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Itinéraires d’Eliane Amado Levy-Valensi

Préface de Franklin RAUSKY
par Sandrine SZWARC
Éd. Hermann, 2019, 360 p., 29,50 €

Par cet ouvrage, Sandrine Szwarc livre un travail très précieux, attendu depuis des années par toutes celles et tous ceux qui ont été nourris, stimulés et inspirés par la pensée d’Éliane Amado Lévy-Valensi (1919-2006), par ses nombreux livres, ses conférences, son enseignement en France et en Israël. Il s’agit du premier livre sur cet auteur, seuls quelques articles lui ayant été consacrés jusqu’à présent.

Philosophe et psychanalyste juive, Éliane Amado fut aussi exégète, attentive également aux écrits du Zohar. Grande figure du Colloque des Intellectuels Juifs de langue française dans les années 1960 et début 1970, seule femme dans le comité préparatoire aux côtés d’André Neher, d’Emmanuel Levinas, de Léon Askénazi, de Jean Halpérin, elle fut délaissée par les intellectuels français lorsqu’elle fit son alya en Israël en 1968, suite à la guerre des Six-Jours. Elle enseigna alors la philosophie à l’université de Bar-Ilan.

Un domaine encore méconnu de son œuvre et qu’il était largement temps de redécouvrir et d’étudier fut son engagement dans le dialogue judéo-chrétien. Bien des aspects de sa pensée dans le dialogue juifs-chrétiens étaient à mettre en valeur, ainsi particulièrement son livre, La Racine et la Source (éd. Zikarone, Paris, 1968) dont beaucoup d’articles repris sont émaillés de réflexions sur la signification du christianisme et son lien avec le judaïsme. L’AJCF constituera, pour É. Amado Lévy-Valensi, dès les années 1960, un lieu privilégié où elle pourra particulièrement épanouir et affirmer ses intuitions en ce domaine et la revue Sens recueillera nombre de ses conférences. Aussi, un an après son décès, la revue Sens se devait de lui consacrer un numéro entier, en mai 2007, avec la publication de toute une correspondance inédite avec sa grande amie, sœur Bénédicte, de la Congrégation de ND de Sion, ainsi que la reprise d’un entretien avec Michel Kubler pour le quotidien La Croix.

Il était important de rappeler ces quelques jalons pour apprécier encore davantage, cette fois-ci en connaissance de cause, le grand travail réalisé par Sandrine Szwarc qui retrace de façon très riche, très fine, avec à la fois grande sensibilité, empathie et rigueur, les multiples facettes de la vie et de la pensée d’Éliane Amado Lévy-Valensi ; elle accompagne toutes ces pages d’une vaste bibliographie primaire et secondaire, précédée d’une iconographie très émouvante. Ce livre est le résultat d’une longue enquête sur les traces de cette philosophe, aussi bien en France qu’en Israël, avec une analyse très fouillée de ses itinéraires ; S. Szwarc met ici un pluriel et l’on comprend progressivement pourquoi lorsque l’on suit pas à pas sa vie, si intense et si tragique aussi, la déportation et l’extermination de sa mère à Auschwitz, « plaie béante jamais cautérisée », ses deux divorces, sa décision si courageuse de quitter la Sorbonne alors qu’elle était à l’époque en pleine reconnaissance par ses pairs, pour réaliser son alya en Israël et redémarrer une carrière universitaire à 50 ans en enseignant la philosophie en hébreu…

Sandrine Szwarc, en historienne avertie, revisite et restitue avec une extrême minutie l’histoire de sa famille, ses origines sépharades, italienne et salonicienne, mais aussi le contexte de l’entre-deux-guerres, la période de la guerre (non seulement sa mère, mais un oncle et un cousin disparaîtront dans la Shoah), sa volonté, après la tragédie, de poursuivre ses études philosophiques et psychanalytiques au plus haut niveau : elle sortira major du concours de l’agrégation de philosophie, et sera titulaire de trois doctorats. Mais cette excellence universitaire ne doit pas nous faire perdre de vue qu’elle ne cessera jamais de vouloir innover, pratiquant l’interdisciplinarité (philosophie, psychanalyse, pensée juive) à une époque où chacun défendait jalousement sa propre discipline, replié sur lui-même.
Bien d’autres dimensions de sa vie et de sa pensée sont ici restituées avec une multitude de documents à l’appui (on suit, par exemple, avec le plus grand intérêt, les très nombreux extraits de sa correspondance inédite, très instructive, avec André Neher qui l’aida beaucoup dans sa carrière universitaire et avec lequel elle était très proche, celle avec Vladimir Jankélévitch, avec Jean Wahl, ou encore avec sa grande amie de jeunesse, du temps de leurs études universitaires, Francine Bloch, avec laquelle elle entretiendra une correspondance toute sa vie.
S. Szwarc nous fait aussi sentir la grande cohérence de sa pensée entièrement ressourcée dans la Bible et la tradition juive ; sa volonté, également, de faire découvrir à l’Occident son « secret perdu » et constamment occulté : la source juive, le judaïsme ; sa vision si forte et si biblique du couple qui lui fait repenser autrement que Simone de Beauvoir la place de la femme, son émergence, sa mission et son affirmation face à une société encore largement ‘virilocentrique’ ; sa pratique, à côté du dialogue judéo-chrétien, du dialogue judéo-musulman avec son ami Moncef Chelli trop tôt disparu…

Un livre d’une grande richesse, aux multiples facettes, sur une grande dame dont il était temps d’évoquer la vie et la pensée si marquantes.

Bruno CHARMET