Accueil > Documentation > Judaïsme et christianisme > Personnalités > Personnalités juives > Colette Kessler > Colette Kessler, l’écoute en partage

Colette Kessler, l’écoute en partage

Un article de Marguerite Léna, Communauté Saint-François Xavier

Article paru dans « La Croix », Supplément du vendredi 12 Juin 2009.

Marguerite Léna est une philosophe française spécialiste des questions d’éducation. Elle a eu pour maître et ami le philosophe Paul Ricœur. Elle est membre de la communauté apostolique Saint-François-Xavier et amie de l’AJCF.

A son grand regret, elle a oublié de signaler dans son article que Colette Kessler a été pendant des années vice-présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France et pour des raisons de santé, elle ne s’était pas représentée en mai 2008 et était devenue présidente d’honneur de l’AJCF.

En complément de cet article sur notre amie Colette, vous pouvez lire le beau texte de Brigitte Martin-Chave, sœur de Sion à Lyon, sur l’office de ses obsèques. Site ND de Sion

Au matin du 3 mai, Colette Kessler achevait son chemin de vie terrestre. Selon la tradition juive, un office à la synagogue a marqué, dimanche 7 juin, le trentième jour après ses obsèques. Mais cet office avait une particularité : il rassembla auprès de sa famille, dans une même célébration, non seulement la communauté juive libérale à laquelle elle appartenait, mais aussi ses « amis chrétiens » comme elle aimait nous appeler, nous qui avons eu le bonheur et la grâce d’être accueillis dans son amitié. Cet office, Colette l’a souhaité expressément, voulant qu’il prolonge entre nous, dans la prière, les liens de reconnaissance mutuelle qu’elle a tant contribué à créer et à approfondir. Nous avons prié pour elle avec les psaumes qui ont nourri sa vie spirituelle, à la synagogue comme dans les monastères où elle a si souvent fait entendre la résonance en eux, ininterrompue, inoubliable, de la voix juive.

Nous ne prétendrons pas que rien ne nous sépare. Colette en était lucidement et souvent douloureusement consciente. Son judaïsme était trop libre pour se refuser au dialogue, mais trop profondément fidèle pour s’y plier de manière facile par des compromissions ou des approximations. Simplement nous essaierons d’être à notre tour fidèles à la vocation essentielle de sa vie : faire jaillir entre les juifs, ses frères, et les chrétiens, ses amis, « l’éclair de la rencontre ».(L’Éclair de la rencontre. Juifs et chrétiens : ensemble, témoins de Dieu, de Colette Kessler [Parole et Silence, 2004].)

Je ne puis oublier le jour où elle a tiré d’un meuble, pour me la tendre, l’étoile feutrée et pâlie qu’elle a portée, enfant, pendant la guerre. Cette étoile, qui se voulait signe d’opprobre, elle l’avait portée tête haute, y pressentant « le symbole d’une valeur insoupçonnable qu’il serait de (son) devoir de chercher à découvrir ». Sa vie est l’histoire de cette découverte. Elle l’a conduite d’abord à la synagogue libérale de la rue Copernic, puis à l’Institut international d’études hébraïques, en auditrice et lectrice émerveillée de grands noms du judaïsme d’après-guerre, André Zaoui, Edmond Fleg, Jules Isaac, André Neher...

Cette découverte n’était pas seulement pour elle. Colette fut très vite, et pendant plus de quarante ans, une enseignante de la foi juive dans le cadre du Talmud Tora, d’abord rue Copernic (Union libérale israélite de Fiance), puis au MJLF (Mouvement juif libéral de France) qu’elle contribua à créer avec le rabbin Daniel Farhi. Elle aimait citer un texte midrashique dans lequel Dieu demande à Moïse de lui désigner les garants de la Promesse ; les Anciens, les Patriarches et les Prophètes sont successivement récusés, car déjà morts ou pas encore nés ; ce sont les femmes d’Israël qui donnent la juste réponse : « Que nos enfants soient nos garants. » Enseignante, mère et grand-mère d’une magnifique famille, elle a fait de cette réponse une réalité pour aujourd’hui.

Très tôt aussi, dès les lendemains de Vatican II, Colette a su répondre à la demande des milieux chrétiens désireux de mieux connaître, après les siècles du mépris, la tradition juive. Il s’agissait pour elle de « prendre conscience de la profondeur de ce qui nous unit et (de) déceler le secret de ce qui nous sépare ». Je peux témoigner de la générosité, avec laquelle elle assura, pendant plusieurs années, dans notre lycée Charles-Péguy de Paris, la formation au judaïsme des jeunes d’origine juive, sans compter ses interventions auprès des élèves chrétiens de nos établissements. Mais les P. Dupuy et Dujardin, les moniales d’Eygalières, de Grandchamp et de tant d’autres monastères, les diaconesses de Versailles, les Sœurs de Sion, le Sidic et l’Association des écrivains croyants pourraient mieux que moi évoquer les innombrables rencontres, sessions, offices monastiques ou Seder de Pâques partagés. Dans l’écoute mutuelle, dans l’approfondissement des textes et des rites, chacun s’approchait de ce « secret » qui dès lors n’était plus tant de séparation que d’humble accueil d’un mystère commun, celui de l’unique dessein de Dieu dans notre histoire.

C’est à cette profondeur-là qu’il faut chercher la source. Écolière, Colette passait chaque jour devant la façade de l’Armée du salut, où figurait une phrase : « Dieu te cherche. » Elle y voyait un point de départ de sa propre quête de Dieu, un Dieu qui se laisse trouver, qu’on puisse écouter et prier de manière personnelle, qu’on puisse aimer « de tout son cœur, de toute son âme et de tout son pouvoir », comme le demande le Shema Israël. C’est en son nom et par amour pour lui qu’elle a tant œuvré à restaurer le dialogue entre le fils aîné et le fils prodigue de la parabole, se réjouissant de chaque pas en avant, nous aidant chacun à faire le nôtre. Car c’est de l’indivisible amour du Père pour ses deux fils qu’il s’agit, en définitive, dans notre tâtonnant dialogue.

La foi chrétienne nous a appris que cette réunion en un seul peuple se scelle au pied de la Croix. Vent toujours un moment où l’avancée du dialogue ne demande plus seulement des pensées et des actes, mais de porter dans son propre corps le poids des divisions et de la détresse spirituelle du monde. Ces dernières années, Colette a vécu dans sa chair l’épreuve de la maladie. Malgré la fatigue croissante, elle demeurait habitée par l’urgence de travailler, d’écrire, de parler... Puis il y eut ce dernier Seder, si proche de sa mort. Elle m’y avait conviée, comme si j’étais de sa propre famille. Nous pressentions tous, et elle mieux que nous, que ce repas pascal serait le dernier. Elle l’avait désiré d’un grand désir. Il coïncidait avec la vigile du Jeudi saint. Elle était au seuil de sa propre Pâque. Elle était prête pour l’éclair de la Rencontre.