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Discours du cardinal Philippe Barbarin en Biélorussie : regard sur le dialogue judéo-chrétien

Du 7 au 11 juin, le cardinal Philippe Barbarin, membre du Comité d’Honneur de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France (AJCF), avec une délégation de « Sources Chrétiennes », s’est rendu en Biélorussie à l’invitation du Métropolite Philarète. Au cours de cette visite le cardinal Barbarin a rencontré les communautés catholique, orthodoxe et juive, et s’est recueilli à Kurupati, lieu de massacres durant l’ère stalinienne. Il a remis à l’Église orthodoxe et à l’Église catholique une collection des ouvrages de "Sources chrétiennes" (écrits des Pères de l’Église, NDLR). Par ailleurs, lundi 8 juin, le cardinal a reçu le titre de Docteur Honoris Causa de l’Institut de Théologie Saints Méthode et Cyrille de l’Université d’État de Minsk. Voici le discours qu’il a prononcé à cette occasion, regard sur le dialogue judéo-chrétien.

Éminence,
Madame et Messieurs les ambassadeurs,
Monsieur le Recteur,
Messieurs les représentants du corps professoral,
Monsieur le Président,

Profondément reconnaissant et ému de l’honneur qui m’est fait de recevoir dans votre Université, au sein de l’Institut de Théologie des Saints Méthode et Cyrille, le doctorat Honoris Causa, tout à fait immérité, je voudrais dire mes vœux fervents et amicaux aux éminents professeurs et chercheurs, ainsi qu’aux étudiants de cette noble Institution. Je voudrais également assurer le peuple biélorusse de ma proximité spirituelle et de ma prière.
Puisqu’on m’a laissé la liberté de choisir le sujet d’un bref entretien pour vous exprimer ma gratitude, je souhaite porter devant vous un regard sur la situation actuelle du dialogue entre les juifs et les chrétiens. Tant d’événements se sont passés depuis cinquante ans que je me contenterai d’en évoquer quelques-uns, qui me paraissent significatifs et qui ont entraîné un changement considérable dans nos relations.

Peu après son élection, le Pape Jean XXIII a reçu l’historien français Jules Isaac, qui lui a montré la réalité de ce qu’il appelle « l’enseignement du mépris ». Ces paroles distillées dans la catéchèse chrétienne, et même dans la liturgie, ont eu un effet désastreux, et ont introduit au fil des siècles un regard profondément injuste et blessant sur le peuple élu. Touché par cette rencontre, Jean XXIII, dans l’impulsion donnée au Concile Vatican II dont les axes majeurs définis par lui furent l’aggiornamento de l’Église et l’unité des chrétiens, demanda aussi une réflexion sur la nature du lien et la qualité du dialogue entre les juifs et les chrétiens. Et il confia cette mission à la vigilance particulière de celui qui allait devenir le cardinal Augustin Béa. Cette recherche, longue et difficile, du Concile Vatican II aboutit à la publication du décret Nostra Aetate sur le dialogue inter-religieux, dont le paragraphe 4 est consacré à la religion juive.
Il est intéressant de noter que peu après, le dialogue avec les juifs change de place, si l’on peut dire, dans « l’organigramme » de l’Église catholique. Il quitte l’orbite du dialogue inter-religieux. La Commission des Rapports avec le Judaïsme se trouve désormais, et depuis quelques décennies déjà, rattachée au Conseil Pontifical pour la Promotion de l’Unité des chrétiens. Cela indique que, parmi toutes les religions, les juifs ont pour nous une place à part et qu’ils sont regardés par les Églises et communautés chrétiennes comme une racine commune, comme des frères aînés dans la grande aventure de l’Alliance.

Parallèlement chez les juifs, un travail analogue est mené pour donner aux rabbins et à l’ensemble de la communauté des repères dans le dialogue avec les chrétiens. Il convient de nommer ici, en premier lieu, la grande figure du rabbin Joseph Soloveitchik qui écrivit en 1964 une sorte de charte du dialogue avec les catholiques, connue sous le nom des « Articles de Soloveitchik ». Originaire d’une famille aristocratique de Lituanie, disparu en 1993, le rabbin s’intéressait à toutes les formes du dialogue inter-religieux. Il enseigna jusqu’en 1986, chaque mardi soir, à Manhattan, où il commentait le Talmud devant des étudiants passionnés, les persuadant que les croyants peuvent et doivent se parler, puisqu’ils ont reçu la grâce de la foi.
Le rabbin Soloveitchick s’est intéressé au travail de nombreux théologiens chrétiens. L’événement qui l’a marqué le plus fut la visite que le Cardinal Bea, grand artisan de l’œcuménisme et du rapprochement avec les juifs, lui a rendu en 1970, à Boston.
La seule peur qui l’habitait était que sur la voie d’un prétendu dialogue inter-religieux, on en vienne rapidement à dériver vers la sécularisation, en n’évoquant rien d’autres que des valeurs humaines.

Cet élan nouveau de la rencontre avec les juifs a connu une étape majeure avec la visite du Pape Jean-Paul II à la synagogue de Rome, en 1986, et l’habitude prise d’un contact avec la communauté juive, lors de chacun de ses voyages. Le Pape Benoît XVI poursuit fidèlement cette tradition : dès son premier déplacement en Allemagne pour les JMJ, durant l’été 2005, il a tenu à visiter la synagogue de Cologne. Et nous venons de suivre avec intérêt son voyage récent en Terre Sainte au mois de mai.

Permettez-moi de mentionner l’action particulière du cardinal Jean-Marie Lustiger. Son histoire personnelle est marquée par la blessure ineffaçable du désastre de la Shoah. Un matin de février 1943, sa maman est enlevée à son domicile parisien et périra quelque temps plus tard, victime de l’holocauste à Auschwitz.
Devenu archevêque de Paris en 1981, il a expliqué et mis en oeuvre au long de son épiscopat cette conviction que le christianisme, pour être fidèle à sa vocation et croître vers le Royaume, doit retrouver ses racines et, par elles, toute la sève de l’amour de Dieu qui vient de l’élection divine. Lié d’amitié avec le rabbin Israël Singer de New York, il chercha avec lui à faire progresser les relations judéo-chrétiennes.

En janvier 2004, j’ai eu l’occasion de participer à une rencontre impressionnante, à l’invitation du Congrès juif mondial. Une vingtaine de grands rabbins et une vingtaine de cardinaux et archevêques, venant du monde entier, ont commenté, chacun à son tour, durant trois journées particulièrement intenses, les phrases de la Torah que Jésus désigne comme « le grand commandement » : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit … et tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
J’entends encore le rabbin Israël Singer me dire au cours de ce colloque : « Regardez tout ce qu’a fait Jean-Paul II - notamment durant son voyage à Jérusalem, en mars 2000. Maintenant c’est à nous de prendre la suite et d’aller de l’avant. Que pouvons-nous faire ensemble ? » Lors de cette rencontre, je me trouvais assis à côté du rabbin Gilles Bernheim, devenu depuis grand rabbin de France, avec qui je me suis lié d’amitié. A sa demande, quelques années plus tard, nous avons entrepris un dialogue sur le fond de notre foi, qui se déroula durant les six premiers mois de l’année 2007.

En ce domaine où les rencontres se multiplient et se diversifient, j’ai eu cette année l’occasion de participer à deux événements significatifs.
Le premier fut l’intervention hautement symbolique du rabbin Shear Yashouv Cohen, au début du Synode romain sur la Parole de Dieu, en octobre 2008. Il était beau de voir des évêques du monde entier réunis autour du Saint-Père, en présence des délégués des autres Églises chrétiennes, écouter un rabbin nous expliquer - comme un frère aîné -, que dans nos communautés la Parole de Dieu est une source d’eau vive qui irrigue tout : la prière, la vie familiale et communautaire, le service des pauvres, l’enseignement de la foi…
Plus récemment, au mois de mars de cette année, je me suis rendu à New York et Washington avec le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris, et une délégation significative d’évêques et de théologiens français. Nous avons eu une rencontre étonnante avec un groupe de rabbins, disciples et héritiers du grand rabbin Joseph Soloveitchick. Le plus éminent d’entre eux, le rabbin Charlop, nous a expliqué qu’il souhaitait une réflexion avec nous sur le dialogue judéo-chrétien, conscient que les articles de Soloveitchick, écrits il y a plus de quarante ans, demandaient à être revus après tant de chemin parcouru dans l’amitié judéo-chrétienne. Il désirait réfléchir avec ses collègues rabbins et nous-mêmes sur la manière de renouveler ce dialogue. Dans les années 60, Soloveitchick, par prudence, avait demandé qu’on évite les sujets théologiques. Il proposait qu’on s’attache surtout à des œuvres de miséricorde à accomplir ensemble dans le monde pour manifester que l’amour de Dieu doit atteindre tous ses enfants.
Notre réunion avait lieu peu de temps après les déclarations abjectes d’un évêque négationniste, mais nous avons compris que nos interlocuteurs, éclairés par la réaction du Pape après ce scandale, savaient faire la différence entre l’Église catholique et un évêque intégriste. Ils voulaient voir avec nous comment pouvait être enseignée la Shoah, quelle place ce désastre incommensurable, issu de la volonté d’extermination de tout un peuple, devait s’inscrire dans l’Histoire et y trouver sa place unique.

La vie des nations a été maintes fois marquée par ces actions monstrueuses. Les débuts du XXe siècle ont vu le génocide arménien où plus d’un million de chrétiens ont péri du seul fait qu’ils étaient arméniens. De jeunes juifs de Lyon ont fait récemment un voyage au Rwanda-Burundi, dix ans après le génocide de 1994, pour comprendre cet événement effrayant et le mettre en relation avec la Shoah. La liturgie juive, lors de la fête de Pourim, commémore et célèbre la délivrance du peuple élu grâce à l’intervention audacieuse de la reine Esther auprès du roi Assuerus. Mais pourquoi Dieu n’a-t-il pas écouté la prière de son peuple durant l’holocauste ? Comment prier et croire après la Shoah, demandent beaucoup de juifs et de croyants d’autres religions ? Peut-on donner aujourd’hui une place à la Shoah dans la prière et la liturgie juives ?

Ensemble, nous avons essayé aussi d’énoncer différents thèmes que nous pourrions travailler et qui nous permettraient de progresser dans le dialogue. Cette question n’est pas propre à notre colloque. On peut discerner la même intention dans l’échange de discours qui a eu lieu entre le rabbin Nétanael Teitelbaum et le Pape Benoît XVI durant les JMJ de 2005.
Il nous a semblé que nous pouvions parler de thèmes bibliques comme celui de la miséricorde et de la transmission de nos traditions (« Je vous ai transmis ce que j’ai moi-même reçu … »). C’est le binôme kabbale et massorah, constitutif de l’enseignement dans le judaïsme et le christianisme. Nous pouvons – et peut-être aussi nous devons - parler de la prière, de la grâce d’avoir « un cœur qui écoute », et de la recherche du silence. Beaucoup de sujets d’ordre anthropologique et social sont pour nous des préoccupations communes dans le domaine de l’éthique médicale, de la justice sociale et de la répartition des richesses dans le monde, du rapport entre nos religions et la sécularisation ambiante, de la morale sexuelle, de la présence des extrémismes religieux, du rapport entre les religions et l’État, des racines de la démocratie…

Personnellement, et pour conclure ce petit entretien qui ne doit pas être trop long, je propose que nous menions de concert une réflexion théologique et une action concrète. Le monde attend de nous la mise en oeuvre de la miséricorde de Dieu auprès de ses enfants qui en ont le plus besoin. Pourquoi ne pas agir ensemble et gratuitement dans des pays pauvres ? Auprès des malades – atteints du sida, par exemple -, auprès des personnes âgées ou des prisonniers ?
Parallèlement, je crois qu’il y a beaucoup de profit à mûrir une réflexion théologique sur la prophétie. Certes, juifs et chrétiens, nous lisons les prophètes, mais j’ai l’impression qu’ils ont pris une place seconde dans la liturgie juive. La section des prophètes qui est lue chaque sabbat est choisie en fonction du passage de la Torah (paracha). Chez les chrétiens où l’Évangile, bien sûr, occupe une place centrale, la lecture des prophètes se limite parfois à un éclairage d’appoint. Je crains que la défense légitime de nos institutions n’en vienne à nous faire perdre le sens de la parole prophétique, par laquelle Dieu intervient dans notre histoire et garde toujours le droit de la bousculer.
Déjà, dans la seconde épître de Pierre, on voit ce danger énoncé. L’Apôtre craint que ceux qui ont été illuminés par le Christ n’en viennent à minimiser ou mépriser les écrits prophétiques. Lui qui a été témoin oculaire de « la gloire de Dieu resplendissant sur le visage du Christ », à la Transfiguration, exhorte la communauté chrétienne à tenir encore plus fermement à la parole prophétique. Même si le Christ est la lumière des nations, il ne faut pas oublier de le regarder comme « une lampe qui brille dans un lieu obscur jusqu’à ce que le jour commence à poindre et que l’Astre du matin se lève dans nos cœurs » (2 P 1, 19).

Il me semble que nous pouvons faire ensemble ce chemin de retour à l’humilité. Dans le contact avec les chrétiens, les juifs peuvent réveiller leur foi dans le droit de Dieu à intervenir dans l’histoire de son peuple, en particulier par la grande espérance de la venue du Messie. En poursuivant le contact avec les juifs, les chrétiens peuvent retrouver le sens de leurs racines et contempler avec davantage d’humilité Celui qui est à la fois la gloire d’Israël son peuple et la révélation (apocalypse), le dévoilement pour toutes les nations de ce qu’elles sont en vérité (cf. Luc 2, 32). Jésus, que nous regardons comme le Messie et le sauveur du monde sera toujours un mystère qui nous dépasse et, parmi toutes les nations, celle de nos frères aînés, les juifs, tient une place unique pour nous aider à Le découvrir davantage.
Je prie pour qu’Il soit au centre de la vie et de l’action de chacun, chez vous en Biélorussie comme en France et dans mon diocèse de Lyon.

Philippe card. Barbarin

Source : http://lyon.catholique.fr/?Le-cardinal-Philippe-Barbarin-en