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Retour de Manchester, par Liliane Apotheker

Après celles de Cracovie et de Berlin, la conférence annuelle de l’ICCJ se déroulait cette année à Manchester et avait pour thème les défis du multiculturalisme et la richesse qui découle de ce nouvel aspect de la vie en société. La responsabilité sociale venait ainsi s’inscrire tout naturellement après des temps forts dans des lieux qui les années précédentes évoquaient la mémoire. C’est une suite logique, il faut tirer les enseignements de l’Histoire pour qu’elle ne soit plus munie de cette grande hache que lui prête Georges Perec.

Manchester, une ville industrielle du Nord de l’Angleterre a une vieille tradition d’accueil et s’enorgueillit d’une centaine de langues différentes parlées dans cette grande agglomération urbaine. La communauté juive, bien établie, compte à peu près 35 000 personnes et a de nombreuses institutions et synagogues. Il s’agit d’une communauté plutôt observante vivant en bonne intelligence avec de nombreuses communautés musulmanes qui sont plus récentes et en pleine expansion.

La soirée d’ouverture de cette rencontre qui célébrait les 70 ans du Conseil des Chrétiens et des Juifs au Royaume-Uni a eu lieu dans la salle des fêtes de la mairie de Manchester et en présence de représentants des communautés religieuses et de nombreux membres du conseil communal.

La grande diversité de la population et des religions était visible au sein même de ce conseil, ce qui frappe d’ailleurs d’emblée les congressistes français peu habitués à cette mosaïque humaine.

Les nombreuses conférences et ateliers se sont déroulés dans les locaux d’une école pour jeunes en grandes difficultés scolaires, et issus de milieux défavorisés. Cette école, construite avec des fonds publics, est récente et peut déjà se targuer de résultats excellents. L’équipe pédagogique que nous avons pu rencontrer entre deux conférences jouit d’une grande liberté d’action et poursuit son projet avec autant d’âme que d’enthousiasme.

Notre premier conférencier, M. Clive Lawton, co-fondateur de Limud en Angleterre, a campé le ton en nous demandant si le multiculturalisme est bien l’affaire d’une organisation comme la nôtre (l’ICCJ) qui s’occupe de dialogue judéo-chrétien. Il y a à peine 50 ans, notre monde occidental était très différent : essentiellement monoculturel et volontairement ignorant.
Les grandes métropoles sont fières aujourd’hui d’être des villes mondes qui rendent visibles les différences. Le combat antiraciste d’avant les années 1980 a laissé la place au multiculturalisme qui aspire à défaire les stéréotypes qui cantonnaient les personnes dans leur identité d’origine et à les remplacer par le respect de leur différence rendue visible.
Nos religions gardent leurs aspirations respectives : le Judaïsme ne cherchant pas à convertir célèbre sa singularité et cherche quelquefois à vivre séparé. Il est cependant toujours sensible à la différence et aux difficultés que peuvent éprouver d’autres groupes minoritaires. Le Christianisme s’applique à rayonner et par son action sociale à l’égard de ceux qui sont radicalement différents encourt quelquefois le risque de s’imposer. C’est au prix de ce risque que se déploie l’action de responsabilité sociale chrétienne. Ensemble Juifs et Chrétiens peuvent créer un espace sociétal nouveau dans lequel s’exprimerait la diversité propre à chaque groupe et où le respect pour autrui se développerait en un intérêt véritable. Une mise en garde et elle est de taille est que cette affinité finalement assez nouvelle entre Juifs et Chrétiens fasse bloc, voire barrage aux autres. À Manchester, cela ne semble pas être le cas. Les communautés juives et musulmanes se retrouvent sur un terrain commun : leur degré d’adhésion à la pratique religieuse. Elles sont toutes les deux pieuses et observantes et subissent les mêmes pressions venant d’un monde sécularisé qui comprend mal leur attachement aux rites, attaquant la circoncision ou l’abattage rituel. Il y a bien sûr des entraves à cette entente cordiale : des versets problématiques dans le Coran, abordés avec une grande honnêteté intellectuelle par les intervenants du colloque et bien évidemment l’importation du conflit du Moyen-Orient. Il n’y a là rien d’étonnant, et malheureusement rien de nouveau pour nous. C’est le manque d’empathie pour les victimes de l’autre bord dans ce conflit qui met à mal ce dialogue franc et ouvert qui par ailleurs semble être un partage où presque tout est possible. Les Juifs comme les Musulmans envoient leurs enfants dans des écoles confessionnelles et veillent au bon niveau de l’enseignement qu’ils reçoivent. Si celui-ci est de qualité les enfants sont fiers de leur école et fiers de leur appartenance religieuse. Cette confiance semble faciliter les bonnes relations entre communautés, il s’agit d’un modèle très différent de celui que nous connaissons. Ajoutons que si ces jeunes portent la kippa, le voile et la croix, ils portent avec une égale fierté l’uniforme, un signe d’appartenance à l’institution scolaire qui a la tâche de les éduquer. Nous comprenons ainsi que les identités peuvent être fragiles, cherchant dans le repli sur soi la meilleure défense contre des pressions extérieures et que la fierté n’est pas forcément une revendication identitaire.

La Baronne Dr Julia Neuberger , rabbin d’une grande synagogue libérale de Londres, nous a fait part de son rêve qu’elle souhaite transformer en réalité avant qu’elle ne quitte sa charge . Il s’agit de la création d’une école multiconfessionnelle, où les enfants apprendraient le grec, le latin, l’hébreu ou l’arabe, et où l’enseignement de l’histoire ne laisserait pas de côté les épisodes douloureux des guerres coloniales par exemple. On se prend à rêver à un tel modèle pour notre école laïque qui est multiconfessionnelle par ses élèves, mais qui ne fait pas vraiment droit à la diversité, du moins pas encore.

Le professeur Pui Lan Kwok nous a parlé de nos nouveaux voisins dans les pays non-occidentaux afin de situer le dialogue judéo-chrétien dans un contexte globalisé. L’histoire du peuple juif, fidèle à sa foi et croyant à l’intervention de Dieu dans l’Histoire, libérant son peuple de l’oppression est paradigmatique pour certains pays anciennement colonisés. L’alliance entre Dieu et un peuple y est une source d’inspiration. Néanmoins, sans une éducation à une connaissance plus approfondie des avancées du dialogue, on risque fort de retrouver des préjugés antijudaïques qui nous sont encore très familiers.
Dans ces pays, les femmes par exemple subissent encore l’oppression de structures patriarcales. Jésus est pour elles celui qui s’attaque à ces tabous qui viennent tout droit de l’Ancien Testament, le féminisme trouverait ainsi sa source dans les Evangiles.
L’Occident seul ne définit plus la modernité : que savons-nous de ces modernités multiples si différentes de notre modèle ?

Comment conclure cette somme modeste de rencontres riches en substance, d’une grande honnêteté intellectuelle et si fraternelles ? L’ICCJ est un lieu de parole sanctuarisé, la confiance y règne. On peut y apprendre que même ce qui est très loin de nous est à notre portée si nous voulons bien nous donner la peine de sortir de notre mode de pensée, et de développer une conscience capable de pluralité, en bref de vivre notre religion comme une inspiration, pas comme une forteresse.

L’année prochaine, la ville d’Aix-en-Provence et nos groupes d’Amitié judéo-chrétienne accueilleront cette conférence extraordinaire. Nous aborderons notre modèle français, celui de la laïcité et honorerons la mémoire de Jules Isaac. Le modèle multiculturel est riche mais en perte de vitesse, notre modèle de laïcité saura-t-il se nourrir des bienfaits et de l’expérience du dialogue judéo-chrétien pour se régénérer ?

Liliane Apotheker , 17 juillet 2012


Textes des conférences disponibles petit à petit sur le site de l’ICCJ