Roger Klotz, président du groupe de Marseille de l’AJCF nous propose une étude stylistique du poème Le Messie d’Ecbatane, extrait d’ « Écoute Israël » - les Rives de Babel d’Edmond FLEG, paru dans « Amitiés France-Israël », n°52, Février 1960
Edmond
Fleg est un écrivain français de la première moitié du vingtième siècle. Avec Ecoute Israël, il a voulu écrire une œuvre épique d’inspiration juive, qui soit un peu le pendant de La légende des siècles. A partir de 1913, il écrit sur ce sujet des poèmes qui ont été publiés dans diverses revues. En février 1960, Amitiés
France-Israël font ainsi paraître, dans leur numéro
52, Le Messie d’Ecbatane, extrait d’Ecoute
Israël – les rives de Babel.
Le texte est inspiré par le Livre d’Isaïe, et plus précisément par la phrase de la Bible « Ainsi parle l’Eternel, à son Messie, à Cyrus ».
Le poème évoque donc Cyrus décidant de mettre fin à l’exil des Juifs à Babylone. Les deux premières strophes, composées d’alexandrins, évoquent les souffrances passées d’Israël à Babylone et soulignent les nouvelles intentions de Cyrus. Les trois strophes suivantes, composées d’octosyllabes, expriment les prophéties messianiques d’Isaïe. La dernière strophe, composée d’alexandrins, montre comment la prophétie d’Isaïe est reçue par Cyrus et par le peuple hébreu. L’alternance entre
alexandrins et octosyllabes permet de distinguer le message prophétique de la partie plus narrative. On constate que le discours d’Isaïe est enchâssé dans la partie narrative. C’est peut-être la ce qui fait du poème un tout. Nous attendons donc des procédés de style narratifs, descriptifs, oratoires et artistiques.
Nous rencontrons essentiellement un vocabulaire issu de la Bible. C’est ainsi le cas de l’expression constituant le titre du poème, « le Messie d’Ecbatane » ; Ecbatane est en effet une ville de Mésopotamie, située au nord-est de Babylone, prise par Cyrus qui, dans Isaïe, 45, 1, a le titre ’ « oint », de Messie. Le titre reprend donc très exactement une indication biblique. On comprend donc qu’Edmond Fleg évoque également « le roi Cyrus », dont le nom apparaît deux fois dans ce poème. Le poète emploie aussi le terme de « Messie » ; ce titre, accordé ici à Cyrus, semble annoncer « le Messie éternel » dont parle le dernier vers. A travers l’évocation du roi libérateur des Judéens, le poème semble ainsi exprimer, on le voit, l’importance de l’espérance messianique dans la
pensée juive. Le poème évoque l’âme d’Isaïe, dialoguant avec Cyrus. Au terme de « prophète »,
Edmond Fleg préfère celui de « Voyant »
qui, suggéré par la Bible, a peut-être une valeur à la fois prophétique et poétique : le prophète, parce qu’il est inspiré, l’Inspiré qui pré-voit l’avenir, est celui qui annonce d’une manière poétique un monde meilleur. On voit également apparaître « le roi Manassé » qui, selon une tradition juive, aurait martyrisé le prophète Isaïe. Il y a aussi une évocation du premier Temple en destruction ; Il est enfin question des « Hébreux captifs ». Edmond Fleg se situe bien, on le voit, dans le sillage de la tradition biblique. C’est que son poème
exprime, d’une certaine façon, un humanisme messianique.
A cet ensemble de noms, directement inspiré de la Bible, il faut ajouter le nom de Zoroastre :
« Alors le roi Cyrus, instruit par Zoroastre »
Edmond
Fleg précise bien ainsi que le roi Cyrus ne se situe pas personnellement dans le droit fil d’Israël, qu’il appartient à une culture plus spécifiquement persane mais qu’il lui arrive cependant d’entendre la Voix de l’Eternel. Cette notation, qui souligne le côté original de la pensée de Cyrus, donne un peu au texte son
aspect épique : les desseins de Dieu ne se manifestent
pas forcément par ceux qui sont ses serviteurs habituels. Cela permet en fait à Edmond Fleg de souligner la grandeur du personnage. Ainsi, Cyrus devient en quelque sorte ici un personnage épique.
A cet ensemble de mots s’ajoute un vocabulaire plus symbolique. Le mot « cèdre » apparaît plusieurs fois : il y a d’abord le « cèdre de Juda » ; on trouve ensuite « un cèdre par Dieu chez les Perses planté » ; on a enfin « le cèdre géant par le mort habité ».
Les trois emplois de ce mot permettent de faire ressortir certains aspects symboliques du mot. La référence au royaume de Juda et à la Perse permet d’évoquer les lieux où cet arbre pousse et fait penser au cèdre du Liban qui apparaît comme une allégorie de la grandeur et de la force. Dans le Cantique des cantiques, le cèdre est un symbole d’incorruptibilité. C’est donc avec du cèdre que fut construite la charpente du Temple de Salomon. Cet arbre est
donc, on le voit, un symbole d’immortalité. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant disent :
« Le Christ est parfois représenté au coeur d’un cèdre. »1
Edmond
Fleg a donc pu facilement imaginer que l’âme d’Isaïe
se soit abritée en un cèdre de Perse.
L’utilisation symbolique de ce mot fait de ce texte autre chose qu’une adaptation libre de la Bible et lui donne son caractère
poétique. L’humanisme messianique d’Edmond Fleg s’exprime, on le voit, par la poésie.
Ainsi, Le
Messie d’Ectabane apparaît comme une petite épopée spirituelle.
L’étude des procédés de style va-t-elle confirmer ce que vient de nous apporter l’examen du vocabulaire ?
Nous
rencontrons tout d’abord quelques procédés
narratifs. On note ainsi, en début de strophes, l’utilisation
de mots temporels :
« Quand
le roi Manassé, sous les dents de la scie …
Alors, le roi Cyrus, instruit par Zoroastre …
Et,
dans les échos bleus que le silence accueille …
Et
Cyrus écoutait le feuillage dans l’ombre … »
Ces mots
soulignent d’une manière simple et claire la
chronologie et semblent donner au texte une forme lyrique et épique
à la fois. L’ensemble permet de faire ressortir
l’importance du message contenu dans les trois derniers vers :
« Le
Voyant, pour hâter la venue annoncée
Faisait
de l’idolâtre aux Hébreux fraternel,
Un des
noms passagers du Messie éternel. »
Le récit
permet, on le voit, de déboucher sur l’annonce du
« Messie éternel », faisant ainsi du
Messie d’Ecbatane un poème messianique.
Nous
avons enfin, dans la dernière strophe, l’anaphore du mot
« Et » :
« Et
Cyrus écoutait le feuillage dans l’ombre,
Et le
temple gisait en gémissants décombres,
Et les
Hébreux captifs sanglotaient de ferveur,
Et le
monde enchaîné mendiait un sauveur. »
L’anaphore
est habituellement un procédé oratoire. Nous notons
qu’il donne ici au récit un caractère lyrique.
L’auteur l’utilise donc comme un procédé
narratif destiné à souligner l’aspect poétique
du texte, à l’inscrire en quelque sorte dans la
perspective d’une épopée biblique.
Nous
avons également quelques procédés descriptifs.
Nous rencontrons tout d’abord une métaphore, « sous
les dents de la scie ». Cette image rappelle, dès
le premier vers, le mal fait à Israël par le roi
Manassé ; elle semble donc annoncer l’importance
que l’auteur accorde à l’allégorie du
cèdre sur laquelle le poème est bâti :
Parce que le cèdre a constitué la charpente du Temple
de Salomon, il peut contenir l’âme du « Voyant
mort » et devenir ainsi le symbole même de
l’Espérance messianique. Une dernière image est
constituée à partir du feuillage des arbres à
travers lequel le prophète s’exprime :
« Isaïe
lui parla, de la lèvre des feuilles, …
Et Cyrus
écoutait le feuillage dans l’ombre… »
Nous
avons là un ensemble métaphorique qui évoque,
à partir du bruit doux du feuillage dans la nuit, tout le
discours du prophète. C’est peut-être l’emploi
des images qui donne au texte son caractère à la fois
poétique et mystique. Henri Suhamy souligne l’importance du
symbolisme dans l’emploi des mécanismes métaphoriques
et il ajoute :
« La
métaphore, surtout si on lui trouve une dimension anagogique,
c’est-à-dire ouverte à une interprétation
de haute portée, traduit l’intuition mystique que les
hommes, notamment les poètes ont de l’unité de la
Création et de la signification spirituelle des choses
matérielles. »2
On a
aussi quelques procédés oratoires : le discours
d’Isaïe est souligné par des vers octosyllabiques
qui constituent une rupture par rapport aux alexandrins du récit.
La première strophe de ce discours, qui reprend des prophéties
bibliques, est constituée de phrases simples destinées
à frapper :
« -
Le loup vivra près de l’agneau,
La brebis
près du lionceau … »
Le futur
s’oppose ici aux temps du passé qui constituaient le
récit et donne bien au passage son ton prophétique.
Nous
avons également, parmi les procédés oratoires,
une apostrophe que souligne des oppositions de mots :
« Païen,
je te sacre Messie
Pour
libérer mon peuple saint. »
Le mot
« païen » s’oppose d’abord à
« Messie », puis à « peuple
saint ». Cette double opposition montre peut-être
que la notion de vocation ne dépend pas des convictions
religieuses mais de la seule décision de Dieu. Cyrus
semble être ici désigné par l’Eternel pour
devenir en quelque sorte l’annonciateur des temps messianiques,
de cette époque où, grâce à la
reconstruction du Temple, le loup côtoiera l’agneau.
Nous
avons enfin des procédés artistiques. Nous avons ainsi
une série d’allitérations dans le vers :
« Et
le temple gisait en gémissants décombres. »
La
répétition des dentales (t/d)
permet de rapprocher les mots « temple » et
« décombres ». L’accumulation des
sons j et on/an souligne l’évocation
insupportable du temple détruit. Nous avons donc affaire à
un vers qui, sous une apparence de simplicité, est énormément
travaillé.
Nous
avons également relevé un certain nombre de rimes
riches. Nous avons ainsi :
« L’âme
du Voyant mort choisit de s’abriter
En un
cèdre par Dieu chez les Perses planté. »
Le mot
« planté », mis en relief par
l’inversion et par la rime, souligne, d’une manière
peut-être symbolique, l’importance de l’exil de
Babylone.
On a de
même :
« Mais
pour qu’en tous lieux ce message …
Il faut
qu’Israël, par un sage … »
La rime
riche permet de souligner ici la sagesse de Cyrus.
La
dernière rime a enfin son importance :
« Faisait,
de l’idolâtre aux Hébreux fraternel,
Un des
noms passagers du Messie éternel. »
La rime
riche permet de souligner la fraternité de Cyrus pour le
peuple hébreu et, en même temps, d’insister sur la
préfiguration du « Messie éternel »,
c’est-à-dire sur l’annonce, si importante pour
Edmond Fleg, des temps messianiques.
L’étude
des procédés de style fait bien ressortir tout le
travail qui a permis à Edmond Fleg d’aboutir à un
œuvre poétique d’une qualité certaine.
*
Nous
avons affaire à un poème qui, sous une apparence de
fausse simplicité, est énormément travaillé.
Edmond Fleg, qui, comme Péguy, semble trouver ses sources
d’inspiration dans la Bible, a peut-être besoin, comme
Valéry, d’une poésie qui soit le fruit d’un
labeur constant. La poésie d’Edmond Fleg se situe bien,
on le voit, dans la littérature française de la
première moitié du vingtième siècle.
Cette œuvre est un peu oubliée aujourd’hui,
peut-être parce que, de facture classique, elle a été
dépassée par la poésie surréaliste.
Cependant, l’œuvre d’Edmond Fleg nous rappelle que
l’humanisme messianique a pour fondement le respect de l’Autre.
Emmanuel Lévinas dit :
« Là
où j’aurais pu rester spectateur, je suis responsable,
c’est-à-dire encore, parlant. Rien n’est plus
théâtre, le drame n’est plus jeu. Tout est
grave. »3
L’humanisme
messianique consiste à se sentir responsable de l’humanité,
c’est-à-dire à refuser d’être
spectateur de l’humanitas. Considérant que « tout
est grave », Cyrus devient homme d’action.
Roger KLOTZ
1
Chevalier (Jean), Gheerbrant (Alain) – Dictionnaire des
symboles. Paris, Robert Laffont (coll. Bouquins), 1982.
P. 185.
2
Suhamy (Henri) – Les figures de style. Paris, PUF
(coll. Que sais-je ?), 1981. P. 40.
3
Lévinas (Emmanuel) – Humanisme de l’autre
homme. Paris, livre de poche (Fata Morgana, 1972). P 87.