Il s’agissait de tenir le fichier des cotisants et des abonnés, et d’établir les comptes pour l’Assemblée générale. Il faut se souvenir qu’à l’époque, tout se faisait manuellement. Tout en assurant cette tâche de trésorier, je n’ai pas tardé à demander à faire partie du comité chargé du Bulletin. Lorsque j’ai accédé à ces “responsabilités”, l’Association était sous la présidence de Jacques Madaule mais était, en fait, gérée par Madame Marie-Rose Lipmann dont je reparlerai.
Si j’ai tenu à commencer par cette introduction, c’est pour que vous compreniez que je n’ai pas moi-même vécu ce dont je vais parler dans ma première partie, où je dois présenter la création de l’AJC et ses premières années de fonctionnement. Pour cela, je ne pourrai que puiser dans ce qu’on appelle “la littérature” : un certain nombre d’articles — en fait, toute la collection des Bulletins de l’Amitié Judéo-Chrétienne puis de la revue Sens — et des ouvrages sur cette histoire (en particulier celui de Paule Marx qui traite précisément de cette période). Le témoignage personnel que je pourrai apporter se situe plus tard, à un moment où le contexte était devenu complètement différent.
Il convient d’être clair : la fondation de l’AJC, on la doit à la détermination de Jules Isaac qui l’a voulue et réalisée, alors que, pour des raisons compréhensibles — il voulait qu’elle soit dirigée par un Chrétien —, il n’a jamais accepté la présidence de la nouvelle association qui aurait dû lui revenir naturellement.
Disons que, comme l’a montré Sœur Marie-Thérèse Hoch dans un article que nous avons publié dans Sens [SENS 1984 n° 11], l’idée même d’une amitié judéo-chrétienne, c’est-à-dire la promotion d’une meilleure compréhension entre Juifs et Chrétiens, remonte à loin. Elle s’inscrit dans une histoire que je ne prétends pas retracer ici. Pour la France, je retiendrai seulement Péguy et son engagement dans l’Affaire Dreyfus, mais beaucoup d’autres noms seraient aussi à citer de personnes qui ont, en particulier dans l’entre-deux-guerres, dénoncé l’antisémitisme et plaidé pour une réévaluation de l’attitude chrétienne au sujet des Juifs et du Judaïsme.
On sait que cela conduira, pendant la dernière guerre, le Père Pierre Chaillet et son équipe de catholiques et de protestants, aidé par un certain nombre de Juifs, à la fois à la publication d’un journal clandestin, Témoignage chrétien, bientôt accompagné des Cahiers du Témoignage Chrétien, et à la création d’une organisation, l’Amitié chrétienne, vouée au sauvetage des Juifs menacés. Cependant, si certains, qui s’étaient engagés dans l’Amitié Chrétienne, vont quelques années plus tard se retrouver dans l’Amitié Judéo-Chrétienne, il n’est pas possible d’établir un lien direct entre les deux institutions. Jules Isaac ne s’inscrit pas dans le cadre de cette expérience. Cela aurait pu être, car à Lyon, dès 1947, une Amitié Judéo-Chrétienne avant la lettre — et en un sens, un prolongement de l’Amitié Chrétienne — fonctionnait déjà, dirigée par Maître Émile Rodet. Mais il ne semble pas que Jules Isaac ait eu connaissance de cette réalisation.
Avant de revenir à l’action de Jules Isaac, il convient aussi de signaler, hors de France, d’autres initiatives qui auront un prolongement plus direct avec notre association. En 1928 avait été créé aux États-Unis, par des personnalités chrétiennes (protestantes ou catholiques) et juives, le National Council of Christians and Jews dont l’objectif est, d’abord, « de lutter contre les mouvements de haine » raciste, fomentés en particulier par le Ku Klux Klan. Rapidement, cet organisme va inscrire à son action la lutte contre l’antisémitisme et les problèmes des rapports entre Juifs et Chrétiens ; la montée du nazisme va lui donner l’occasion de se développer et d’essaimer, aux États-Unis en premier lieu, puis au Canada et en Grande Bretagne où est fondé, en 1942, en pleine guerre, le British Council of Christians and Jews, « présidé par les chefs des Églises anglicanes et protestantes » [1]. En 1946, les deux organismes, américain et anglais, créent ensemble l’International Council of Christians and Jews qui prend d’abord la décision de réunir au plus vite, à Oxford, une Conférence internationale pour examiner la situation et élaborer un programme d’action. Outre l’objectif d’assurer la liaison entre les conseils nationaux de Chrétiens et de Juifs, la conférence d’Oxford décide d’organiser une réunion consacrée exclusivement à l’antisémitisme et aux moyens de le combattre : ce sera, en juillet-août 1947, la Conférence de Seelisberg où se retrouveront 70 personnalités chrétiennes (en majorité protestantes) et juives.
C’est là que l’on peut dire que Jules Isaac a su profiter de l’occasion qui lui était offerte pour réaliser ce qu’il avait commencé à entreprendre en rédigeant Jésus et Israël : son premier souci était le redressement nécessaire de l’enseignement chrétien concernant Israël. La conférence de spécialistes à laquelle il était invité lui permettait de proposer un plan d’action, qu’il met au point à Paris dans une série de réunions où, côté juif, outre lui-même, figurent Edmond Fleg et Samy Lattès,
et, côté chrétien, le Père Jean Daniélou et Henri Irénée Marrou. C’est là qu’est élaboré le mémorandum que Jules Isaac soumettra à la Conférence. Celui-ci contient les « 18 Propositions » dans lesquelles il résumait son livre Jésus et Israël qui, en juillet 1947, n’était pas encore publié. Manifestement, Jules Isaac espérait que la Conférence accepte d’adopter ces 18 Propositions.
Pour des raisons qui n’ont jamais été vraiment explicitées, la Commission 3 de Seelisberg, officiellement composée de 12 membres (5 protestants, 3 catholiques et 4 juifs), chargée d’étudier cette question préféra un texte plus court, plus nerveux, qui résumait les 18 Proposition et avait été rédigé par les Pères Démann et de Ménasce, probablement avec l’aide du Révérend William Simpson, un pasteur méthodiste [celui-ci était, depuis 1942, le secrétaire du British Council of Christian and Jews et, au côté de Pierre Visseur, il avait été nommé co-secrétaire exécutif de l’International Council of Christian and Jews (ICCJ), organisateur de la Conférence]. Ce texte, intitulé « Message aux Églises », comporte une introduction, 10 paragraphes (les fameux « 10 Points » de Seelisberg) et 3 suggestions pratiques ; Olivier Rota nous en a parlé lors de notre journée d’étude du 12 novembre dernier, organisée pour célébrer le 70e anniversaire de la Conférence internationale [2]. Ces 10 Points constituent le premier programme de travail, adressé d’abord aux Églises et aux enseignants, visant à redresser — puisque c’est ce terme que Jules Isaac emploie — l’enseignement chrétien concernant Israël ; et il a servi, pendant plusieurs décennies, de Charte des relations judéo-chrétiennes.
C’est au retour de Seelisberg et fort de l’adoption de cette charte, mais aussi du témoignage sur ce qui se faisait déjà aux États-Unis, en Grande Bretagne et en Suisse, que Jules Isaac envisagea la fondation, en France, d’une institution regroupant Juifs et Chrétiens dans l’objectif de repenser leurs relations, et en premier lieu de combattre l’antisémitisme qui pour lui, il ne faut pas l’oublier, découlait directement de l’enseignement millénaire des Églises. À l’origine, il envisageait la fondation d’une « section française » de l’International Council of Christians and Jews dont le secrétaire général était Pierre Visseur.
La chronologie — que l’on retrouve dans les lettres de Jules Isaac au protestant Fadiey Lovsky [3] (SENS, 1999 n° 7-9) — est intéressante : c’est dès novembre 1947, c’est-à-dire trois mois après son retour de Seelisberg, que Jules Isaac propose, à un certain nombre de personnes qu’il sollicite dans ce but,
une réunion préparatoire pour examiner sa proposition de fonder cette « section française » de l’ICCJ ; et puisqu’il n’est pas parisien, c’est chez Edmond Fleg, quai aux Fleurs, que les participants sont invités à se rendre. Cette première réunion fut un échec, essentiellement faute de participants. On peut interpréter cet échec comme le signe d’un manque de préparation mais aussi la conséquence du fait que, à l’époque, la question de l’amélioration des rapports entre les deux institutions religieuses n’était pas encore à l’ordre du jour. Quoi qu’il en soit, Jules Isaac renouvelle sa proposition avec plus de succès en février 1948 : la décision de fonder une association est alors prise, mais les statuts ne seront rédigés par Jules Isaac et acceptés par les participants qu’en mai 1948 et, pour des raisons administratives mal élucidées, la création de l’Association qui prend alors le nom d’Amitié Judéo-Chrétienne, ne paraît au Journal officiel qu’en août 1948. À cette date, Jules Isaac a déjà fondé le groupe d’Aix-en-Provence et envisage d’autres fondations en s’appuyant à chaque fois sur des personnalités locales, en particulier protestantes. Rapidement, dès 1951, parce que l’orientation prise par l’organisation internationale apparemment sous l’influence de son secrétaire, Pierre Visseur, déplaisait profondément à Jules Isaac, celui-ci autonomise l’organisation française par rapport à l’organisation internationale. L’Amitié Judéo-Chrétienne redeviendra, plus tard, membre de l’International Council of Christians and Jews lorsque cette dernière aura été reconstituée sur d’autres bases.
Soulignons un point, qui constitue peut-être l’originalité de l’institution française — mais qui sera aussi source de difficultés : Jules Isaac avait conçu l’Amitié Judéo-Chrétienne comme un ensemble de groupes locaux et d’un Comité central parisien dont la tâche resta mal définie, si ce n’est qu’il a toujours été chargé de la publication d’un Bulletin mais sans disposer de ressources régulières à cette fin. Pour Jules Isaac, chaque groupe local composé de Juifs et de chrétiens (catholiques, puisque la population française est en majorité catholique, mais aussi protestantes et, lorsque cela est possible, orthodoxes), devait avoir sa propre autonomie d’action, en choisissant ses sujets de réflexion et son programme de réunion ; mais le Comité central, constitué de personnalités elles aussi juives et chrétiennes (catholiques, protestantes et orthodoxes) ayant une certaine notoriété, n’était ni un groupe local ni non plus le centre directeur des groupes locaux. La formule de la fédération de groupes ne viendra que plus tard. À l’époque, il y avait un flou sur le rôle que devait jouer le Comité central, vitrine nationale de l’AJC, qui manquait cruellement de moyens. Jules Isaac eut beau jeu d’accuser le Comité central de ne rien faire.
D’autant plus que, dès la création de l’association, des divergences graves sont apparues. Le premier conflit — nous avons consacré un numéro de Sens aux pièces de ce dossier [Sens, 2005 n°12] — éclata dès l’été 1948, l’association à peine créée, à la suite de la publication de Jésus et Israël (qui sort en avril 1948). On avait sollicité, pour occuper le poste de Président de la nouvelle association, l’historien Henri Irénée Marrou, titulaire de la chaire d’histoire ancienne du Christianisme à la Sorbonne, qui avait été un membre actif de l’Amitié Chrétienne à Lyon pendant la guerre ; j’ai signalé plus haut qu’il avait fait partie du groupe de réflexion qui, en 1947, avait avec d’autres aidé Jules Isaac à préparer son intervention de Seelisberg. On comprend pourquoi son nom avait été suggéré pour occuper la charge de Président, et Jules Isaac était alors tout à fait d’accord. Mais cela, c’était avant la parution de Jésus et Israël ; la lecture de ce livre bouleversa Marrou. Dans l’article de la revue Esprit, que Mounier publia près d’un an plus tard, en juin 1949, il écrivait que le livre de Jules Isaac « meurtrit [le lecteur chrétien] presque à chaque page, dans ce qu’il a de plus cher ‒ sa Foi ».
Même s’il regretta par la suite la formule, Marrou énonçait là une impossibilité majeure : il ne pouvait, sur un point essentiel, être en accord avec Jules Isaac. C’est pour cela que sagement, dès la fin de 1948, il démissionna de la présidence, où il fut aussitôt remplacé par Jacques Madaule ; il accepta de rester vice-président. Son article était cependant une prise de position contre Jules Isaac et ce qu’il considérait comme l’essentiel : même s’il ne le dit pas comme cela, Marrou laissait entendre que, pour lui, l’enseignement chrétien n’avait pas à être « redressé » parce qu’il n’était pas responsable de l’antisémitisme… S’il fallait combattre l’antisémitisme, c’est à d’autres facteurs qu’il fallait s’en prendre.
Aussi dommageable qu’il soit, ce conflit interne à l’association ne mit cependant pas en question sa pérennité. Jacques Madaule, qui partageait les idées de Jules Isaac, prit, on l’a dit, le relais. Mais cela ne veut pas dire que les choses s’arrangèrent totalement. Selon moi, deux autres sources de difficultés sont à prendre en compte.
D’abord, Fadiey Lovsky le signale dans l’article qu’il a écrit sur les deux premières années de l’Amitié Judéo-Chrétienne [Sens 1998 n° 6] mais que j’analyse un peu différemment. Lovsky parle du « conflit entre Paris et la Province » et précise même « l’insurrection [le mot est fort] d’Isaac contre Paris ». Je dirais plutôt l’absence d’accord entre Isaac et le Comité central sur ce qu’il fallait faire et sur les orientations à suivre. On le voit bien dans un document que nous avons retrouvé dans les archives : la transcription de deux jours de débat, qui eurent lieu les 10 et 11 décembre 1955, à Paris, au Centre Catholique des Intellectuels Français et où, à l’exception de celui de Jules Isaac qui est excusé parce que souffrant, on retrouve le nom d’Edmond Fleg, co-fondateur de l’AJC, et celui de tous ceux qui, à Paris et en Province dans les différents groupes locaux, peuvent être considérés comme les principaux animateurs de l’association. On ne peut qu’admirer leur engagement et, en même temps, que constater que, lorsqu’ils quittent les grands principes, les expériences dont ils font part sont tellement diverses qu’il leur est difficile, lorsqu’ils s’interrogent sur les orientations et les moyens d’action de l’association, d’arriver à un consensus.
D’autant plus, et c’est un second aspect dont on parle peu — Lovsky le signale, mais sans tirer de conclusions — qu’il y a eu un autre conflit ouvert au sein du Comité central, entre Samy Lattès, que Jules Isaac avait fait nommer Secrétaire général (au tout début, c’est son adresse personnelle qui a été celle de l’association) et
Maurice Vanikoff, qui apparaît, dans l’ours du premier bulletin, comme « chargé de l’information et de la documentation ». Samy Lattès, qui enseignait l’italien à la Sorbonne, un ami de longue date de Jules Isaac, était, dit Lovsky, un intellectuel sceptique qui n’avait pas l’efficacité d’un organisateur ; Vanikoff était tout autre. C’était Fleg qui l’avait fait venir, pensant, dit Lovsky, qu’il fallait, parmi les professeurs et les intellectuels du Comité, un homme d’action. Or Vanikoff, qui présidait des associations d’anciens combattants volontaires juifs, avait des relations, une expérience de publiciste (sa plume pouvait être mordante) et était à l’aise avec la législation sur la presse. C’est d’ailleurs grâce à lui que furent publiés les premiers bulletins. On comprend que Vanikoff se comporta rapidement en Secrétaire général, bien qu’il ne le fût pas, et qu’il entra en conflit avec Lattès qui, finalement, au début des années 50, lui laissa la place : jusqu’à sa mort en 1961, Vanikoff fit office de Secrétaire général, avec cet inconvénient qu’il ne s’entendait pas avec Jules Isaac, qu’agaçait, dit Lovsky, son ton directif. Son rôle dans le maintien de l’Amitié Judéo-Chrétienne tout au long de la décennie 50 est cependant indéniable, même si l’on doit inscrire à son passif quelques maladresses et surtout une incompréhension totale de la dimension religieuse des rapports entre Juifs et Chrétiens, ce qui, pour quelqu’un en responsabilité dans une association comme la nôtre, pose quand même problème.
À la fin des années 50, l’Amitié Judéo-Chrétienne existe, un certain nombre de groupes se réunissent régulièrement, ceux en particulier que Jules Isaac a fondés dans le sud de la France. Il faut aussi citer Lille où, grâce à Sœur Gendron qui l’a fondé, existe un groupe dynamique, bien dirigé par le Chanoine Renard et ayant le soutien du Cardinal Liénart ; et encore Mulhouse, grâce à Madame Spira et au chanoine Hégelé, qui font fonctionner un groupe modeste mais qui fait du bon travail.
Cependant, l’Amitié Judéo-Chrétienne est une association peu connue, peu soutenue (à quelques exceptions près) par la hiérarchie catholique ; elle l’est par le Grand Rabbin Kaplan [ici représenté avec Yves Chevalier] et trouve, parmi les Protestants, de nombreux appuis. Au risque de ne pas tenir assez compte de la complexité des choses, je dirai que les rapports entre Juifs et Chrétiens sont alors surtout envisagés d’un point de vue sociologique, centré sur le combat contre l’antisémitisme, et que les implications théologiques de ces rapports ne sont pas ou sont mal pris en compte. Lorsque, en 1962, Emmanuel Levinas, sur la demande du Comité directeur dont il était membre, a fait des propositions pour redéfinir des buts de l’AJC précisément dans le sens d’une attention plus grande aux aspects théologiques, Jules Isaac s’y est aussitôt opposé (cf. Sens n° 353, novembre 2010).
Au sujet du Bulletin (cf. Sens, tables, 2009 n° 7-8), après les 4 numéros imprimés de format 21-27 qui ont été publiés entre 1948 et 1950, on note la sortie de 3 numéros ronéotypés en 1955 et 1956, et de 3 numéros imprimés en 1957. Ce ne sera qu’en janvier 1963 que commencera la nouvelle série, de format demi A4, trimestrielle, d’abord sans couverture, puis à partir de janvier 1965, sous couverture verte.
Pour me résumer, je dirai que l’Amitié Judéo-Chrétienne, qui finalement a eu une action certaine, même si elle est restée modeste, a “souffert” d’une part d’un manque d’orientation claire : les « 10 Points » de Seelisberg, s’ils sont toujours actuels, ont été mobilisateurs à une certaine époque, mais ne le sont plus — il va falloir autre chose — ; et d’autre part d’un manque de leadership, en particulier au niveau du secrétariat général, ce qui n’aida pas Madaule dans sa tâche. On voit, dans les documents ou les lettres, que vers la fin des années 50, Germaine Ribière a été sollicitée pour occuper le poste de Secrétaire générale, mais on sait que cela n’a pas abouti. J’ai tout lieu de penser que cela fut pour des raisons politiques, les engagements de Jacques Madaule et de Germaine Ribière étant manifestement incompatibles…
C’est finalement, sur la proposition du Père Démann, Madame Éva Meyerovitch, une amie de Renée Bloch, qui est nommée Secrétaire générale au cours de l’année 1963. Mais son intérêt pour l’Islam mystique qu’elle étudiera comme chercheuse au CNRS, laisse dubitatif sur son engagement dans le dialogue entre Juifs et Chrétiens. Elle quitte d’ailleurs le Secrétariat général en 1965.
Enfin, et ce n’est pas la moindre des difficultés, psychologiquement parlant, il faut aussi tenir compte du fait qu’Isaac, même absent et malade, restait le fondateur et celui dont les avis et décisions devaient être pris en compte, même si on ne les partageait pas totalement. Un certain nombre d’actions ont été menées, quelques conférences ont été organisées, mais pour Jules Isaac, ce n’était jamais assez.
J’entame ici ma seconde partie, celle que j’ai directement vécue. En effet, la date charnière est 1965 : celle de l’adoption par le Concile Vatican II de la Déclaration Nostra Ætate sur les religions non-chrétienne qui comporte, en son paragraphe 4, le texte sur les Juifs. Conjointement avec un changement interne à l’association dont je vais parler, l’adoption de cette Déclaration va modifier profondément à la fois le contexte dans lequel l’Association va pouvoir agir et ses moyens d’intervention.
Commençons par le Concile. D’abord, je n’insisterai pas sur le rôle que Jules Isaac y a joué : dans son livre sur Jules Isaac, Norman Tobias conclut que si Jules Isaac n’était pas intervenu, la question d’un texte sur les Juifs (ou sur les rapports de la religion chrétienne avec la religion juive dont elle est issue) n’aurait probablement pas été inscrite à l’ordre du jour du concile. Mais il convient de faire une première constatation qui illustre la faiblesse de l’Association : celle-ci, en tant que telle, mais aussi aucun de ses membres (hormis Jules Isaac qui a agi en dehors des instances de l’association), n’ont d’aucune manière été associés au travail autour du texte en préparation — à l’instar des Sœurs de Sion que se sont mobilisées pour convaincre les évêques français de l’importance de la question traitée et du texte en discussion. Nous avons seulement suivi les débats, en particulier lors de la publication des projets de textes, en demandant à certains de réagir — c’est ainsi, par exemple, qu’en janvier 1965, le Bulletin a publié un article d’Emmanuel Levinas intitulé « Réflexion sur le texte de la Déclaration sur les Juifs qui a fait l’objet d’un vote indicatif au Concile Vatican II », puis en novembre de la même année, un autre article intitulé « Après la Déclaration conciliaire Nostra Ætate ». J’ajoute, pas seulement de façon anecdotique, que le Bulletin a même publié un article de Daniel Isaac, le fils de Jules Isaac, sur ce sujet !
J’ai souvent entendu Jacques Madaule dire que ce texte avait débloqué la situation et que le dialogue entre Juifs et Chrétiens a pu, à partir de là, s’établir sur de nouvelles bases. Pierre Pierrard, dans la brochure qu’il a rédigée à l’occasion des 50 ans de l’Amitié Judéo-Chrétienne, parle de « second souffle » et écrit que « la Déclaration conciliaire va fournir à l’Amitié Judéo-Chrétienne un appui doctrinal précieux, qui lui manquait ». Il me semble qu’on peut considérer que, dans les groupes, l’adoption de ce texte, puis des nombreux textes d’application, émanant soit de la Commission du Saint-Siège, soit des épiscopats locaux, a eu des conséquences favorables. Non pas seulement parce que les groupes ont pu prendre ces textes comme objet d’étude, mais parce que cette Déclaration et ses compléments ont ouvert de nouveaux horizons, suscité de l’intérêt dans un public plus nombreux et au sein même de la hiérarchie catholique — et par voie d’entraînement chez les Protestants. De ce fait, les efforts de l’Amitié Judéo-Chrétienne ont pu recevoir une reconnaissance qu’ils n’avaient pas ou peu auparavant. Le nouveau climat, engendré par le « nouveau regard » de l’Église (et des Églises) sur le peuple juif au donnée à l’association une visibilité qu’elle n’avait encore jamais eu. Cela, certes, ne s’est pas fait en un jour : il a fallu du temps et l’engagement des uns et des autres, mais il est indéniable que l’Amitié Judéo-Chrétienne de France (elle prend ce nom en 1965) a bénéficié de ce nouveau contexte.
Pierre Pierrard énumérait, dans cette même brochure, les actions entreprises par l’Amitié Judéo-Chrétienne de France à cette époque : en premier lieu, le renouvellement du Comité — qui s’appelle désormais « Directeur » — qui reste sous la présidence de Jacques Madaule mais qui compte de nouveaux membres ; surtout, l’arrivée d’une nouvelle Secrétaire générale, dont l’efficacité va se faire rapidement sentir ; en second lieu, l’organisation de grandes manifestations, à la Sorbonne ou dans la Salle des Centraux, au cours desquelles des orateurs prestigieux ont insisté « sur la nécessité de faire de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France à la fois le fer de lance de la lutte contre l’hydre antisémite et la position avancée d’un dialogue judéo-chrétien à la fois vrai et fraternel » ; en troisième lieu, l’adoption d’une nouvelle organisation, fédérative, qui réaffirme l’autonomie des groupes mais confie à l’instance parisienne un rôle de direction et d’animation, ce qui fait que celle-ci a ses propres activités qui ne se situent pas sur le même registre que ce que font les groupes.
Derrière ce mouvement de renouvellement, il y a des personnes. Je veux particulièrement insister ici sur l’une d’entre elles qui, dans ces années 60 et 70, a été la cheville ouvrière de ce renouveau. Je veux parler de Madame Marie-Rose Lipmann. Celle-ci a commencé en militant au sein du groupe de Lille où, dans les années 50, elle participe activement à l’organisation des activités du groupe. Elle quitte Lille en mai 1961 pour suivre son mari nommé à Paris. Elle est d’abord Secrétaire générale adjointe aux côtés de Madame Meyerovitch, mais elle la remplace à la fin de l’année 1965 ; Madame Lipmann ne quittera, sur sa demande, le Secrétariat général qu’en juin 1977. C’est alors, pour l’Amitié Judéo-Chrétienne en France, une période d’expansion, tant pour le nombre d’adhérents et le nombre de groupes que pour le volume d’activité.
Qu’on me permette de reprendre ici quelques lignes que j’écrivais à sa mémoire, au moment de sa disparition [Sens, 2009 n° 6]. Je notais que c’est alors une période de création de groupes : à Paris, si le groupe Invalides-Grenelle est fondé, entre autres avec le Père Dabosville, en 1961, c’est-à-dire avant l’arrivée de Madame Lipmann au Secrétariat général, le groupe Monceau-Montmartre est créé à l’automne 1964, celui de Trocadéro-Auteuil à l’automne 1965, celui du Luxembourg et celui de Vincennes en 1966, celui de la Celle-Saint-Cloud en mai 1967, celui d’Alésia-Italie en 1968, celui de Neuilly s/Seine au début des années 70, celui de Boulogne en 1972. En Province, on note la création de groupes à Limoges en 1962, Douai et Nîmes en 1964, Le Havre et Strasbourg en 1965, Nancy et Nice en 1966, Bordeaux et Orléans en 1968… Marie-Rose Lipmann sert en quelque sorte d’agent de liaison entre les groupes lorsqu’elle n’est pas directement impliquée dans leur création et leur fonctionnement (elle sera un temps Présidente du groupe Monceau-Montmartre) ; elle est généralement présente aux réunions de chacun des groupes parisiens. Par correspondance depuis chez elle, elle est en liaison régulière avec les responsables des groupes de province et avec quantité d’interlocuteurs français et étrangers (correspondance qui, malheureusement, n’a pas été conservée). Cela lui permet d’avoir une vue d’ensemble sur ce qui se fait dans le domaine des rapports entre Juifs et Chrétiens, et d’être elle-même source d’information auprès d’une multitude de correspondants.
Par ailleurs, elle assure les permanences hebdomadaires qui ont lieu, jusqu’en 1971, au 68 rue de Babylone, dans le 6e arrondissement, dans une salle de réunion que l’association loue et où elle dispose d’une armoire ! Ce sera ensuite, à partir de l’automne 1971, rue d’Enghien, dans le 10e arrondissement, où l’association loue un petit local de deux pièces dont une très petite, sur une courette intérieure. Madame Lipmann s’occupe de la gestion quotidienne et est en liaison (surtout téléphonique) avec le Président Madaule, en particulier pour organiser les réunions mensuelles du Comité Directeur ; si c’est le Président qui officiellement convoque les Assemblées générales de l’association (à cette époque, on prend l’habitude de les réunir alternativement à Paris et en Province), c’est Marie-Rose Lipmann qui les organise et qui veille à leur bon déroulement.
Madame Lipmann ne paraît pas avoir pris directement part à la rédaction du Bulletin — qui, lorsqu’il « redémarre » en 1963, est sous la responsabilité de Jean Baubérot, puis, à partir de juin 1967, de Madame Renée Nantet, en attendant l’arrivée de Paul Nothomb qui accepte d’en prendre la direction en 1970. Mais Madame Lipmann est certainement sollicitée pour fournir des informations et j’ai tout lieu de penser que c’est elle qui a rédigé les « nouvelles des groupes » que l’on trouve régulièrement dans la « nouvelle série » du Bulletin jusqu’en 1973.
C’est aussi en 1964, pendant le secrétariat de Madame Lipmann, que sont renoués les liens avec l’organisation internationale, qui s’est réorganisée. Il s’agit d’abord d’un « Comité de liaison informel » qui rapidement va prendre le nom d’International consultative committee, et qui reprend, à partir de 1974, son appellation d’origine d’International Council of Christians and Jews.
L’Amitié Judéo-Chrétienne y est longtemps représentée par Jean-Paul David, alors Président du groupe Monceau-Montmartre et membre du Comité directeur. J’ai personnellement, parce que je passais alors l’été en Angleterre, assisté en août 1966, à Cambridge, à la Conférence où était célébré le vingtième anniversaire de la réunion d’Oxford de 1946 et qui a surtout été consacrée à l’examen des deux textes alors récents de New Delhi (1961) et du Concile Vatican II (1965). Ajoutons que c’est en 1978 que l’organisation internationale sera hébergée dans la maison natale de Martin Buber, à Heppenheim.
L’Amitié Judéo-Chrétienne, pendant cette période où Madame Lipmann occupe le poste de Secrétaire générale, n’eut qu’une crise grave à traverser : celle de Juin 1967. La guerre des Six Jours fut l’occasion, pour certains, de critiquer la position que l’association avait, de fait, prise en soutenant l’État Israël dans l’épreuve qu’il traversait. Certes, « nous ne faisions pas de politique », et donc la question d’Israël restait implicite ; même si on admirait en général ses réalisations — Jacques Nantet et Jacques Madaule avaient chacun écrit un livre où ils parlaient de manière bienveillante du jeune État d’Israël. Mais les rapports de l’Amitié Judéo-Chrétienne avec cet État n’avaient jamais fait l’objet d’une réflexion collective et quelques-uns, en nous le reprochant violemment, décidèrent alors de quitter l’association. Il faut cependant aussitôt ajouter que leur réaction n’a pas entraîné une remise en cause de l’association elle-même et que celle-ci a été conduite, en 1968, d’abord à consacrer au thème « Judaïsme et Terre d’Israël » un Bulletin [n° 2, avril-juin 1968] avec des articles du Rabbin Goldmann, du Pasteur Louys et de Jacques Madaule ; puis à inscrire ce même thème à l’Assemblée générale de novembre 1968, qui eut lieu à Paris, avec les interventions de Benjamin Gross, du Père Kurt Hruby et du Pasteur Michaëli [cf. Bulletin 1968-n°4/1969 n°1].
On comprend pourquoi Pierre Pierrard, dans la brochure que j’ai déjà citée, donne à la dernière partie de sa description de l’activité de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France le titre de : « En vitesse de croisière » ; il ajoute : « Son but unique est inchangé : travailler à rendre plus vrai le dialogue entre Juifs et Chrétiens, l’approfondir constamment à la lumière des événements ». L’Amitié Judéo-Chrétienne a eu la chance d’être dirigée par un petit nombre de présidents et de présidentes de grande valeur : après Marrou (1948) et Madaule (1949-1975),
il y a eu Claire Huchet-Bishop (1975-1981), puis Paul Teitgen, que le Père Dupuy nous avait recommandé mais qui s’est en fait rapidement retiré, laissant la présidence vacante.
Pierre Pierrard (1985-1999) n’est arrivé qu’après le décès du Père Braun et la disparition de la revue Rencontre ; il est resté jusqu’en 1999 pour pouvoir fêter avec éclat le 50e anniversaire de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France.
Ce fut ensuite Paul Thibaud (1999-2008),
Florence Taubmann (2008-2014)
et maintenant
Jacqueline Cuche.
Au niveau du Secrétariat général, les candidats n’ont pas, non plus, été très nombreux. Après Marie-Rose Lipmann (1963-1977), le poste a été occupé d’abord par Marcelle Raber (1977-1988) qui venait du groupe de La Celle-Saint-Cloud, ensuite par Renée Grignon (1989-1993), secondée un temps par Suzanne Bidot,
enfin par Madeleine Cohen (1993-1999). À son arrivée à la présidence, Paul Thibaud a souhaité donner à l’association une efficacité plus grande, en recrutant un « Directeur chargé de l’Organisation » à côté du Secrétariat général statutaire dont le rôle s’est trouvé, de ce fait, plus en retrait.
D’abord employé à mi-temps à partir de septembre 1999, puis rapidement à plein temps, Bruno Charmet a accepté d’occuper ce poste, certes rémunéré, mais certainement pas à la hauteur des responsabilités qui sont les siennes. Il s’agissait là d’un changement de structure organisationnelle qui a donné à l’Amitié Judéo-Chrétienne une force qu’elle n’avait pas auparavant, même si les personnes qui ont occupé la charge de Secrétaire générale s’y étaient entièrement consacrées.
Pendant toute cette période, la gestion quotidienne de l’association a continué à être assurée par une équipe de bénévoles. Je ne m’étendrai pas sur l’informatisation, d’abord artisanale — avec la mise au point d’un logiciel ad hoc — du fichier des abonnés par un jeune ingénieur, gendre du trésorier d’alors, Monsieur Lartigue ; puis, toujours artisanalement, par le trésorier en titre, Paul Bommier. Ce n’est qu’avec l’installation rue de Rome, et le développement de l’informatisation des tâches — puisqu’y a été incluse la gestion comptable de l’association — que Jacques Morelle, alors Secrétaire général, et Alain Tirel, trésorier, ont introduit des logiciels professionnels…
Je signalerai aussi, au sujet des activités du Secrétariat Général de Paris, les liens précieux qu’Henri Planet, avec son épouse Françoise, a su, plus tard, établir patiemment avec les groupes. Sa qualité de Secrétaire général mais aussi de Président du groupe de Toulouse lui permettait de comprendre de l’intérieur les problèmes auxquels les sections locales sont quotidiennement confrontées.
Pour cette période de « vitesse de croisière » qui se prolonge jusqu’aujourd’hui, je retiendrai, dans l’impossibilité d’être exhaustif, quelques faits qui me paraissent significatifs : l’organisation, entre 1975 et au moins 1993, des « Montées en Israël » ;
la création de Sens en 1975 ;
l’instauration grâce à Monsieur Hubert Heilbronn, en 1988, d’un « Prix de l’Amitié Judéo-Chrétienne » ; une implication de plus en plus effective de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France dans l’organisation internationale ; et, bien sûr, un petit nombre d’actions parmi les réalisations au jour le jour de l’Amitié Judéo-Chrétienne qu’il faudrait, pour être complet, rechercher dans les “rapports” présentés chaque année devant l’Assemblée générale.
Pour la première fois, à la Pentecôte 1975 (du 5 au 18 mai), l’Amitié Judéo-Chrétienne a proposé un voyage en Israël dont on a voulu souligner l’originalité en l’appelant « Montée en Israël ». Ce premier voyage avait un but particulier : planter en Israël une forêt « mémorial de la Paix et de la Réconciliation entre Chrétiens et Juifs » pour laquelle les adhérents avaient cotisé ; mais le but de ces « Montées » était surtout qu’un groupe de Juifs et de Chrétiens de différentes confessions, sous la conduite d’un guide local expérimenté, visitent ensemble la Terre d’Israël en commençant par le désert, pour remonter ensuite vers la Judée, la Samarie et la Galilée ; lors de ce premier voyage, avait été prévue une étape au Mur pour Shavouoth, et, bien sûr, la plantation (symbolique, puis que ce n’était pas la saison — la plantation effective du bosquet devant avoir lieu à l’automne) d’un arbre, le dimanche 11 mai, près de Modiim, patrie des Maccabées.
Pendant plus d’une quinzaine d’années, l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, sous la direction de Marcelle Raber puis
de Rénée Grignon, a organisé plus ou moins régulièrement de telles « Montées en Israël » (nous avons publié, dans Sens, les comptes rendus des « Montées » de 1986, 1987, 1989, 1991 et 1993 mais la liste n’est pas exhaustive). Pour une grande partie d’entre elles, nous avons en particulier pu bénéficier de la compétence et de la disponibilité d’un guide juif exceptionnel, Arié Goldberg. De l’avis des participants, l’expérience était originale, elle permettait d’aborder à la fois la question d’Israël et la question des sources de Christianisme d’une façon qui n’était pas celle des pèlerinages classiques auxquels les uns ou les autres avaient pu participer. Malheureusement, l’organisation de telles « Montées » est lourde, le nombre de participants possibles limité et forte la concurrence d’autres organismes… Nous avons dû, avec regrets, renoncer à les organiser.
L’idée de transformer le Bulletin trimestriel en revue mensuelle ne date pas de 1975 : avec Paul Nothomb, nous trouvions depuis quelque temps que le rythme et surtout la capacité d’un « trimestrielle » avaient des contraintes fortes, qui ne nous permettaient pas de publier tous les textes dont nous disposions. Mais c’est un hasard qui nous a conduits à faire le pas : début 1975 nous a été signifié par l’administration que notre numéro de la Commission paritaire des papiers de presse nous était retiré, au motif que nous étions un « Bulletin d’association » et non pas une « revue » offerte à un public plus large ; avec la conséquence que nous ne pouvions plus bénéficier ni des tarifs postaux ni du taux de TVA de la presse. Cela nous a conduits à lancer Sens dont le titre un peu énigmatique mais volontairement court et complété par le sous-titre, était expliqué par Paul Nothomb dans son premier éditorial. La première année, nous avons sorti 8 numéros pour un total de 232 pages, la seconde année, 10 numéros et 290 pages. Dès 1978, nous dépassions 300 pages, 400 en 1989, 500 en 1994… En 2010, nous en étions à plus de 800 pages par an. Paul Nothomb, pour des raisons personnelles, était parti en 1982 ; je me suis donc retrouvé à la tête de cette aventure, efficacement aidé par Bruno Charmet avant même qu’il ne prenne le poste de « Directeur ». La lourdeur de la tâche mais aussi des ennuis de santé m’ont conduit, à la suite de discussions qui n’ont pas toujours été agréables, à proposer de modifier le rythme de publication et à passer à une revue bimestrielle, avec nécessairement un nombre plus limité de pages ; c’est ce que nous avons fait à l’automne 2015 pour publier depuis, avec des numéros spéciaux, autour de 600 pages par an.
Le contenu de la revue a lui aussi évolué. Une part essentielle est consacrée à la publication des interventions faites lors des manifestations organisées par l’Amitié Judéo-Chrétienne : Assemblée générale, Conseil National, remise du Prix annuel de l’association, mais aussi à d’autres occasions. C’est ainsi qu’en (1996, n° 7-8), nous avons publié les actes d’un colloque de la Licra qui avait pour thème « Juifs-Chrétiens : l’enseignement de l’estime » ; qu’en 2012 (janvier, n° 365) et (février, n° 366), nous avons publié les actes du colloque organisé par le Crif à Jérusalem et Tibériade ; mais nous avons aussi publié les actes de deux colloques organisés au Sénat par l’AJCF en partenariat avec le Bnai’ Brith : en 2006 sous le titre « Judaïsme et Christianisme : un pas vers une reconnaissance mutuelle » (SENS, 2007 n° 7-8), et en 2008 « Un homme nommé Judas » (2009 n° 9-10).
Un autre partenariat qu’il faut citer ici, plus récent, est celui que nous avons pu établir grâce à Olivier Rota, avec l’Institut d’Étude des Faits Religieux de l’Université d’Artois (à Arras) dirigé par Charles Coutel.
C’est dans le cadre de ce partenariat qu’a été organisé, le 20 novembre 2016, un grand colloque international sur Edmond Fleg (SENS, n° 414 septembre-octobre 2017) ; c’est aussi dans ce même cadre que le 12 novembre dernier, nous nous sommes réunis dans les locaux de la synagogue de Neuilly pour célébrer le 70ème anniversaire de la conférence de Seelisberg [qui fera prochainement l’objet d’une publication dans Sens].
Dans les années 80 ou 90, les numéros comportaient une partie relativement peu développée d’articles de fond, mais donnaient de nombreuses “nouvelles” sur le dialogue judéo-chrétien à travers le monde, cela parce que Bruno, depuis le Service de presse de la Conférence des évêques de France, nous communiquait les informations qu’il recevait ; par la suite, la part des articles que j’appelle “de fond” a pris de l’importance, au détriment en quelque sorte des “nouvelles”.
Un prolongement de la revue a été proposé par Monseigneur Jérôme Beau, Directeur du Collège des Bernardins. Remarquant que nous avions, depuis la création de Sens, engrangé un nombre important d’articles que l’on pouvait regrouper thématiquement, il a suggéré — et cette suggestion a été acceptée par les Éditions Parole et Silence — de publier une collection d’ouvrages pour montrer, sur quelques thèmes choisis, ce que Juifs et Chrétiens en ont dit et ce qui peut ressortir de cet échange. À ce jour, six volumes ont pu paraître et le septième est en chantier. C’était l’occasion de reprendre des articles dispersés dans la revue et de mettre en évidence le dialogue ininterrompu entre Juifs et Chrétiens de diverses confessions sur quelques thèmes emblématiques.
L’instauration d’un « Prix annuel de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France » en 1988 a été une idée de Monsieur Heilbronn qui, fidèlement, depuis cette date, l’assure financièrement. Il s’agissait d’une part de rendre hommage à une personnalité juive ou
chrétienne qui a, d’une manière ou d’une autre, œuvré pour le rapprochement et le dialogue entre Juifs et Chrétiens ; à ce jour, l’Amitié Judéo-Chrétienne de France a honoré 30 personnalités (dont 10 juifs, 17 catholiques et 3 protestants).mais il y avait, derrière cette manifestation, un autre objectif : donner une visibilité à l’Amitié Judéo-Chrétienne, proposer quelque chose qui puisse intéresser les médiats et donc faire parler de l’association.
Il est certain que la soirée de remise du Prix constitue une manifestation qui peut servir à faire connaître l’Amitié Judéo-Chrétienne, même si cela reste assez limité. 27 “remises du Prix” ont déjà été organisées (correspondant à 30 lauréats).
Il me semble que ce n’est pas le Prix en tant que tel qui intéresse les journalistes (que l’on ne voit d’ailleurs pratiquement pas), mais le lauréat : c’est pour la presse l’occasion d’en faire le portrait et, incidemment, de rendre compte de ce qu’il a fait dans le domaine. L’Amitié Judéo-Chrétienne est alors mise à l’honneur. Ajoutons que nous avons consacré, chaque année, un numéro ou une partie d’un numéro de Sens à la publication des interventions faites au cours de ces soirées.
Le troisième aspect que je me proposais de souligner était l’implication de plus en plus effective de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France dans l’organisation internationale. Le fait que Claire Huchet-Bishop ait été Présidente de l’International Council of Christians ans Jews avant d’être Présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France a certainement joué ; mais pas seulement. Après Jean-Paul David, Colette Kessler nous a quelques fois représentée auprès de l’International Council of Christians ans Jews, d’autres personnes aussi : Madeleine Cohen, Suzanne Bidot, jusqu’à ce que
Michel Steinberg accepte d’y être le délégué permanent de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France. Mais surtout, nos liens avec l’instance internationale n’ont pu que se renforcer depuis que Liliane Apotheker est entrée comme membre de l’équipe dirigeante de l’International Council of Christians ans Jews — elle est maintenant Première Vice-Présidente.
Nous avons d’abord essayé que la présence de l’Amitié Judéo-Chrétienne aux Colloques annuels de l’International Council of Christians ans Jews, soit significative : Hambourg en 1975, colloque au cours duquel le Père Dabosville a prononcé sa « Méditation » devant le monument juif du camp de concentration de Bergen-Belsen ;
Jérusalem en 1976, autour de la question de « la signification de l’État d’Israël »…
Vallombrosa en 1984, près de Florence, ce qui donna l’occasion à une délégation d’être reçue en audience privée par le pape Jean-Paul II. En 1989, c’était en France, pour l’anniversaire de la Révolution française : grâce à Jean-Marie Delmaire et à toute une équipe, un grand Colloque a été organisé à Lille autour du thème « L’évolution du sentiment religieux chez les Juifs et chez les Chrétiens depuis la Révolution française ». Deux numéros de Sens (1990, n° 3) et (1990, n° 4) en ont conservé l’essentiel…
Beaucoup plus récemment, c’est pour marquer le 50e anniversaire de la mort de Jules Isaac que, dans la ville qu’il a tant aimée, Aix-en-Provence, a été organisé par une petite équipe composée de Liliane Apotheker, de Rosine Voisin, de Bruno Charmet et des membres du groupe d’Aix, le Colloque de l’ICCJ autour de « La laïcité : chance ou défi pour les religions, en France et dans le monde ? » (Sens, n° 385, janvier 2014).
Au risque de sembler dresser un catalogue, il faudrait ajouter une série d’actions qui ont été initiées par le siège de l’Amitié Judéo-Chrétienne et qui font partie de ce qui l’a construite au fil des années. Il nous est arrivé, à plusieurs reprises, de participer à des manifestations organisées par d’autres : je citerai les « 12 heures pour Israël » en 1978, où nous avons tenu un stand. Nous nous sommes bien évidemment associés à la Cérémonie qui a eu lieu en l’Église Saint-Nicolas des Champs en octobre 1980 pour réagir contre l’attentat de la rue Copernic (cf. Sens, 1980, n° 12). En 1985, nous avons pris part
à un défilé dont je n’ai pu retrouver le motif mais dont il reste quelques photographies. Nous avons aussi réagi, en 1995,
à la publication en France d’une Bible dites « des Communautés chrétiennes », traduction d’une Bible qui a longuement fait carrière en Amérique du Sud et dont les présentations et les notes n’étaient pas conformes, c’est le moins qu’on puisse dire, aux normes en vigueur depuis le Concile Vatican II et la déclaration Nostra Ætate [cf. Sens, 1995 n° 4 (éditorial de Pierre Pierrard) et 1995 n° 6] (cf. Sens, 1995 n° 4, éditorial de Pierre Pierrard) et (Sens, 1995 n° 6).
Mais je voudrais terminer, même si elles sont bien connues de la plupart d’entre vous, sur deux réalisations d’un genre complètement différent qui, en un sens, laisse augurer d’un avenir qui ne sera probablement pas rose, mais qui ouvre des horizons. En novembre 2007, à l’initiative de Paul Thibaud et avec le concours d’autres institutions vouées au dialogue entre Juifs et Chrétiens, une « Semaine » — en fait 4 soirées —, s’est tenue à l’Institut Catholique de Paris sous le thème d’ensemble : « Juifs et Chrétiens devant la rupture spirituelle du XXIe siècle ». Ont ainsi été abordées
les questions de la Shoah et de son enseignement, de la Révélation biblique, de l’attitude de nos contemporains face à la mort et de l’avenir de la démocratie. Nous avons consacré un numéro de Sens au troisième thème sous le titre « De la peur de mourir à celle d’une vie diminuée » (Sens 2008 n° 11). ; et Paul Thibaud a obtenu des Éditions Albin Michel que l’ensemble des interventions des quatre soirées soit publié, sous le titre général : « Juifs et chrétiens face au XXIe siècle », en livre de poche, dans la collection Espaces libres.
Enfin, à quatre reprises déjà — et une cinquième se profile pour l’été qui vient — Thierry Colombié avec à chaque fois tout une équipe, a organisé, sous le titre « Découvrir le Judaïsme, les Chrétiens à l’écoute », des rencontres de cinq jours comprenant nécessairement un Shabbat et un jour consacré à la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv, spécifiquement destinées à de jeunes chrétiens mis en présence de jeunes juifs : 2010 à l’Abbaye de La Melleray [Sens n° 370 (juin 2012)], 2012
au centre interdiocésain de La Hublais Sens n° 382 (septembre-octobre 2013),
2014 à Angers Sens n° 399 (mai 2015)
et 2016 à Paray-le-Monial, dans le cadre de la communauté de l’Emmanuel Sens n° 415 (novembre-décembre 2017 et Sens n° 416 (janvier-février 2018. L’originalité du cadre, le public rassemblé, jeune et moins jeune, la qualité des intervenants juifs et chrétiens, la diversité des activités proposées ont fait de ces sessions des temps forts de formation mais aussi d’amitié.
Elles sont l’un des signes que l’Amitié Judéo-Chrétienne est vivante et qu’elle remplit l’un des rôles que lui avait assignés Jules Isaac : enseigner l’estime entre Juifs et Chrétiens.