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Philippe Boukara : Dialoguer, ici et maintenant

Lundi 24 mars, au Mémorial de la Shoah, rencontre avec un groupe nombreux de visiteurs catholiques venus du diocèse des Hauts de Seine. J’analyse le mécanisme complexe de la judéophobie comme l’envers négatif de la complexité du fait juif, qui est objet de questionnement permanent pour les Juifs eux-mêmes comme pour les non-Juifs autour d’eux. En aparté, brève conversation avec un jeune prêtre, allant d’emblée à l’essentiel : « Votre souci à vous les Juifs d’approfondir sans cesse les questionnements ne peut être transposé tel quel dans l’Église, car celle-ci s’adresse à de grands masses humaines à qui elle adresse une simple demande : croire en Jésus venu sauver l’humanité. Demande de croyance, et non demande d’interrogation, qui peut et doit, certes, s’exercer aussi, mais avec une minorité se sentant concernée. »

Mardi 25 mars, Colmar, conférence, consacrée encore à la judéophobie, devant un public là aussi nombreux, réuni par le groupe local de l’Amitié judéo-chrétienne. Bref dialogue avec une femme chrétienne, assez jeune, qui dit ce que la prise de conscience de l’antisémitisme a représenté pour elle dans l’adolescence un bouleversement lui faisant découvrir la puissance des préjugés négatifs, et la menace qu’ils représentent pour les fondements mêmes de la civilisation.

Cette possibilité d’aller au fond des choses dans le dialogue avec de vrais amis chrétiens est une expérience privilégiée. Dans le cadre de l’Amitié judéo-chrétienne de France, en particulier, avec son excellente revue, Sens, que dirige Yves Chevalier, et son site Internet, le sentiment d’extrême solitude qu’éprouvent tant de Juifs aujourd’hui - sentiment à vrai dire ancestral, mais récemment ravivé - est battu en brèche. Non, le monde autour de nous ne se divise pas entre nos ennemis déclarés et de faux amis qui seraient des ennemis cachés.

Depuis le Meiri (1249-vers 1310), en Catalogne, et Jacob Emden (1677-1776), en Allemagne, jusqu’à Elie Benamozegh (1823-1900), en Italie, ou encore Léon Askénazi (1922– 1996), nombre de grands maîtres ont estimé que dans certaines conditions, les chrétiens, comme les musulmans, contribuent à répandre dans l’humanité le message monothéiste et la morale biblique. Si Israël joue son rôle spécifique de "lumière pour les Nations"(Is 49,6), une partie de cette lumière peut et doit être captée et relayée dans leurs deux univers par chrétiens et musulmans. La "nation sainte et dynastie de prêtres"(Ex 19, 6) est dépositaire de la Torah reçue au Sinaï. Mais ce dépôt est provisoire, en attendant que les nations du monde acceptent elles-aussi d’en recevoir le joug : c’est le sens même du messianisme juif. On est loin, alors, du clivage absurde opposant des Juifs "religieux", qui seraient seuls garants de la Torah, et des Juifs "laïcs", qui laisseraient aux premiers le monopole de la Torah (de sa lecture, de son étude, de sa mise en pratique). Car c’est toute l’humanité qui est concernée et que nous avons à servir comme des prêtres. Faire le choix du pessimisme radical dans nos rapports avec les autres, c’est faire un choix contraire à l’esprit messianique, qui suppose que le message peut être entendu, et peut même l’être "prochainement, rapidement et de nos jours".

Le philosophe de langue yiddish Israël Jefroykin (1884-1954), s’exprimant en 1936, disait que ce n’est pas parce qu’on nous persécute que nous sommes Juifs, c’est parce que nous sommes Juifs que l’on nous persécute. Cela revient à dire que le Judaïsme a un devoir d’enseignement envers l’humanité – même envers ses persécuteurs, pourrait-on dire en poussant l’argument à l’extrême. Le dialogue évoqué plus haut est une bonne école où se former pour mieux enseigner.

(Article paru dans Actualité juive en avril 2014)

Philippe Boukara est historien spécialiste du judaïsme, il travaille au Mémorial de la Shoah et est membre du comité directeur de l’Amitié judéo-chrétienne de France.