C’est pour moi une joie et un honneur d’avoir été invitée à participer à cette belle journée d’anniversaire. Mais, aujourd’hui, je voudrais profiter de cette invitation pour vous en lancer une, moi aussi : vous proposer de faire ensemble un voyage, non pas à cheval comme le fit le saint patron de cette ville, ni à pied, même si c’est chaudement enveloppés, le juif et le chrétien, chacun dans une moitié de son grand manteau. Non ! Je vous invite à monter dans un véhicule plus rapide que le TGV qui m’a amenée ici, un véhicule que nos plus savants constructeurs ne pourront jamais fabriquer : je veux parler du char d’Ezéchiel, le char céleste dont le prophète raconte au début de son livre la vision qu’il en a eue au bord du fleuve Kébar.
Mais avant d’y monter, je vous propose de nous en approcher pour regarder de plus près comment il fonctionne.
« Au centre, écrit Ezéchiel, je discernais quelque chose qui ressemblait à quatre êtres vivants dont voici l’aspect : ils avaient une forme humaine. Ils avaient chacun quatre faces et chacun quatre ailes. Leurs jambes étaient droites et leurs sabots étaient comme des sabots de bœuf, étincelants comme l’éclat de l’airain poli. Sous leurs ailes, il y avait des mains humaines tournées vers les quatre directions, de même que leur face et leurs ailes à eux quatre. Leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre ; ils ne se tournaient pas en marchant : ils allaient chacun devant soi » ; et plus loin Ezéchiel ajoute : « … et voici qu’il y avait une roue à terre, à côté des êtres vivants aux quatre faces… elles avançaient dans les quatre directions et ne se tournaient pas en marchant… Lorsque les êtres vivants avançaient, les roues avançaient à côté d’eux, et lorsque les êtres vivants s’élevaient de terre, les roues s’élevaient... », etc.
Depuis longtemps cette image du char céleste, de la Merkaba, me fascine et m’intrigue : ceux qui font avancer le char sont au nombre de quatre, quatre cochers pourrait-on dire, mais tournés chacun dans une direction différente, quatre êtres fantastiques qui vont chacun droit devant soi, donc dans les quatre directions ! et voilà que non seulement ces mouvements opposés ne s’annulent ni ne se freinent les uns les autres, mais qu’on dirait même que c’est cet élan vers leur propre direction qui leur permet d’avancer plus vite et de conduire le char là où il doit aller.
Ces êtres extraordinaires, la Bible les nomme les quatre Vivants, la juive comme la chrétienne, puisque le livre de l’Apocalypse, au chapitre 4, les présente également, mais avec quelques différences : chez Ezéchiel chacun porte quatre visages à la fois, ou plutôt quatre faces sur son visage : faces d’ange, de taureau, de lion et d’aigle, selon l’angle sous lequel on le regarde ; tandis que dans l’Apocalypse, outre que chacun des quatre Vivants a un visage propre et différent des trois autres, ils sont présentés non plus dans leur course mais immobiles, comme s’ils étaient arrivés au but, encadrant le trône céleste et chantant les louanges du Très haut. « De jour et de nuit, y lit-on, ils ne cessent de répéter ‘saint, saint, saint, le Seigneur, Maître de l’univers’ », comme le font les Séraphins dont Isaïe, au chapitre 6 de son livre, a lui aussi la vision, depuis le Temple de Jérusalem où il a été transporté.
De ces quatre Vivants entourant le trône céleste, les chrétiens ont fait les symboles des quatre évangélistes qui, sur les tympans de nos églises, entourent si souvent le Christ en gloire. Quatre Vivants différents donc, mais unis en cet ensemble qu’on appelle d’un nom un peu barbare, tétramorphe, pour symboliser les quatre évangiles ; quatre évangiles différents en effet, chacun avec sa touche particulière, son époque, son milieu, et pourtant unis par le même message, la même Bonne Nouvelle (nom exact du mot grec « évangile »). Car c’est bien l’ensemble de ces quatre qui nous dresse le meilleur portrait, nous donne la meilleure idée de ce que fut sans doute Jésus le Juif. « Quatre Évangiles ! Quelle belle offrande faite au croyant ! Une fête », s’exclamait récemment la Musulmane Karima Berger, admirable présidente de l’association « Écritures et Spiritualités ». Quatre tableaux pour composer un portrait : pour le chrétien, oui, c’est une chance. On y sent passer le souffle de la liberté, si chère aux Juifs dans leur lecture de la Bible.
Ces Vivants, qu’ils soient lancés dans leur course ou qu’ils soient au repos, évoquent par leur nombre l’universalité du message biblique et du salut offert par Dieu aux hommes. Quatre : tout le cosmos, tel que le décrit Irénée dans un de ses commentaires. C’est aussi ce que signifie le loulav, le bouquet des quatre espèces que nos amis juifs ont agité le mois dernier dans toutes les directions, y compris les quatre points cardinaux, embrassant tout l’univers dans leur prière, une prière qui est celle de nous tous ici présents, celle de notre espérance commune : voir un jour tous les peuples adorer Dieu et reprendre d’un seul cœur la triple louange, enfin unis dans cette fraternité universelle que nous avons mission de préparer.
Mais revenons à ma première proposition : si je vous invitais tout à l’heure à monter dans ce char céleste, c’est qu’il me semble particulièrement bien adapté au voyage que Juifs et Chrétiens nous avons entrepris il y a quelques décennies par notre dialogue, et notamment depuis 50 ans pour les Juifs et les Catholiques.
Déjà, en 1964, donc un an avant la promulgation de la déclaration conciliaire Nostra Aetate, le pape Paul VI, dans sa lettre encyclique Ecclesiam Suam, invitait l’Église catholique à entrer en dialogue avec le monde : « L’Église se fait parole, écrivait-il ; l’Église se fait message ; l’Église se fait conversation ».
Mais ce mot, si admirable soit-il, me paraît aujourd’hui un peu faible. Il ne s’agit plus d’une conversation, en tout cas pas d’une conversation aimable, polie, telle que peuvent la mener des compagnons bien élevés - ce qui, reconnaissons-le, après les siècles de triomphalisme et de mépris des autres religions, notamment du judaïsme, était déjà pour l’Église un immense et magnifique progrès. Mais notre dialogue, notre rencontre peut et doit nous entraîner plus loin.
En effet, voyager dans la Merkaba, cela signifie, comme pour les quatre Vivants, aller chacun dans sa direction et non pas dans celle du voisin. Car nos deux religions, si grande et si unique soit leur proximité, celle que rappelle avec force le tout début du paragraphe 4 de Nostra Aetate, sont, nous le savons bien, séparées, à cause de ce même Jésus qui à la fois nous unit et nous sépare. Or aujourd’hui, après avoir enfin franchi, il y a quelques décennies, l’abîme qui nous a si longtemps séparés, après que les chrétiens ont enfin reconnu tout ce qui les reliait et tout ce qu’ils devaient à leurs frères aînés, nous sommes arrivés en un temps où nous pouvons ensemble pendant notre voyage parler tranquillement de ce qui nous sépare et, comme le disait le Père Marcel Dubois, « être d’accord pour dire que nous ne sommes pas d’accord ». Et bien plus : nous pouvons nous réjouir de ce désaccord, nous réjouir que le juif soit juif et que le chrétien soit chrétien ; et même, j’irais jusqu’à le dire, nous pouvons en rendre grâce, remercier le Seigneur pour nos différences ; car ce sont elles, c’est la reconnaissance de ces différences qui nous pousse et nous entraîne, qui nous oblige à aller de l’avant, comme les fameux cochers de la Merkaba.
Aujourd’hui, les chrétiens embarqués dans ce dialogue avec leurs frères juifs non seulement n’ont plus comme par le passé l’intention de les convertir au christianisme mais au contraire ont compris que la fréquentation des Juifs les aide à être plus chrétiens. Le frère dominicain Chrys Mc Vey d’heureuse mémoire, lorsqu’il revenait du Pakistan pour prendre quelque temps de vacances dans son pays, les États-Unis, racontait que bien souvent il s’entendait demander : « alors, combien de personnes as-tu converties au Pakistan ? » ; et toujours il répondait : « une seule, moi-même ».
Depuis près de 70 ans, l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, parce qu’elle a choisi de vivre ce rapport à la fois de proximité et de séparation, est bien placée pour savoir combien la fréquentation quotidienne de l’autre est enrichissante et source de découverte. Bien souvent elle est aussi source d’admiration. C’est en tout cas, après des siècles de mépris, ce que découvre le chrétien lorsque, ouvrant enfin les yeux, il voit, comme Balaam, « ce que Dieu fait voir » et peut alors, lui aussi, s’écrier « Que tes tentes sont belles, ô Jacob, tes demeures, Israël ! ». Mais, si la découverte, la contemplation de la beauté qu’il découvre chez l’autre le réjouit d’une joie purement gratuite et désintéressée, cette même découverte, par émulation, comme chez les généreux héros dont parle Charles Péguy dans sa Note conjointe sur M. Descartes, cette même découverte, donc, de la beauté de l’autre religion le pousse à vouloir mieux connaître, aimer et faire aimer la sienne propre. Admirable et généreuse rivalité où chacun est invité par l’autre à donner le meilleur de lui-même !
Nous savons d’expérience combien la confrontation bienveillante peut être stimulante et favoriser le questionnement, combien la reconnaissance de la différence, lorsqu’elle est accueillie dans le respect et l’écoute mutuelle, suscite en chacun le désir de creuser en lui-même dans son propre puits, pourrait-on dire, pour mieux connaître sa propre religion, pour mieux comprendre ce qui est pour lui le fondement, le rocher sur lequel il pourra s’appuyer en toute sûreté, sachant, comme dit l’apôtre, « en qui il a mis (sa) confiance ». Et chacun, à cause de la sincérité de sa recherche, sait que cette même confiance, il peut aussi la placer en son compagnon de dialogue.
Ainsi répondrons-nous, me semble-t-il, à l’appel que lançait, en 1993, un autre pape, saint Jean-Paul II. C’était lors de la célébration du cinquantième anniversaire du soulèvement du Ghetto de Varsovie : « Juifs et chrétiens, qui suivons l’exemple de la foi d’Abraham, nous sommes appelés à être une bénédiction pour le monde. Telle est la tâche commune qui nous attend. Il nous est donc nécessaire, ajoutait-il, à nous chrétiens et juifs, d’être tout d’abord une bénédiction les uns pour les autres ».
N’ayons donc pas peur de la rencontre ! Juifs et chrétiens, n’hésitons pas à faire ensemble ce voyage et même, pourquoi pas ?, à y inviter ceux de nos rabbins, prêtres ou pasteurs qui, encore méfiants ou inquiets, tarderaient à nous rejoindre. Non seulement les fruits que nous en recueillerons tous dépasseront notre attente, mais, et c’est là le plus stupéfiant, notre voyage commun, qui aura permis à chacun de découvrir l’autre tout en avançant dans sa propre direction, nous fera arriver tous au même but, comme le char céleste d’Ezéchiel, que guide de loin le Très Haut. On dit souvent que Dieu écrit droit avec des lignes courbes. Mais là, avouez que c’est encore plus fort : dans le voyage de notre dialogue, il écrit droit avec des lignes diamétralement opposées, et même, si l’on peut parler ainsi, perpendiculairement opposées ! Car c’est lui, j’en suis persuadée, lui le seul Unique, que nous trouverons au bout de notre course, des courses pourtant apparemment contraires.
Depuis toujours Dieu demande à ses créatures de vivre en frères, et il se réjouit - comment en douter ? - de notre fraternité retrouvée entre juifs et chrétiens. Si cette fraternité, comme toute véritable fraternité, a besoin de la différence, et même sans doute ne cessera de se nourrir de la différence, si nos chemins nous semblent, à nous, ne jamais pouvoir se rejoindre, les chrétiens, malgré leur foi en l’unique Rédempteur, n’ont pas à s’en inquiéter. Celui qui fait dire au psalmiste « une fois Dieu a parlé, deux fois j’ai entendu » sait bien qu’à leurs yeux les chemins des hommes sont multiples. Mais Lui, le seul vrai Dieu, voit leur unité et saura bien nous la montrer, lorsque le voyage de notre dialogue prendra fin. Alors en effet nous nous apercevrons que nos différentes directions, si vraiment nous les avons suivies avec sincérité et exigence, nous auront tous amenés au même lieu, à la Maison du Père.
Mais en attendant, en route ! le char céleste nous attend : ne le laissons pas partir sans nous !
Jacqueline Cuche
Présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France
Tours, 24 novembre 2015