À l’occasion de la sortie de cet ouvrage nous avions eu le plaisir de recevoir Carol Iancu à l’AJC de Paris-Ouest en compagnie du professeur Avinoam Safran, fils du Grand Rabbin. Tous deux avaient rappelé le rôle important que ce dernier avait joué lors de la première conférence judéo-chrétienne de l’après-guerre, tenue à Seelisberg en 1947 et destinée à mettre en lumière la responsabilité historique des religions chrétiennes dans le développement des préjugés antijuifs au cours des siècles.
L’historien Carol Iancu a toujours été très engagé dans le dialogue judéo-chrétien. Président-fondateur de l’AJC de Montpellier, section “Jules Isaac” (2003-2017), il fut également Ancien Secrétaire général (1978-1999) et Vice-Président (2000-2010) de l’« Association des Amis de Jules Isaac ». C’est dire le rôle clé qu’il a assumé afin de faire vivre la mémoire de Jules Isaac, père-fondateur en 1948 de notre Association sans lequel rien n’eût pu être réalisé aussi complètement, à la fois pour entamer le dialogue avec les Chrétiens dans le contexte tragique de la découverte de l’extermination des Juifs d’Europe, puis pour le vivifier durant les années 50 et, enfin, le formaliser officiellement dans les années 60. Carol Iancu a donc contribué à établir ce que l’on l’ignore parfois : c’est l’historien juif Jules Isaac, lui et lui seul, qui eut l’initiative à l’automne 1947, à son retour de la conférence de Seelisberg, de la création en France d’une Amitié judéo-chrétienne regroupant Juifs et Chrétiens désireux de lutter ensemble contre l’antisémitisme. En 2014, Carol Iancu a fait traduire en roumain le livre de Jules Isaac Genèse de l’antisémitisme (1956) et lui a donné une préface intitulée « Jules Isaac, Professeur français d’exception ». Ce faisant, il a contribué ainsi à donner une dimension internationale supplémentaire à l’œuvre du principal fondateur de notre association.
Cette année, Carol Iancu vient de faire paraître une seconde édition des Mythes fondateurs de l’antisémitisme, revue et augmentée d’une centaine de pages par rapport à la première édition parue en 2003 [1]. Pourquoi une telle réédition quatorze ans après la première ? L’auteur s’en explique : « Pendant cette période, les manifestations d’antisémitisme n’ont fait que se multiplier aussi bien en France que dans le reste du monde, avec des pics souvent liés à l’évolution des événements politiques du Proche et Moyen-Orient, et aux actions terroristes des mouvements islamistes extrémistes ». De fait, nous avions nourri l’espoir durant les quelque décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale que la catastrophe constituée par l’assassinat, il y a un peu plus de 70 ans, des deux tiers des Juifs d’Europe ― le plus grand martyre de toute l’histoire du peuple juif ― allait condamner l’antisémitisme pour toujours. Force est de constater qu’il n’en est rien. On assassine encore aujourd’hui en plein Paris des hommes et des femmes uniquement parce qu’ils sont juifs. Je pense ici au meurtre de Sarah Halimi perpétué en avril 2017 et dont les médias n’ont guère rendu compte à l’époque. Un silence assourdissant ! Il était donc indispensable de reprendre encore et toujours l’étude des racines de l’antisémitisme à travers les siècles afin de mieux les comprendre pour les combattre.
C’est ce que fait l’historien Carol Iancu, qui éclaire à nouveau dans une étude à la fois synthétique et prospective les sources les plus lointaines qui ont nourri la « plus longue haine » (l’expression est de Robert Wistrich) de l’histoire. L’auteur veut lever d’emblée toute équivoque au sujet du mot « mythe » employé dans le titre de son livre. Il emploie le terme « mythe » au sens courant et actuel du terme, c’est-à-dire en tant que légende, fable, recréation imaginaire d’une réalité elle-même fantasmée mais toujours accusatrice à l’encontre des Juifs. Ces récits en marge du réel historique produisent au bénéfice de leur répétition de génération en génération des croyances populaires assimilées à des vérités.
Quelques exemples donnés par Carol Iancu : le « Juif perfide », le « Juif errant », le « Juif usurier », le « peuple déicide », le « Juif immoral », le « Juif dominateur ». La gamme est large de ces fausses représentations qui, dans l’histoire du Judaïsme européen, ont eu des conséquences tragiques. À l’historien d’apporter à ces légendes mensongères un démenti ferme par des faits attestés et, cela, afin de les déconstruire.
Dans une introduction particulièrement limpide, Carol Iancu s’attache à définir pour les différencier les quatre termes employés pour traduire les différentes formes d’hostilité vis-à-vis du peuple d’Israël ― antijudaïsme, antisémitisme, judéophobie, antisionisme. Il démontre que ces différentes strates d’hostilité, tout en se succédant dans le temps depuis l’époque païenne jusqu’au XXIe siècle, ne se sont pas annulées les unes les autres mais au contraire se sont souvent stratifiées. La haine antisémite a une capacité étrange à se réinventer sous ces multiples formes.
Ces préjugés antijuifs, qui s’inscrivent dans la longue durée, ne signifient pas pour autant l’existence d’un « éternel antisémitisme ». Jules Isaac avait déjà souligné combien cette opinion, largement reprise par les courants antisémites, est fausse. Elle veut en effet accréditer l’idée que les Juifs eux-mêmes, par leur existence, leur tradition, leur mode de pensée, secrètent, quels que soient le lieu et l’époque, un rejet, voire une phobie. Or, les données de l’histoire infirment cette opinion. Pour ne donner qu’un exemple, mis en évidence en 1948 par la thèse de Marcel Simon, Verus Israël - Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’empire romain, 135-425, il y a eu durant l’Empire romain un véritable âge d’or du Judaïsme, celui-ci ayant représenté pour les populations païennes un véritable pôle d’attraction et non de répulsion. Le phénomène des « craignant- Dieu », ces sympathisants du Judaïsme qui n’allaient pas jusqu’à la conversion totale, illustre parfaitement ce pouvoir d’attraction. Ce sont eux que l’apôtre Paul rencontre dans les synagogues au cours de ses différents voyages et qui souvent formeront un noyau de nouveaux chrétiens. Au début du IVe siècle, la conversion de l’empereur Constantin et sa conséquence, le passage du Christianisme au rang de religion d’État, constituèrent pour le monothéisme juif une dégradation de sa position au profit du monothéisme chrétien, ce qui modifia le cours de l’histoire. Toutes les conséquences de ces faits historiques sont rappelées par Carol Iancu.
L’étude chronologique des différents mythes de l’Antiquité à nos jours qui ont alimenté le « fonds de commerce de l’antisémitisme » donne un tableau d’ensemble comparatif qui permet d’avoir une vue juste à la fois de l’antijudaïsme païen, chrétien, musulman puis de l’antisémitisme moderne, celui qui à partir du XIXe siècle intégra des données pseudo-scientifiques, économiques, nationales, afin de s’adapter à son époque et de garder « sa clientèle ».
L’étude de l’antisionisme, ce nouveau visage de l’antisémitisme qui déguise sous couleur d’une critique « objective » de l’État d’Israël la haine des Juifs, nous donne des clés de compréhension des événements récents. Carol Iancu souligne la force de la haine antijuive qui règne dans tout le monde arabo-musulman et, hélas, dans certaines de nos banlieues. La difficulté qu’y rencontrent aujourd’hui les professeurs d’histoire pour enseigner la Shoah doit être reliée à la circulation dans les pays arabo-musulmans d’un récit collectif accusant les Juifs d’avoir inventé la Shoah ! Carol Iancu rappelle cette déclaration en 1964 de Nasser, Président à l’époque de l’Égypte : « Personne, pas même les simples d’esprit, ne saurait prendre au sérieux le mensonge des six millions de Juifs assassinés ». En Iran, pays qui n’est pas arabe, la négation de la Shoah fait partie de la rhétorique guerrière contre l’État d’Israël.
Carol Iancu déconstruit ainsi les mécanismes politiques et psychologiques qui ont permis à la plus longue haine de l’histoire de perdurer, celle dont l’historien Marc Bloch disait qu’elle constitue « un poison subtil, contagieux, polyfiltrant ».
L’ouvrage Les Mythes fondateurs de l’antisémitisme mérite de se trouver en bonne place dans la bibliothèque de toute personne consciente à la fois du rôle spirituel autant que civilisationnel du Judaïsme dans le monde occidental et des conséquences historiques tragiques de l’antisémitisme.
Nous savons le travail remarquable opéré par les Églises chrétiennes depuis un demi-siècle pour sortir de leur cécité et redécouvrir leurs racines juives. Il aide et aidera à lutter contre l’antisémitisme. La condamnation officielle et sans ambigüité, le 10 décembre 2015, par le magistère romain de la théologie de la substitution (ou du remplacement) née, dès le IIe siècle, d’une interprétation erronée par les Pères de l’Église des Écritures, facilite encore le dialogue judéo-chrétien (à ce sujet, voir le texte « Les Dons et l’Appel de Dieu sont irrévocables » Rm, 11, 29 [2] ).
Mgr d’Ornellas, archevêque de Rennes et auteur, en 2015, avec J.F. Bensahel, président de la communauté libérale de Copernic, du livre Juifs et Chrétiens frères à l’évidence (dédié à la mémoire de Jean-Paul II, du cardinal Béa et de l’historien Jules Isaac), vient de rappeler, lors de la cérémonie organisée pour le 70e anniversaire de l’AJCF, le 5 mars 2018, « la faute morale de la Tradition chrétienne » vis-à-vis du Judaïsme, faute née de l’héritage des Pères de l’Église. Aux prêtres des différentes paroisses de reprendre l’analyse et les paroles des dignitaires de l’Église afin de les transmettre à leurs fidèles.
J’écris ces lignes au lendemain de la sépulture du père Dujardin. Il fut un acteur majeur du dialogue judéo-chrétien et vice-président de l’AJCF. On lui doit en particulier l’initiative des « Trains de la mémoire », c’est-à-dire l’organisation de voyages à Auschwitz-Birkenau pour les élèves des établissements catholiques afin de leur faire prendre conscience du martyre juif. La présence dans l’église Saint-Eustache de nombreux représentants de la communauté juive (Rivon Krygier, Raphy Marciano, Richard Prasquier, Franklin Rausky), les psaumes chantés en hébreu par le rabbin Farhi, tout cela me conforte dans l’idée que Jules Isaac n’a pas travaillé en vain. D’ailleurs un prêtre a rappelé l’importance de son œuvre et, plus particulièrement, de son livre L’Enseignement du mépris (1962).
Cette capacité de l’Église catholique à critiquer sa propre tradition et à reconnaître la valeur du Judaïsme constitue un fait absolument nouveau et très encourageant. Mais cela ne suffira pas à éradiquer en Europe la haine des Juifs et ne doit pas masquer une autre réalité. Carol Iancu écrit à ce sujet que les islamistes ont trouvé « une oreille attentive chez les antisémites européens de la gauche radicale et aussi parfois chez certains antisémites de l’extrême-droite ». Cette collusion a permis d’entendre à nouveau ces dernières années dans des capitales du Vieux Continent le cri « À mort les juifs ! », cri qu’on croyait n’appartenir qu’à l’univers nazifié.
Le mot de Péguy garde donc, hélas, encore son actualité : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme perverse. C’est d’avoir une âme habituée ». Et le livre de Carol Iancu apporte une confirmation à l’appréciation du grand écrivain.
Maud BLANC-HAYMOVICI
Présidente de l’AJC de Paris-Ouest