Tamar est une femme fantastique [1]. Elle est emmenée au bûcher que son propre beau-père, Juda, a ordonné de dresser dans un jugement péremptoire, sans appel. Elle se retrouve seule, abandonnée de tous, oubliée et négligée par sa propre famille. Elle va mourir dans l’ignominie la plus totale, sous le coup d’une accusation qui donne bonne conscience à ceux qui l’emmènent vers le feu purificateur. Elle aurait pu crier, se débattre, accuser de tous les maux du monde ceux qui l’emmènent ainsi à la crémation. Mais elle ne le fait pas. En catimini, au dernier instant, elle fait parvenir à Juda les signes de sa paternité et, avec ces objets, deux mots : « Haker na », « reconnais, s’il te plaît ». Pas un grand discours moralisateur, pas une justification de son comportement. Presque rien. Juste la noblesse d’un cri à peine perceptible. Juda aurait pu passer outre sans que personne ne se doute de rien. Et avec sa bru, ce sont les traces même de sa responsabilité qui auraient disparu…
Presque rien, mais peut-on dire plus en si peu ? C’est sans doute un des discours les plus puissants de toute la Bible, où tout est en germe, si l’on veut entendre. Deux mots au bout desquels la vie de Tamar va se jouer. Mais pas seulement la sienne : aussi celle de Juda, et par-delà, celle d’Israël, et même, du messie [2] . Si Juda ne reconnaît pas, ce sont en effet ses propres fils qui vont mourir dans le ventre de Tamar, et avec eux, la lignée messianique... C’est donc sa propre paternité, la responsabilité de ses actes dans l’histoire qu’il doit reconnaître. Il doit se reconnaître lui-même, pour en se sauvant, la sauver. Sinon, tout est perdu, sauf l’honneur… Et c’est ce qu’il va faire. Grâce à elle, il va devenir lui-même, il va se reconnaître lui-même, en endossant la paternité des actes qu’il a posé dans l’histoire, et en décidant de s’en reconnaître responsable. Et il va devenir le grand Juda, celui qui est capable de rencontrer Joseph et de remettre en place la fraternité malmenée, pour la relancer vers la construction du peuple d’Israël et du messie qui en descend.
Depuis que j’ai rencontré le Père Jean Massonnet - il y a de cela déjà plus de dix ans ici à Lyon -, c’est ce travail de reconnaissance de l’Église face au Judaïsme - face à son passé, à ses actes et à son enracinement dans la source juive - que j’ai la sensation d’avoir rencontré. Un travail lent, assidu, honnête, discret comme il en a le secret, mais un travail réel qui cherche à refonder l’Église dans les sources qui la portent et dans la reconnaissance entière de sa responsabilité dans l’histoire.
Je voudrais juste vous donner un exemple de ce travail de reconnaissance auquel Jean Massonnet s’est attelé depuis fort longtemps. A partir de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université Catholique de Lyon en 2001, Jean Massonnet a tiré un livre, Aux sources du christianisme – La notion pharisienne de révélation, paru en 2013 chez Lessius. Ce n’est pas un livre facile, mais quelle richesse [3] ! C’est là un véritable document de travail où la relation de Jésus avec le Judaïsme de l’époque est remise en chantier. Ce livre solide, bien documenté, témoigne de la conversion profonde du regard chrétien à l’encontre du Judaïsme, et du travail que cette conversion engendre : un travail sur ses propres sources qui ouvre de nouvelles perspectives sur son propre avenir et cherche à le renouveler. Le christianisme s’y redécouvre greffé sur la racine vivante de l’olivier qui le porte. Cette racine n’est pas réductible à un livre, l’Ancien Testament. Car derrière le livre, ce qui le porte et y fait circuler sa sève, c’est un peuple vivant qui atteste de - et renouvelle sans cesse jusqu’à aujourd’hui par son témoignage - la révélation du Dieu vivant. C’est dans la dynamique de cette Torah écrite portée et nourrie par la Torah orale – et dans une révélation quelque part toujours actuelle, car toujours réactualisée - que Jésus s’inscrit au cours de sa vie, et c’est elle qui porte les premiers pas de l’Église.
Il importe dès lors de comprendre que lorsque Vatican II dans la déclaration Nostra Aetate rappelle le lien qui l’unit au peuple juif, il renouvelle ce faisant l’alliance et le lien vivant qui lient l’Église et la Synagogue depuis les origines, même si ce lien avait plutôt eu tendance à être oublié, négligé, voire méprisé, au cours de l’histoire. Par la relation avec le judaïsme vivant, il s’agit donc pour l’Église de renouer avec sa propre vie, avec ses propres sources, et d’ainsi relancer le dynamisme messianique à l’œuvre au cœur de l’histoire.
Ne nous méprenons pas : l’histoire de Tamar est un avertissement. La lignée messianique dans l’histoire reste fragile et exige la responsabilité de l’homme dans ses actes. Sans cette responsabilité, l’histoire pourrait avorter, ou pire, échouer. Il est donc grand temps que Juifs et chrétiens reprennent leur part et leur place dans leur responsabilité face à l’histoire qui attend leur témoignage. Comme nous le rappelle la Choah, il est peut-être déjà trop tard [4] , le pire peut arriver. A nous de faire que ce pire ne se renouvelle pas - comme nous l’a rappelé tout au long de sa vie Elie Wiesel, de mémoire bénie -, mais qu’au contraire il devienne l’occasion du meilleur.
Si Jean, par ses multiples activités et par son œuvre, n’avait fait que témoigner de l’urgence de cette reconnaissance et de sa nécessité vitale, dayenou, cela nous aurait suffi. De cela, nous devons le remercier, mais je crois que le véritable honneur qui lui revient et que vise à lui donner cette remise de prix, c’est de faire connaître son travail, pour qu’il puisse servir de base et de fondement de la reconnaissance pour les générations à venir, et ainsi participer au renouvellement durable des relations entre Juifs et chrétiens, et à travers eux, au renouvellement du monde.
Édouard Robberechts
Aix Marseille Univ, CNRS, TDMAM, Aix-en-Provence, France.