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Gegeneinander, Miteinander, Nebeneinander

(Les uns contre les autres, les uns avec les autres, les uns à côté des autres)

Conférence prononcée en allemand le 13 février 2015 par Liliane Apotheker, à l’occasion d’une rencontre œcuménique à Essen, organisée par la publication « Oekumenische Rundschau ». La question posée était : existe-t-il un œcuménisme chez les Juifs ? Peuvent-ils prier ensemble ? Célébrer ensemble ? La réponse ne se place pas sur le registre théologique, mais cherche à décrire une réalité concrète.

Mesdames, Messieurs,

D’abord permettez-moi de remercier chaleureusement la Rév. B. Rudolph de m’avoir invitée à ce colloque et d’avoir tout mis en œuvre pour permettre ma participation. Le français est ma langue maternelle, celle dans laquelle je pense et j’écris, l’Allemand est la langue que j’ai toujours parlée avec ma mère, sans jamais vraiment l’apprendre. Je vous prie donc d’excuser mes fautes de grammaire et mes lacunes en vocabulaire.

Je suis très sensible à ce que représente véritablement le processus de traduction. Quand on traduit dans une autre langue, on passe dans une autre culture, dans un autre système de pensée, la réception dans cette culture n’est donc pas la même, les mêmes mots ne recouvrent pas forcément exactement le même concept. J’en ai conscience et malgré la qualité de la traduction proposée ici, je vous incite à me poser des questions pour clarifier mes propos, à la fin de mon intervention.

Un dernier mot pour dire mon admiration de la langue allemande qui permet d’énoncer un sujet aussi complexe en trois mots composés et percutants ; il faudrait plusieurs phrases pour le dire en langue française, une langue moins conceptuelle.

Je suis engagée dans le dialogue judéo-chrétien en France depuis 25 ans, et mon expérience du terrain m’a appris que le dialogue œcuménique et le dialogue interreligieux connaissent une grande proximité ; ce sont souvent d’ailleurs les mêmes personnes qui s’y engagent en raison de leur compréhension et de leur vécu de la différence. En France c’est un éminent penseur protestant Fadiey Lovsky, dont les travaux inspirent l’Amitié Judéo-Chrétienne depuis longtemps, qui a pensé l’œcuménisme en lien avec le rapport des Églises chrétiennes avec le peuple juif. Son essai s’intitule La déchirure de l’absence, et son hypothèse de travail est que le rapport au peuple juif est déterminant pour la réussite de la démarche œcuménique.
Sans approfondir cette hypothèse, on peut affirmer que les deux dialogues partagent le fait de reconnaître une véritable légitimité à la spiritualité de l’autre. Quand cette légitimité n’est pas reconnue, il y a comme une volonté d’hégémonie qui contredit à mon sens la substance même de la spiritualité.

La demande qui m’a été adressée pour cette rencontre est de traiter de l’aspect pratique de l’équivalent de l’œcuménisme dans le Judaïsme. Je vais donc commencer par relater mon expérience personnelle à partir évidemment d’une perspective féminine. Je suis née dans une famille juive traditionnelle qui pratiquait surtout les grandes fêtes juives, donc les grands rendez-vous liturgiques du calendrier hébraïque que sont Pessah, Rosh Hashana, Kippour et bien sûr le Shabbat. La synagogue de mon enfance était une synagogue orthodoxe, de stricte observance, avec une séparation rigoureuse des hommes et des femmes pour la prière et tout ce qui concernait le culte, chacun étant dans son rôle traditionnel. Je précise que la plupart des fidèles étaient des Juifs comme mes parents, attachés à la tradition mais pas très pratiquants. Pourtant, pour eux, prier dans une autre synagogue eût été impensable. Ils se sentaient bien dans celle-ci et y retrouvaient leurs amis et leurs semblables.

Cette expérience me permet de vous proposer une première conclusion : Les fidèles de religion juive choisissent souvent un lieu de culte en fonction de leur habitude, et du lien social qu’ils y retrouvent, non pas forcément en raison de leur degré d’adhésion à la pratique religieuse. Cela occasionne une diversité de population, des gens plus ou moins pratiquants prient ensemble sans problème. La pratique des Mitsvot est la grande variable dans la religion juive, mais elle ne semble pas être l’unique déterminant dans le choix d’une synagogue, ou d’un courant du Judaïsme.

Arrivée à l’âge adulte, mère de famille moi-même et avec une vie très différente de celle de mes parents, j’ai choisi une autre option : le mouvement Massorti. Pour faire court, ce mouvement est une voie médiane entre l’Orthodoxie juive et le Judaïsme libéral. Il reconnaît aux femmes le même accès qu’aux hommes à tout ce qui se passe à la synagogue : les femmes montent à la Torah pour sa lecture, peuvent accéder à toutes les fonctions, y compris rabbiniques, la prière est dite en hébreu, l’historicité des textes est reconnue, le lien avec Israël est fort et les personnes qui veulent se convertir sont bien accueillies. C’est ma volonté de transmettre à mes enfants un Judaïsme dans lequel ils pourraient pleinement se reconnaître et s’accomplir qui a déterminé ma démarche. J’ajoute que ma fille a été très sensible à la place de la femme, et que pour moi aussi cela a été un élément décisif. J’ai pu constater que les hommes de ma famille étaient moins concernés que moi par la question du droit des femmes. Mais dans la durée, le fait que les familles ne sont pas séparées pendant la prière a joué un rôle important pour eux aussi. La présence unie de toute la famille sous un seul et même Talith, le châle de prières, lors de certaines bénédictions les a convaincus.

Il existe de nombreux courants dans le Judaïsme, on pourrait longuement les décrire mais nous n’en avons pas le temps. On peut néanmoins avancer une hypothèse simple : chacun choisit sa synagogue en fonction d’un ethos qui lui convient, une atmosphère générale qui réunit des éléments que l’on trouve déterminants.

Les nombreux courants existants sont d’ailleurs en constante évolution, même au sein de l’orthodoxie la plus stricte. La place de la femme, paramètre de la modernité pour toutes les religions, ébranle même une certaine orthodoxie qui paraissait pourtant immuable, et on voit apparaître un mouvement de néo-orthodoxie féministe qui prend de l’ampleur.

À l’autre extrême du spectre, les libéraux très progressistes opèrent un retour vers plus d’attachement à une pratique traditionnelle, se rapprochant ainsi du Judaïsme massorti ; mais donnant lieu aussi à des nouveaux courants qui remettent tout en question, y compris la foi en Dieu, ce qui paraît le plus étonnant. Je pense à certains courants qui privilégient l’humanisme et l’éthique qui découlent des Écritures et laissent de côté la question de la Émounah, la foi en Dieu. Tous ces courants peuvent prier ensemble si l’occasion ou la nécessité se présente, et si le désir de cohésion est plus fort que ce qui les sépare sur le plan idéologique.

Mais le plus intéressant est à mon sens tout ce qui se passe à l’extérieur des synagogues, hors des murs des institutions religieuses, et je pense que cela est vrai aussi pour les Chrétiens. Nous assistons à l’éclosion de manifestations parallèles, à la marge des courants traditionnels, et qui ne veulent plus laisser aux institutions religieuses la mainmise sur tout.

Le Limoud en est un très bon exemple. Il s’agit d’une grande rencontre de tous les courants du Judaïsme, y compris tout ce qui concerne son développement culturel, ses instances sociales et politiques, ses personnalités littéraires et artistiques, bref tout ce qui fait sa substance. Cette manifestation originaire d’Angleterre se déroule sur plusieurs jours et existe maintenant dans plusieurs pays. Elle permet à tout le monde de se rencontrer autour d’un projet d’enseigne-ment qui n’est d’ailleurs pas exclusivement religieux. Cela est dû à l’importance de l’étude dans le Judaïsme où celle-ci a toujours occupé une place prépondérante. De même, on assiste à des phénomènes très intéressants en Israël, où un grand public laïc s’approprie des temps forts de la pratique en organisant par exemple une « Kabbalat Shabbat », une entrée en Shabbat à Tel Aviv près de la plage, pour un public large, peu habitué à la synagogue. Par ailleurs, on voit de nombreuses personnes très détachées de la religion se mettre à l’étude des textes, dans une démarche qui relève à la fois de l’intellect et du retour aux sources. Tout cela est possible car le ciment, « le Miteinander », ne dépend pas que de la foi et encore moins de la pratique, mais plutôt de l’appartenance : nous sommes un peuple avec une religion, ne l’oublions pas. Ce sentiment d’appartenance permet un kaléidoscope improbable avec toute une gamme de gens qui peuvent être des croyants non pratiquants, et des incroyants pratiquants, des sceptiques et des croyants « normaux ».

Cette forte cohésion tient lieu de véritable œcuménisme et il convient d’examiner quels en sont les ressorts :

• Une grande habitude de la diversité, qui est considérée depuis toujours comme une richesse. Nous n’éprouvons pas le besoin de surmonter cette diversité pour la remplacer par l’unité. L’épisode biblique de la Tour de Babel est depuis longtemps compris, dans la littérature rabbinique, comme un éloge de la diversité.

• Une pensée qui se veut toujours dynamique, dont le moteur est la ferveur et la volonté de faire ce que l’Éternel nous demande. La centralité du récit biblique en est le cœur même ainsi que notre rapport à la Loi, la Torah, qui est comme inscrit dans notre ADN. Ce rapport à la Loi est constitutif, à mon sens, de la vie juive, que l’on soit pratiquant ou pas. Cela ne signifie pas que nous vivions tous selon la halakha, mais que nous nous déterminons par rapport à elle. Si nous ne pratiquons pas, nous nous savons dans la transgression. La casherout en est un bon exemple, les foyers juifs ne sont pas tous cashers, mais chaque Juif sait comment faire pour que son coreligionnaire puisse manger à sa table. Application de la Loi, connaissance de la Loi, transgression de la Loi, toutes sont des modalités du rapport à la Loi…

• Pas de vocation universaliste qui comporte toujours un risque de dilution du message : le vivre-ensemble du peuple juif est consolidé par une transmission en interne de son histoire, un récit religieux édifié par des rites ponctués par de grands rendez-vous religieux comme les fêtes. Beaucoup de choses se passent au sein des familles, la communauté est la famille élargie et dans une famille il y a toujours de tout, mais le lien familial prime sur les désaccords.

Ceci dit, nul ne peut ignorer l’universalité du message. Les Psaumes en sont un exemple édifiant : nous et vous pouvons tous réciter les Psaumes ensemble. Leur substance est accessible à tous, peu importe la religion que l’on pratique, ou le degré de ferveur que l’on met à la pratique. Cela vient de la portée universelle du contenu, du souffle majestueux qui les habite ; ils permettent l’unité de tous les courants, et aussi de quelque chose qui dépasse le clivage entre Juifs et Chrétiens.

• La foi n’est qu’un élément dans l’existence juive. La culture, la civilisation, le sentiment d’appartenance que l’on appelle aujourd’hui identité, la communauté de destin sont plus forts que les divisions et les différences. Cela représente une assiette très large de modalités d’adhésion. Seuls les extrêmes, comme par exemple le mouvement Haredi (l’orthodoxie la plus stricte) sont véritablement sectaires, se considérant les seuls à détenir la vérité absolue, se coupant complètement des autres dans un souci de préservation sans doute, excluant tous ceux qui ne pensent pas comme eux.

Il peut y avoir bien sûr différence d’opinion, allant jusqu’à la controverse, mais tous les Juifs peuvent prier ensemble autant qu’ils le souhaitent et débattre théologiquement sans se convaincre mais en élargissant le champ du théologiquement possible.

Une unité de tous ces courants serait à mon sens un appauvrissement. L’origine et l’horizon de ces courants est et restera l’ancrage dans le texte biblique, le rapport à la Loi, à l’Histoire et au destin commun. L’équivalent de l’œcuménisme dans le Judaïsme, c’est avant tout son adhésion à un texte constituant.

Liliane APOTHEKER
Vice-Présidente de l’ICCJ