connu le succès mondial que nous savons avec 30 millions de livres vendus et une traduction en 70 langues ; le journal d’Eva Heyman, paru, lui, au-delà du « rideau de fer » y resta de ce fait enfermé, malgré sa traduction en hébreu en 1964, et en anglais en 1974.
Ce n’est qu’en 2013 que les Français ont pu le découvrir.
Carol Iancu nous rappelle dans sa préface que ce témoignage en complète nécessairement un autre, celui d’ Elie Wiesel. Il fut déporté lui aussi en 1944, il n’avait que 16 ans alors qu’il vivait dans la petite ville de Transylvanie, Sighet. Nous rappelons que c’est l’écrivain François Mauriac par la caution de sa renommée qui à permis à ce jeune inconnu de publier en 1958 son premier ouvrage « la Nuit ». La voix d’Elie Wiesel n’a cessé de retentir dans le monde, celle d’Eva Heyman s’est tue définitivement lors d’une « sélection » décidée le 17 octobre 1944 à Auschwitz – Birkenau par le sinistre médecin Mengele.
Cette histoire particulière d’Eva Heyman Carol Iancu l’inscrit et l’éclaire par un contexte historique et géographique plus large, celui de l’entre – deux- guerres et de cette Europe centrale et orientale aux frontières si mouvantes.
Il n’a pas manqué, cartes à l’appui, d’expliquer qu’ici la géographie explique l’histoire.
C’est ainsi que la Transylvanie, vaste territoire de 100000 Km², a fait partie de ces régions disputées entre pays voisins, ici la Hongrie et la Roumanie, et dont le destin a évolué en fonction des rapports de forces nés des deux guerres mondiales.
Celle-ci faisait partie de la partie hongroise de l’Empire austro – hongrois jusqu’à la guerre de 1914. Elle en a été détachée au traité de paix de Trianon de 1920 et donnée à la Roumanie pour récompenser cette dernière de sa participation à la guerre dans le camp des démocraties victorieuses en 1918. La Roumanie a d’ailleurs été la plus grande bénéficiaire des « traités de paix » puisqu’elle a doublé sa superficie et sa population, cas unique parmi les vainqueurs, et cela aux dépens de ses voisins vaincus, la Bulgarie, la Russie et en particulier la Hongrie qui, elle, a perdu, les 2/3 de son territoire.
Les quelques 190000 juifs de Transylvanie étaient donc devenus roumains en 1920. Ils habitaient pour plus de la moitié dans des villes dont Oradéa , où Eva vivait et qui abritait la plus nombreuse communauté juive de Transylvanie avec près de 20.000 personnes. Cette communauté juive, malgré son rattachement à la Roumanie, restait largement de langue hongroise tant avait été puissant le processus de magyarisation depuis 1867, date de son émancipation et de sa possibilité désormais d’avoir accès aux écoles hongroises. Carol Iancu, dans sa préface, nous signale que dans la capitale Cluj, la presse, y compris la presse juive, était imprimée en Hongrois. D’ailleurs Eva Heyman écrit son journal en hongrois en 1944 alors même qu’elle est née en 1931 dans un pays devenu roumain depuis plus de 10 ans.
Mais la 2e guerre mondiale allait changer le destin de ces juifs de Transylvanie.
A partir de juin 1940 la Roumanie, qui ne peut plus compter sur l’appui de son allié français vaincu en six semaines par l’Allemagne, va être démembrée et perdre tous les territoires acquis au lendemain de la 1er guerre mondiale : La Transylvanie du nord est ainsi transférée à la Hongrie avec l’appui d’Hitler ; Le sort des juifs d’ Oradéa se trouve désormais lié pour toute la durée de la guerre à celui de la Hongrie et non plus à la Roumanie. La géographie expliquant alors l’Histoire et permettant l’hypothèse : si la Transylvanie était restée roumaine durant la guerre, Eva aurait peut-être eu la vie sauve.
En effet, la shoah en Roumanie et en Hongrie eut des déroulements très différents, alors même que ces deux pays étaient voisins, et désormais alliés d’Hitler : Le maréchal Antonescu, le nouvel homme fort de la Roumanie, avait accepté un revirement d’alliance de son pays en 1941 et faisait désormais la guerre contre l’URSS aux côté des nazis. En Hongrie le régime nationaliste du régent Horthy, en place depuis 1920, s’était dans les années 30 rapproché d’Hitler qui lui avait promis une restitution des territoires perdus au traité de Trianon de 1920.
[[En Roumanie, la shoah a commencé très tôt, dés 1940 et surtout 1941 : c’est en effet cette année là, en juin, que le premier grand pogrom de la Seconde guerre mondiale eu lieu à Iasi capitale de la Moldavie roumaine. En quelques jours, plus de 13.000 personnes furent assassinées, soit près du 1/3 de la communauté juive de la ville. Ce massacre avait été connu rapidement grâce au roman de l’écrivain italien Malaparte, « Kapput ».
L’ouverture de camps de bannissement en Transnistrie, région ukrainienne désormais sous administration roumaine, servirent à déporter quelques 150.000 juifs de Bucovine et de Bessarabie. Ces camps furent selon l’expression de Carol Iancu « un Auschwitz sans chambre à gaz ». Le travail du Père Patrick Desbois a contribué ces dernières années à décrire l’horreur de cette autre shoah restée longtemps enfouie, « La shoah par balles ».
Mais, écrit Carol Iancu, « Un changement radical de politique eut lieu en automne 1942 ». Antonescu refuse l’injonction d’Hitler de déporter les juifs de Roumanie vers la Pologne alors que, dans un premier temps, il avait accepté le principe de la déportation vers Belzec. Ainsi, furent épargnées les vies de 290.000 juifs roumains. Les pressions diverses exercées sur Antonescu, la forte implication du grand rabbin Safran (auquel Carol Iancu a consacré un livre intitulé « Alexandre Safran, une vie de combat, un faisceau de lumière » 2007 ) celle également du nonce apostolique André Cassulo, et d’autres raisons encore , expliquent que le bilan de la shoah en Roumanie, qu’il est impossible d’ établir avec exactitude puisqu’il varie de 280.000 à 380.000, est moindre que dans d’autres pays. (Voir le livre de Carol Iancu « La shoah inachevée en Roumanie », 2010)
Carol Iancu écrit encore « C’est le cas inverse qui s’est produit en Hongrie ». Jusqu’ au 19 mars 1944, date de l’occupation allemande de la Hongrie, l’immense majorité des Juifs était encore en vie, soit environ 825. 000, dont ceux habitant la Transylvanie. La déportation des juifs de Hongrie (et des territoires qu’elle a annexés, dont la Transylvanie) constitue la dernière grande vague de déportation de la Seconde guerre mondiale. 564.000 juifs de Hongrie furent assassinés, essentiellement à Auschwitz.
L’histoire de la famille d’Eva Heyman se situe dans ce contexte historique. Eva a commencé son journal le 13 février 1944 pour l’interrompre le 30 mai 1944, date de son arrestation.
Durant ces quelques mois, elle va retracer la dégradation tragique et progressive de la vie des juifs de Transylvanie depuis leur rattachement à la Hongrie en 1940.
Dés la seconde page elle écrit :
« Je n’oublierai pas non plus celui (le jour) où les Roumains sont partis d’Oradéa. Depuis la fenêtre de la pharmacie j’ai vu Horthy remonter la rue principale... Peu de temps après, ils ont voulu prendre sa pharmacie à mon grand- père ».
En contrepoint de ses inquiétudes elle rêve pourtant un jour de mariage ; mais d’un mariage protecteur avec un aryen, comme elle écrit, ayant intériorisé le vocabulaire nazi de l’époque : « me marier avec un anglais, un aryen…Ce sera toujours bien d’être aryen ». Elle évoque ses peines et ses joies « Je suis peut-être un enfant de divorcés mais je vis chez mes grands – parents dans une maison confortable » … Mon cher petit journal, quelque chose d’étrange m’est arrivé. J’ose à peine te l’avouer : je pense que je suis tombée amoureuse.
Et puis cette journée tragique du 19 mars 1944 :
« Le grand malheur est arrivé. Les Allemands ont occupé la Hongrie ! ».
Le climat s’alourdit dramatiquement, Eva sent désormais la mort rôder, elle est lucide à la différence d’Anne Frank qui, elle, a écrit à la fin de son journal : « A présent je suis pleine d’espoir, maintenant tout va bien » ! Le piège se referme lentement, mais inexorablement sur les juifs d’Oradéa . Désormais la chronologie se fait obsédante et oppressante, qu’on en juge :
Le 24 mars elle écrit
« Tout pourvu que les allemands ne me tuent pas d’un coup de fusil comme Marta ».
Le 28 mars :
« Moi je ne veux pas mourir, j’ai vécu si peu ». ( titre de son livre)
Le 30 mars « les Allemands jettent à la rue les Juifs qui habitent les plus belles maisons ».
Le 31 mars :
« Aujourd’hui a été publié le règlement selon lequel les Juifs devront porter l’étoile jaune »… Ils avaient confisqué leur téléphone aux Juifs…
Ils confisquent aussi les magasins juifs
Le 1er avril :
« Nous sommes les derniers du quartier à être encore dans notre maison.
Le 7 avril : « Aujourd’hui ils ont emporté ma bicyclette »
Le 9 avril :
« Aujourd’ hui , ils ont arrêté papa »
10 avril :
« Je viens d’apprendre que MarisKa devra nous quitter le 15 avril. Les Juifs n’ont plus le droit d’avoir des employés de maison chrétiens. ».
13 avril :
« Les Aryens n’ont plus le droit de rendre visite aux Juifs »
20 avril ;
« Aujourd’hui ils nous ont confisqué tous nos appareils. La machine à coudre, la radio, le téléphone, l’aspirateur, le grille – pain, mon appareil photo… Les Russes sont à Iasi et les Alliés vont bientôt débarquer »
1ermai :
Depuis aujourd’hui nous n’avons plus le droit d’être dans la rue que de 9h à 10h du matin. Nous allions être transférés dans le ghetto
5mai, elle décrit en termes déchirants le transfert dans le ghetto :
« Tout s’est déroulé comme dans un film. Les deux policiers qui sont entrés chez nous n’étaient pas trop inamicaux. Ils ont tout de même pris les alliances de grand- père et d’Agi… quand nous nous sommes retrouvés devant la porte, j’ai pour la première fois de ma vie vu grand- père pleurer. Il s’est retourné et a regardé le jardin… Les aryens se promener sur le corso comme si de rien n’était, comme si nous obliger à vivre dans le ghetto était la chose la plus naturelle du monde …
10 mai :
« Ils ont terminé la clôture et plus personne n’est autorisé… En fait tout est interdit, mais le plus terrible c’est qu’il n’y a qu’une seul peine : la mort… jusqu’à présent nous avions à manger, maintenant nous n’avons plus rien.
18 mai :
« J’ai aussi entendu que beaucoup de gens dans le ghetto se suicidaient … Croyez – vous qu’après ce qu’ils ont fait ils laisseront un seul d’entre nous survivre pour témoigner ?... Savez- vous où sont partis les juifs autrichiens, allemands, hollandais, français ? Si vous l’ignorez je vais vous le dire : en Pologne
29 mai :
« Mon petit Journal, c’est vraiment la fin de tout !
30 mai :
« Nous savons que les bagages sont limités à un sac à dos pour deux personnes. Les draps ne sont pas autorisés… Le silence est si profond qu’on pourrait entendre une mouche voler. Personne ne pleure… »
… Si les Aryens n’avaient pas voulu qu’on nous emmène au ghetto, ils auraient pu l’empêcher. Mais ils s’en sont plutôt réjouis et, maintenant, ce qui nous arrive leur est bien égal »
Et ses dernières phrases :
« Mais je ne veux pas mourir, mon petit journal ! Je veux vivre, même si je dois être la seule à rester ici… Je dois m’arrêter d’écrire, mon petit journal. Je file voir Mariska »
Deux lettres sont publiées en annexe du livre :
D’abord celle que Mariska , la cuisinière chrétienne , adresse en 1945 à la mère d’Eva, Agi, qui, elle, a survécu. Une lettre respectueuse, digne et qui nous fait comprendre les conditions du sauvetage du Journal d’Eva :
« J’ignore si vous savez que le dernier jour où je l’ai vue au ghetto, la petite Eva m’a remis son journal en me disant « Faites- y très attention Mariska »…
Madame doit être très triste d’apprendre que, si elle vient à Oradea, elle n’aura plus de maison… J’ai tout de même voulu avertir Madame, ne serait –ce que pour lui dire que je tiens à l’inviter chez moi…
Ensuite celle de la gouvernante d’Eva, Juszti , aussi adressée à la mère d’Eva qu’elle a également élevée. Une lettre où elle se demande si elle n’aurait pas pu sauver Eva :
« Je n’ai pas conscience de l’énergie et la chance que me donnait alors le fait d’être aryenne »
Une lettre qui reproche également à Agi, en termes assez vifs, de ne pas avoir été exactement la maman que souhaitait Eva.
« Toi mon Agi tu n’as pas été à la hauteur ».
C’est par ces deux documents que s’achève le livre.
Carol Iancu en répondant aux diverses questions de la salle au sujet de la situation actuelle des Juifs en Roumanie et en Hongrie a insisté sur la différence entre les deux pays :
La Roumanie, qui n’a plus aujourd’hui qu’une minuscule communauté juive, (environ 6000 personnes au lieu des 800000 de 1939) a entrepris un véritable travail de mémoire au sujet de la shoah. Elle est peu à peu sortie du déni dans lequel elle s’était enfermée durant de longues années. En 2009 un mémorial de la shoah a été édifié à Bucarest. La ville de Bacau, lieu de naissance du grand rabbin Alexandre Safran, a donné à une école et à un boulevard le nom de « Safran », faisant de ce juif un fils de la Roumanie. En Transylvanie (qui appartient aujourd ‘hui de nouveau à la Roumanie) des plaques de commémorations ont été apposées et financées par le gouvernement roumain. En 2011 un colloque international s’est tenu à Iasi à l’initiative de Carol Iancu pour commémorer le pogrom de 1941. Quand on se souvient que la Roumanie fut le dernier pays d’Europe, en 1923, à donner la citoyenneté à sa minorité juive, que l’université de Iasi dans les années 30 injuriait et maltraitait ses étudiants juifs, on mesure le chemin parcouru.
Par contre, en Hongrie où la communauté juive reste beaucoup plus nombreuse qu’en Roumanie (de l’ordre de 80000 à 100000 personnes) la situation des Juifs est devenue difficile depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement ultra nationaliste de Viktor Orban . D’ailleurs l’AJCF s’était fait l’écho en 2012 du retour de l’antisémitisme dans ce pays, en publiant un article de Liliane Apotheker, membre de l’ICCJ (Conseil international des chrétiens et des juifs).
J’invite les lecteurs à découvrir « J’ai vécu si peu »- Journal du ghetto d’Oradea » dont la bouleversante préface que lui consacre Carol Iancu contient le fil rouge du malheur, et le chemin de lecture…
Maud Blanc – Haymovici, coprésidente de l’AJC de Paris – Ouest, agrégée d’histoire