Le 20/03/2014
Il fallait être hier soir au Trocadéro pour répondre à l’appel du CRIF afin de dire stop à l’antisémitisme, pour rappeler la mémoire des soldats, de l’enseignant et des enfants assassinés à Toulouse il y a deux ans, pour entendre Bernard Henri Lévy nous enjoindre de croire en la victoire de notre combat et enfin pour nous rassurer en suivant le ministre de l’Intérieur qui martelait que la place des Juifs Français était en France et que celle-ci ne serait plus le pays dont nous rêvons tous s’il n’y avait plus de Juifs rassurés.
Il fallait être hier soir au Trocadéro, parmi la foule, afin de vibrer avec elle et percevoir ce souffle dont nous avons tant besoin afin de nous relever et ne plus accepter l’inacceptable.
Il fallait être hier soir au Trocadéro, parmi la foule, afin de mettre des mots sur une souffrance qu’on ne savait plus nommer, pour espérer enfin malgré l’inquiétude.
Selon Woody Allen, même les paranoïaques peuvent avoir des ennemis. Aux autres aussi, il arrive de s’inquiéter, quand tous les faits mis bout à bout s’accumulent et qu’ainsi, l’évidence s’impose.
François d’Orcival, dans Le Figaro magazine du 31 janvier, titrait sur l’inquiétude des Juifs de France qui causait une migration vers Israël et l’hebdomadaire Actualité juive soulignait de même dans son numéro du 12 décembre dernier l’augmentation de ces départs de plus de 50% en 2013. Les raisons sont multiples, de la créativité du pays aux raisons spirituelles, de la vitalité économique à l’ensoleillement, de la joie de vivre à la sécurité. Oui, des Juifs ne se sentent plus en sécurité en France, et les assassinats de Toulouse y sont pour beaucoup, mais nombreux sont ceux qui se posent de sérieuses questions qu’il serait imprudent de balayer d’un revers de main. Il y a un sentiment de vulnérabilité qui inquiète et qui obère toute idée sereine d’avenir.
Ainsi, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui heureusement n’est pas le Conseil lui-même, s’obstine par une résolution à inviter ses États membres à prévenir les "violations de l’intégrité physique des enfants". La circoncision est explicitement visée car elle violerait les droits de l’enfant par la pratique d’un tel acte pour une raison religieuse à un âge où tout consentement est impossible. La résolution appelait plus précisément, et de manière quelque peu incohérente, les Etats membres à "définir clairement les conditions médicales, sanitaires et autres à respecter s’agissant des pratiques qui sont aujourd’hui largement répandues dans certaines communautés religieuses, telles que la circoncision médicalement non justifiée des jeunes garçons".
Cet appel est autant un défi aux fondements de la raison qu’à ceux de la foi.
Un défi à la raison, tout d’abord, car dans cette pseudo-logique, pourquoi s’en tenir à la seule circoncision ? Quelle est la vocation des parents, dans tous les domaines et pas seulement dans celui de la foi, sinon celle d’éduquer ou de guider l’éducation de leurs enfants, depuis leur plus jeune âge ? Qui peut s’y substituer ? Et pire, peut-on imaginer qu’avant l’âge de raison, l’enfant doive rester une page blanche, aveugle, sourde et muette, pour que nulle influence prématurée ne viole ses droits ? Pourquoi plonger le nourrisson dans un bain linguistique donné, et lui imposer le choix d’un idiome et de ce fait, de tout l’appareil culturel que chacun véhicule : jetons le bébé avec la langue du bain ! Jusqu’à quel âge interdire toute parole, écoute, école, lecture et toute forme de pratique culturelle ou religieuse ? Pour les enfants, pas de catéchisme, de medersa ou de talmud torah, et pas d’avantage de laïcité ? Juste rien, puis, la raison advenue, par l’opération d’un esprit sanctifié par sa vacuité même, l’édifice de la conscience s’érigera spontanément sur des fondations inexistantes ? Quelle culture pourrait être ainsi transmise ? De plus, passons sur la trouble confusion créée entre circoncision, tatouages, piercing et excision pour plutôt m’étonner d’un argument de ceux qui défendent l’acte de la circoncision en expliquant que ce geste est bon pour la lutte contre les MST ou le sida. Mais c’est nier la possibilité d’un geste purement religieux, sans avantage collatéral, c’est interdire la foi qui ne serait pas soumise à la raison. Ce n’est pas une posture respectueuse de la foi, car ce n’est pas une posture laïque. Si un croyant, quelle que soit sa religion, pose un acte, il doit pouvoir se suffire de sa volonté de respecter ce qu’il pense être la parole divine sans avoir à justifier aux yeux de la société d’un bienfait pour elle. Et quand bien même la circoncision serait pratiquée à une grande échelle, comme aux Etats-Unis, et quand bien même aurait-elle des avantages médicaux reconnus, c’est la volonté de chacun, pour les raisons qui sont les siennes, religieuses ou non, qui doit faire sens.
Défi à la raison, mais aussi défi à la foi. La circoncision des enfants d’Abraham est une pratique millénaire, que le peuple d’Israël n’a abandonnée qu’esclave en Egypte et, parfois, sous le joug nazi. Et même alors, combien de familles bravèrent tous les risques pour ce geste affirmant leur fierté d’être, envers et contre tout, libres dans leur fidélité à un engagement les rattachant à la permanence du judaïsme. Tout autant, le respect de cette part lumineuse de la laïcité qui donne à chacun la possibilité de croire ou pas, de pratiquer ou pas, de transmettre ou pas, est au cœur de notre société française, et les gouvernements récents ont toujours défendu cet élément constitutif du génie de la France, tout comme le président de la République, François Hollande.
Certes, grâce à l’action remarquable du grand rabbin Pinchas Goldschmidt, président des rabbins européens, le secrétaire général du Conseil de l’Europe Thorbjorn Jagland a opposé le démenti le plus catégorique le 11 novembre dernier à Berlin, devant la 28e convention de la conférence des rabbins européens : "Je voudrais dire une chose sans équivoque de manière claire pour vous, ici et maintenant. En aucun cas le Conseil de l’Europe ne veut interdire la pratique de la circoncision". Mais le mal est fait. Dans l’esprit de certains, sera inoculée l’idée que "ces gens" se comportent comme des barbares et qu’il faudra bien qu’un jour ils abandonnent leurs coutumes pour se fondre dans cette supranationalité qui nie toutes les nuances de l’humanité. "Cessez d’être vous-même afin de n’être personne". Depuis 3500 ans, sous une forme ou une autre, c’est le rêve secret de tous les ennemis des juifs, qui sont devenus ensuite les ennemis de l’Humanité. Interdire cet acte de foi juif, c’est nier la liberté religieuse que garantit la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Viendra le jour où ce sera la foi et la pratique de chacun qui seront visées. Mais aujourd’hui, c’est une sorte d’air du temps nauséabond qui risque de frelater tous les rapports humains et de nous ôter le privilège et l’espoir de "faire société", selon la si belle expression de Maurice Godelier. L’antisémitisme indéniable qui frappe à nouveau l’Europe, plus que réveiller sa bête immonde, en enfante les futurs "idiots utiles".
Qu’on permette ici à un rabbin de citer Bernard de Chartres, et aussi en des propos ultérieurs en substance identiques, Pascal et Newton, hommes de science et de foi : "Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux" Le savoir humain devrait-il perdre sa principale vertu, celle d’être une accrétion cumulative et illimitée, et chaque génération devrait-elle du passé faire table rase en se reproduisant à l’identique, telle des colonies d’abeilles, « pures » merveilles statiques ? Voilà non pas ce qui s’inscrit et s’annoncerait sous l’appel à l’interdiction de circoncisions réputées prématurées, mais ce qui se trame en-deçà, sous les motifs qui en sont avancés. Ils révèlent une obsession à massifier, à étêter, à normaliser les comportements, les croyances et les hommes. On aime l’Autre, mais on le préfère Même. Il est tristement révélateur hélas que ces coups de boutoir viennent de l’Europe, de cette Europe désincarnée, à distance immense de ses citoyens qui la rêvaient en ange de paix, de prospérité, de bonheur et de fraternité, et qui la découvrent en marâtre vindicative, arrogante, et tyrannique donneuse de leçon. Il y a urgence à repenser celles de ses institutions qui enfantent, sous le beau nom d’Europe, les pires dérives.
Sous l’Empire romain, les juifs avaient l’interdiction de manger cacher, de pratiquer la circoncision et d’étudier la Thora. Aujourd’hui, d’aucuns veulent interdire l’abattage rituel, l’alliance abrahamique et même les études supérieures à qui observerait le calendrier rituel tout en étant confronté à un intégrisme antireligieux qui existe chez certains et qui empêche toute recherche de solution intelligente. Des jeunes sont partis, et je les connais, car l’université les a forcés à faire le choix impossible de leur foi ou de leur scolarité. Une jeune fille a présenté l’agrégation dans une matière scientifique, et malgré ses notes largement au-dessus de la limite, elle ne l’a pas obtenu car elle n’avait pas présenté un oral qui avait lieu le chabbat. C’est-à-dire que malgré un zéro, elle avait pulvérisé le plafond, ce qui donne une idée de son niveau, et on se prive de ses compétences. Et tant d’autres exemples de jeunes qui veulent étudier en leur université et à qui je ne sais plus quoi dire lorsque la loi ne protège plus leur liberté religieuse.
Qu’on ne me taxe pas ici d’excès et de catastrophisme. Il y a déjà plus qu’un battement d’ailes de papillon dans l’air. Les Maximes des Pères affirment : "Quel est le sage ? Celui qui voit ce qui va advenir." Quand la foi et la raison sont ainsi défiées, il n’y aurait nul besoin d’être paranoïaque pour s’alarmer si nous n’avions pas l’honneur et la chance d’être Français, citoyens d’une République laïque qui jusqu’ici sût si bien réconcilier et faire coexister foi et raison. C’est seulement lorsque la France est fidèle à elle-même qu’elle assure à tous ses enfants un avenir serein.
Il fallait être hier soir au Trocadéro, parmi la foule, afin de frissonner d’émotion en cette ultime Marseillaise qui sonnait comme un appel à la France de toujours, celle de la Fraternité.
Source : Le Huffington Post