En 2010, le Cardinal J. Bergoglio et son ami Rabbin, A. Skorka, publièrent un livre d’entretiens paru en Argentine [traduit en français en 2013], intitulé Sur la terre comme au ciel [1]. Ici, on est dans ce que j’appellerais une théologie en actes ; nous sommes entraînés dans un mouvement qui veut rejoindre, au nom de la Torah et des Évangiles, avant tout le frère, qu’il soit juif, chrétien ou autre. Et j’ajouterai qu’avec des actes et des gestes concrets, le pontificat de François n’est venu que confirmer et amplifier ce qu’ils avaient déjà posé ensemble à Buenos Aires comme amis et complices.
En ce qui concerne la France, au moins trois livres témoignent déjà d’un dialogue quasi-institutionnel. Dès 1977, Pierre Pierrard, qui deviendra plus tard Président de l’A.J.-C.F., à l’époque Professeur d’histoire contemporaine à l’Institut Catholique de Paris, mena un dialogue effectivement d’historien avec le Grand Rabbin de France, Jacob Kaplan [2]. Ensuite,nous avons tous en mémoire l’ouvrage intitulé Le Rabbin et le Cardinal, qui mettait en confrontation amicale le Grand Rabbin Bernheim et le Cardinal Barbarin [3]. Plus récemment, il faut encore mentionner les entretiens du Pasteur Clavairoly (aujourd’hui Président de la Fédération Protestante de France) avec le Grand Rabbin Korsia (actuel Grand Rabbin de France) [4].
Dans le présent livre de dialogue entre Mgr Pierre d’Ornellas, Archevêque de Rennes et Jean-François Bensahel, Président de l’Union libérale israélite de la synagogue de la rue Copernic (Paris), ce qui frappe d’emblée c’est la prise en compte, comme réalité fondamentale, de l’élection d’Israël, cœur du Judaïsme, élection en partage, foyer central qui irradie vers les Nations, vers le Christianisme, fils cadet de la Promesse.
Autant dire que la méditation sur l’élection et ses conséquences est, pour nos deux interlocuteurs, le cœur du dialogue judéo-chrétien, l’origine à partir de laquelle tout commence et se développe. Il faut dire que Mgr d’Ornellas avait déjà attiré l’attention des Chrétiens, il y a plusieurs années, sur cette réalité fondamentale de la Révélation qu’est l’élection, et surtout sur cette donnée que la foi chrétienne ne peut se vivre que greffée sur l’élection d’Israël. Il insistait aussi sur l’indissociabilité entre Élection et Révélation, car c’est précisément en faisant élection avec un Peuple (Israël), que Dieu se révèle pour l’ensemble des Nations. Cet enseignement, il l’avait donné en juillet 2012 dans le cadre des Sessions « Découvrir le Judaïsme : les Chrétiens à l’écoute », des diocèses de l’Ouest, à La Hublais (Rennes) avec ce titre significatif, L’élection d’Israël, une bonne nouvelle pour les Chrétiens [5], intitulé qui définit déjà tout un programme.
Dans le présent livre, Mgr d’Ornellas insiste sur la conviction biblique selon laquelle « l’humanité ne constitue pas une masse uniforme et, d’une certaine manière, indifférente » (p. 155). Si la Bible et ses prophètes partaient de l’universel indifférencié, on aboutirait aux multiples totalitarismes que l’humanité a connus à travers son histoire.
Au contraire, Dieu élit toujours une personne singulière pour élargir ensuite vers l’universel : « La lecture de la Bible, hébraïque et chrétienne, nous renseigne sur la place singulière du ’’fils préféré’’. Celui-ci est aussi un fils aimé, un fils choisi. Dieu procède par élection, c’est-à-dire par choix libre et gratuit. Ce principe d’élection inspire cette parole extraordinaire : ’’Tu as du prix à mes yeux’’ (Es 43,4) Dieu parle à l’élu qu’il chérit ! Pour Dieu, ce fils préféré, lui qui a du prix à ses yeux, est bien évidemment ’’Israël’’. Voilà ce que pense le peuple de la Bible et ce qu’il médite aujourd’hui avec les chrétiens ! » (p. 156).
Et Jean-François Bensahel [6], profondément enraciné dans son Judaïsme, éveillé à la relation chrétienne, notamment par Olivier Clément, chrétien orthodoxe, son professeur d’histoire au lycée Louis-le-Grand, qui fut pour lui un exemple et une inspiration, lui répond : « Il est le Dieu de tous en se révélant comme le Dieu d’Israël, comme le Dieu révélé à Israël » (p. 157). En parfaite consonance avec Mgr d’Ornellas, il insiste sur l’idée d’une élection en partage, dont toute l’histoire du peuple de la Bible témoigne : « En méditant sur l’élection, Israël comprend que la reine de Saba, et les nations, viendront un jour à Jérusalem reconnaître le Dieu révélé à Israël et qu’Israël révère comme l’unique Dieu. Le peuple juif sait très bien que si Dieu a choisi Isaac, il a aussi béni Ismaël. C’est écrit en toutes lettres au chapitre XVII de la Genèse. Mieux encore, il est parfaitement conscient que toutes les nations auront part à la bénédiction d’Abraham. Si le Dieu d’Israël se révèle ainsi, c’est pour dévoiler qu’il est aussi Dieu des autres nations, et qu’il veut entretenir avec elles une profonde relation d’amour » (p. 157). Dès lors, c’est toute personne créée qui a un prix infini pour le Dieu de la Bible. L’Élection est donc le noyau central de ce livre ; l’Alliance (Berit) de Dieu avec son peuple, renouvelée en Christ, procède du même dynamisme : d’un peuple choisi à l’univers entier.
Une fois donnée cette clef de lecture, tout devient cohérent dans leur entretien : La bénédiction mutuelle (chapitre IV), et les convictions des deux amis qui ouvrent ce dialogue : Mgr d’Ornellas : « Moi, catholique, ma dette est immense » (pp. 33-54) ; J.F. Bensahel : « Pour moi, juif, l’existence des chrétiens relève du mystère de Dieu » (pp. 55-75).
Forts de ces convictions de foi, c’est tout naturellement que tous deux nous livrent Six Propositions qui sont autant de tâches à relever par les Juifs et les Chrétiens, autant de défis exaltants pour les cinquante années à venir, après un premier bilan puisque nous fêtons en 2015 les cinquante ans de la Déclaration Nostra Aetate. Les deux auteurs s’en expliquent : « Pour favoriser cette rencontre, nous proposons six chemins de réflexion comme des avenues ouvertes par nos rêves, mais solidement fondées sur nos textes sacrés. Puissent-elles offrir un espace jubilaire pendant lequel juifs et catholiques renforceront leur lien d’amitié ! Alors, ce jubilé sera le temps favorable que Dieu nous offre pour nous guider sur les chemins de la fraternité de telle sorte que le message porté par la religion monothéiste - Israël et le christianisme, lui qui adhère au Dieu d’Israël - apparaisse à la face du monde comme une parole de paix et de fraternité » (p. 244).
Ces six propositions méritent d’être énoncées car elles pourraient constituer autant de pistes concrètes à étudier pour les délégués diocésains pour les relations avec le Judaïsme et leur équipe, ainsi que pour les groupes locaux de l’A.J.-C.F. :
1) Changer le terme ’’Ancien’’ dans l’expression ’’Ancien Testament’’ ;
2) Mettre un terme à l’obsession de la conversion des juifs par les chrétiens ;
3) Lire et relire ensemble les textes pour un bénéfice mutuel ;
4) Associer des paroisses et des synagogues ;
5) Voyage en commun, juifs et chrétiens, en Israël ;
6) Un observatoire de la fraternité entre juifs et chrétiens.
Un livre qui témoigne de la fécondité unique du dialogue judéo-chrétien dès lors que l’histoire des deux traditions religieuses est reconnue et assumée par les partenaires en présence, pour un avenir fait de promesses dépassant même les plus folles espérances humaines.
Bruno CHARMET