Cabanel Patrick, Joutard Philippe, Sémelin Jacques, Wieviorka Annette (sous la dir. de), La montagne refuge, accueil et sauvetage des juifs autour du Chambon-sur-Lignon, Paris, Albin Michel, avril 2013, 393 p., 25 €.
Assurément, la page 4 de couverture ne trompe pas le lecteur lorsqu’elle annonce : « les meilleurs spécialistes » de l’histoire du sauvetage des juifs, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont participé à « ce grand ouvrage de synthèse ».
Malgré le nombre des auteurs – 23 pour 25 articles et 5 portraits – il s’agit bien, en effet, d’une synthèse. Les cinq parties, augmentées d’un texte en annexe, suivent un fil conducteur qui évite les articles de digression. Depuis la présentation du milieu géographique et sociologique du Plateau (1ère partie : « La Montagne avant la guerre ») jusqu’à « La mémoire du sauvetage » (5e partie) avec une annexe sur « Les mémoriaux de la Shoah en France » (par Olivier Lalieu), les directeurs de l’ouvrage ont concentré le propos sur les différentes résistances : « La résistance civile » (2e partie), « La résistance spirituelle » (3e partie), les « autres résistances » (4e partie) comme celle d’écrivains, de maquisards voire d’un Allemand. Car la résistance n’était pas que faits d’armes et de sabotage, comme l’ont trop souvent écrit les premiers historiens de la Résistance, et le sauvetage des juifs fut bien une autre forme de résistance, pacifique mais réelle dans la mesure où il déjouait le projet nazi de rendre le monde judenrein (sans un seul juif) et où il contrariait les plans de production de guerre grâce à une main d’œuvre esclave et servile, dans les camps.
Sur ce plateau du Vivarais, région du Lignon ou « La Montagne », soit un territoire pas plus étendu que deux cantons, et en quelques trois années, environ un millier de juifs furent soustraits à la déportation mortelle. L’importance du sauvetage et le caractère spirituel donne une force particulière à cette résistance. C’est sans doute la raison pour laquelle l’Institut Yad VaShem de Jérusalem a rompu avec son principe d’attribuer le titre de Juste parmi les Nations à des individus, en accordant ce titre à l’ensemble de la population du Chambon-sur-Lignon.
Le milieu géographique se prêtait à un tel sauvetage : un plateau d’altitude, et les routes qui y conduisaient étaient difficiles ; un climat rude en hiver qui isolait les villages, en revanche l’été permettait à des citadins de se refaire. Le milieu sociologique était lui aussi porteur pour effectuer de tels secours : une forte minorité protestante (voire une majorité dans certains villages comme Le Chambon-sur-Lignon ou Le Mazet) ; une population qui conserve en mémoire collective les persécutions des dragonnades et le refuge du Désert, un peu plus au sud ; des familles qui partagent avec les juifs une approche quotidienne de l’Écriture. L’histoire du Plateau explique aussi cet engagement dans une résistance spirituelle : non loin de là, dans le Vivarais également, avait vécu la famille Durand, qui prophétisa malgré les interdits et les menaces de galère au début du XVIIIe siècle, dont Marie toute jeune encore arrêtée et enfermée 38 ans dans la Tour de Constance à Aigues-Mortes où elle encourageait ses coreligionnaires, détenues comme elle, à résister à la persécution. Mais la population catholique partageait avec ses voisins protestants une histoire de résistance et de liberté : la région se distinguait par ses positions républicaines, radicales-socialistes. Et si les protestants furent nombreux parmi les sauveteurs, leurs voisins catholiques ont aussi osé braver tous les dangers pour secourir les proscrits, ces juifs coupables d’exister.
La Cimade, le Secours suisse, les quakers et bien d’autres organismes encore se sont associés à des mouvements juifs comme les Éclaireurs israélites de France ou l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants), pour tisser des réseaux de planques et de passage vers la Suisse. Le collège cévenol accueillait de nombreux pensionnaires juifs. Certes il y eut des meneurs : les pasteurs Theis et Trocmé, ce dernier efficacement épaulé par son épouse Magda, mais toute la population des villages du Plateau s’est impliquée (plus ou moins fortement) dans ce sauvetage : les habitants des fermes, les propriétaires d’hôtels, de pensions etc. Et si quelques familles se tinrent à l’écart de ces réseaux, au moins elles ne dénoncèrent aucun voisin : tous se taisaient sans chercher à bien connaître les activités de l’entourage. Il fallait agir et ne pas parler.
Jacques Sémelin fournit une excellente définition de la « résistance civile », en s’appuyant sur « l’exemple emblématique du Chambon et de son Plateau », dont le but « n’était pas de lutter les armes à la main… mais de sauver les vies de celles et ceux qui étaient persécutés… » (p. 65). Cette résistance civile trouvait sa source dans une résistance spirituelle que des pasteurs, sous l’influence notable et notoire du théologien suisse Karl Barth, préconisaient. C’était le refus de tuer (pacifisme et objection de conscience sont très répandus dans les milieux protestants des années trente) et refus de se soustraire à tout commandement divin qui devait obligatoirement primer sur tous les commandements des hommes. La liberté de conscience guidait la résistance.
L’ouvrage fait donc découvrir ces hommes et ces femmes éclairés par leur liberté de conscience pour mieux résister aux persécutions. Des noms connus sont également livrés, tels les Philip (André et sa femme), André Chouraqui caché et résistant à la fois, Jules Isaac, Léon Poliakov, Georges Vajda, ces trois derniers juifs, cachés sur le Plateau. C’est là encore que Camus conçut et rédigea La Peste, où l’on voit une population rongée par un mal, certains résistent d’autres non.
Le livre est enrichi par des tableaux, un index fort utile et une bibliographie qui rappelle entre autres les travaux antérieurs lors de colloque (1992 et 2003) et notamment ceux de Pierre Bolle.
Danielle Delmaire
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