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Retour de Hongrie

Cette année la rencontre annuelle de l’ICCJ a eu lieu à Budapest et à Kecskemet, du 24 au 28 juin.

Le thème en était :

« Vers la réconciliation dans un monde fragmenté : des contributions juives et chrétiennes à une responsabilité citoyenne »

En choisissant le thème et le lieu, les organisateurs ont voulu marquer le centenaire de la fin de la première guerre mondiale, une guerre dévastatrice qui a laissé des traces indélébiles dans tous les pays européens mais peut-être en particulier en Europe Centrale et de l’Est, des régions touchées par deux totalitarismes successifs. L’objectif était aussi de faire entendre la voix des chercheurs locaux, qui pensent et vivent dans un contexte particulier, empreint de l’histoire sanglante et de la barbarie inouïe du siècle dernier.

On pouvait se demander si c’était bien, même juste, de se rendre en Hongrie, un pays où une campagne antisémite virulente a visé très récemment George Soros, citoyen du monde d’origine hongroise et philanthrope, qui soutient la démocratie et les droits de l’homme dans une centaine de pays. Nous n’avons pas échappé par moments à une présentation des faits qui étayait la volonté politique locale. Mais nous avons vécu de beaux échanges qui font réfléchir et penser, des interrogations profondes qui sont quelquefois plus furtives dans nos démocraties occidentales, où l’engagement citoyen peut parfois paraître en perte de vitesse.

Dans son introduction au programme de la conférence, Pavol Bargar, d’origine tchèque et vice-président chrétien de l’ICCJ, dit avec force que dans notre association nous affirmons que nous ne sommes pas de simples croyants qui dans le confort de leur foi pourraient oublier le monde qui nous entoure. Nous sommes convaincus que Chrétiens et Juifs, ensemble avec d’autres croyants et aussi avec des athées, avons à contribuer à l’existence et au développement de nos sociétés. Nous sommes appelés à une citoyenneté responsable, ce point constitue la clé de notre perception du monde et de notre action et était au cœur de la thématique de cette rencontre en Hongrie. En effet, dans un monde fragmenté, blessé et traumatisé par un passé violent, l’engagement responsable de tous est le remède incontournable pour assurer la jeunesse d’un avenir meilleur. Dans un régime autoritaire cet engagement est plus difficile, même si la motivation est pour certains plus forte.
La véracité de nos engagements se vérifie d’autant mieux quand nous sommes confrontés à des situations de crise, et de nombreux participants des pays membres de l’ICCJ en vivent ces jours-ci.

Le plus dépaysant pour moi aura été la rencontre avec la langue hongroise. C’est bien la première fois que, malgré tous mes efforts, je n’aurai pas réussi à saisir ou à comprendre un seul mot. La singularité de la langue hongroise, qui ne ressemble véritablement à aucune autre langue européenne, me pousse à m’interroger sur l’effet d’une telle exception linguistique sur la communicabilité d’une culture. De plus cette exception n’aboutit-elle pas à un désir d’inviolabilité culturelle, à une trop fière solitude ? Je ne fais là que poser une question.

La conférence, avec sa palette de conférenciers issus des universités hongroises, laisse entrevoir que l’exploration partagée du passé pourrait engendrer un avenir faisant place à l’inclusion des minorités et à une future perméabilité de la culture. J’en donne ici un petit aperçu, sans pouvoir bien entendu restituer tout ce qui a été dit.

 La séance d’ouverture

Le Cardinal Peter Erdö, primat de Hongrie, et le Dr. Judith Frishman, qui enseigne le Judaïsme à l’université de Leiden aux Pays-Bas, ont pris tour à tour la parole lors de cet événement habituel qui a pour objectif de lancer la thématique des jours suivants. Le Cardinal a plaidé pour un retour aux sources et un renouvellement interprétatif qui permettront une revitalisation des trois religions monothéistes : selon lui, nous ne partageons pas uniquement un passé triste et sanglant mais aussi une attente et une espérance ; nous devons répondre aux interrogations qui nous sont faites et susciter de l’espoir par nos réponses ; nous devons être réceptifs à l’amour que Dieu nous porte, avoir confiance en Lui et agir dans le sens d’une collaboration avec Lui.

Judith Frishman a reconnu qu’elle n’était pas optimiste pour notre monde et que cela avait dicté son choix de textes bibliques tragiques comme le récit du Déluge : il ne faut pas perdre de vue, disait-elle, cette dimension tragique de notre histoire afin de ne pas fermer les yeux sur notre capacité humaine à faire le mal et à le répéter avec obstination ; nous semblons avoir perdu notre sensibilité au mal que nous-mêmes faisons ; notre aptitude à tirer les leçons de l’histoire semble atrophiée. Après le Déluge, Dieu promet de ne plus détruire l’humanité : s’agit-il d’une réconciliation ou d’une acceptation de l’humanité telle qu’elle est ?

J. Frishman comprend la « Techouvah » comme un « activisme de l’Alliance », qui nous obligerait à prendre conscience de l’injustice sociale et à y remédier.

Quand nous commémorons le passé, comme à « Ticha Beav » par exemple, nous devons aussi examiner notre conscience, nous repentir et nous rappeler le mal que nous faisons. C’est la meilleure façon de combattre la décadence morale que nous vivons. La mémoire des souffrances passées ne doit pas nous séparer mais au contraire nous conduire vers une humanité plus unie. De quoi peut être faite cette unité ? Son contenu pourrait être une réconciliation qui fait place à la compréhension de l’autre, et au respect de la diversité.

Cette évocation de textes bibliques pessimistes m’a interpellée. Les croyants de toutes les religions ont souvent un message d’espoir, fait de confiance en Dieu. Mais décréter l’amour et la confiance ne changera pas le cours de l’humanité, malgré tout le bien que cela peut faire à l’individu dans son quotidien. La crise des réfugiés que nous vivons en Europe démontre notre indifférence à leur détresse terrible et notre incapacité à accepter la diversité. Même les appels répétés du Pape François ne nous convainquent pas.

Sommes-nous comme la génération d’avant le Déluge ? Cette sombre clairvoyance qui est en tension avec l’espérance de la foi est à mon sens indispensable pour éviter que nous ne lâchions la proie pour l’ombre. Nos collègues américains et allemands présents à cette rencontre ont laissé entendre à maintes reprises que le temps est à l’action, plutôt qu’aux paroles…

 Paroles d’experts et d’autres

Des extraits musicaux, un très beau ballet contemporain, un jeu de cartes paradigmatique visant à pénétrer une tradition religieuse (en l’occurrence le Judaïsme), ont trouvé leur place au milieu des nombreuses communications verbales.

L’avenir est au renouvellement des modes de communication, les délégués présents à l’Assemblée Générale nous l’ont dit. Ils préfèrent tous une rencontre leur donnant une participation plus active comme les « buzz groups » instaurés depuis quelques années à l’issue des séances plénières. Ceux-ci permettent à de petits groupes formés spontanément à l’issue de chaque communication d’échanger immédiatement sur ce qui vient d’être dit.
Les ateliers se transforment petit à petit en lieux de travail de réflexion et de contribution à la thématique. Des pauses dans le flot des paroles d’experts, qu’ils soient religieux ou du domaine des sciences humaines et sociales, paraissent indispensables pour « digérer » ce qui est dit et pour induire un renouvellement de la pensée.

Les apports parallèles de Juifs et de Chrétiens ont montré de grandes différences dues très certainement à l’Histoire. La réconciliation est en cours, mais elle ne doit pas oblitérer ces différences perceptibles entre nos perceptions théologiques et nos visions du monde. Le fait d’entendre ces différences nous enrichit, nous fait quitter un peu le territoire de nos certitudes anciennes et devrait nous empêcher d’oublier que nous sommes sur terre pour prier mais aussi pour agir. Cette tension entre la liturgie et l’action était très présente tout au long de la rencontre. Juifs et Chrétiens peuvent cependant affirmer ensemble aujourd’hui que Dieu a besoin de l’aide des humains, et que l’action des humains peut-être accrue par l’appui du rite et de la prière. Ruth Langer, professeur de liturgie, a décrit la liturgie de Kippour en ce sens. La Repentance, la Prière et la Charité ont un pouvoir transformateur sur le décret divin attendu à Kippour. Pour cela il faut que la charité soit plus active, que la « Tsedaka » soit œuvre de justice sociale avec pour objectif de mettre fin à l’injustice, que notre engagement soit profond et responsable. On a bien senti la volonté de tous les intervenants de relire nos traditions dans le sens d’un approfondissement de leur valeur, d’un rejet de la parole habituelle, galvaudée et vidée de son sens véritable. Des mots comme réconciliation et « Tikkun Olam » sont utilisés très couramment aujourd’hui, il faut garder à l’esprit leur poids et il faut impérativement passer par l’authentique examen de conscience pour arriver à comprendre que ces mots signifient un processus actif et permanent.

D’autres paroles d’experts ont cherché à mieux expliquer notre monde en s’appuyant sur les sciences sociales. Décrire l’aspect psychologique et social de l’enjeu d’un territoire, par exemple, a toute son importance, mais on peut craindre un effet réducteur par rapport au vécu véritable de ce lien. En Hongrie et dans les pays adjacents, les territoires ont trop souvent changé de mains, les récits nationaux ont glissé vers des mythes d’un passé meilleur, plus intact, plus glorieux. Cette nostalgie porte atteinte à la si nécessaire solidarité, mais elle ne disparaîtra pas simplement parce qu’on l’explique.

Une explication ne parviendra pas à mettre en lumière le fait qu’il peut exister un lien au-delà des nations et des territoires, à savoir l’appartenance à une commune humanité, tout simplement parce que dans nos consciences et dans notre imaginaire l’appartenance à un territoire compte beaucoup. L’avènement de la société multiculturelle dans nos états-nations exigera de nous tous un engagement sans faille et de grands changements de mentalité. Il nous faudra placer en premier notre devoir d’être honnête et lucide envers notre propre faillibilité : n’avons-nous pas tous plus ou moins, enfouies en nous, des tendances au racisme, aux préjugés et même à une forme d’absolutisme par rapport à nos récits nationaux et à nos religions ?
Peut-être pourrons-nous augmenter le récit national officiel et la mémoire institutionnelle en leur adjoignant une mémoire vivante des communautés, mémoire plus personnelle certes mais qui ne viserait pas à diviser ou à concurrencer celle des autres. La mémoire aurait alors la capacité de guérir les liens brisés par l’histoire et induirait une véritable transformation de la société.

 Le Judaïsme « néologue » : une particularité hongroise

La place forte de ce Judaïsme à la fois orthodoxe et progressiste, prônant l’intégration à la nation hongroise, est la grande synagogue Dohany. Cet édifice magnifique, la plus grande synagogue en Europe, avec une capacité de plus de trois mille places, n’est dépassé en taille que par le « Temple Emmanuel » à New York. Ce bâtiment, construit entre 1854 et 1859 dans le septième arrondissement de la belle ville de Budapest, démontre le désir puissant d’appartenance et d’intégration du Judaïsme hongrois à la nation. Cette appartenance plus ou moins reconnue, plus ou moins tolérée, a subi comme ailleurs en Europe des législations anti-juives. Le bâtiment d’origine a été endommagé par le parti pro-nazi des Croix Fléchées en 1939. Le Ghetto de Budapest fut établi tout autour de la synagogue. Dès 1941, les Juifs furent exclus des unités régulières et mutés dans des compagnies affectées au Service du Travail, établi dès 1942. Ils y connurent des conditions d’une cruauté à peine imaginable, même si leur sort fût meilleur que celui des Juifs des pays de l’Est, envoyés dans des camps d’extermination.
Les Juifs de Budapest, aujourd’hui, n’ignorent rien de leur histoire tragique mais restent fiers de leur mouvement néologue et de l’architecture grandiose de leur splendide synagogue, reconstruite et restaurée pendant trois ans, jusqu’à fin 1996, par une donation d’Estée Lauder d’origine juive hongroise. La cour arrière de la synagogue abrite le mémorial des martyrs juifs hongrois et un mémorial dédié à Raoul Wallenberg et à d’autres Justes des Nations. La visite de cette synagogue est comme une lecture de l’histoire de cette communauté juive.

 Le Forum Abrahamique et les cadres de demain

C’est par une courte évocation de ces deux sujets importants que je voudrais terminer ce compte-rendu partiel.

Le Forum Abrahamique :

Le nouveau comité exécutif du IAF, Forum Abrahamique International, présidé par Reuven Firestone et Heidi Hadsell, est composé de six membres avec deux représentants pour chacune des trois religions. Avec une séance plénière - « Comment trouver Dieu dans l’Autre » - et un atelier - « La citoyenneté responsable dans une société pluri-religieuse : des expériences juives, chrétiennes et musulmanes » -, nous avons bien senti le dynamisme de cette nouvelle équipe et sa participation active à toute la rencontre. Les questions furent nombreuses, et la présence de Mohammad Hannan Hassan, de Singapour, et de Morteza Rezazadeh, d’Iran, a permis d’aborder des sujets comme la situation des minorités religieuses dans le monde musulman, une préoccupation réelle pour de nombreux participants à la conférence. M. Hassan nous a rappelé que 80 % des musulmans dans le monde vivent en dehors du Moyen-Orient, que l’Islam ne connaît pas de magistère central et que Singapour a un modèle de diversité qui fonctionne de manière harmonieuse.

Les cadres de demain :

Une des séances de clôture a été consacrée à l’avenir de notre travail à l’ICCJ et au renouvellement des générations, un renouvellement bien nécessaire.
Hector Acero Ferrer, un jeune chercheur colombien qui vit au Canada, a suggéré des conditions auxquelles ce renouvellement pourrait s’opérer de manière efficace et harmonieuse : selon lui, rien de bon ne peut découler d’un conflit de générations ni même d’une séparation entre nous ; des barrières érigées entre les anciens et les plus jeunes ne feront qu’entraver notre travail ; les jeunes doivent accepter une forme d’inconfort dans leur présence avec nous, les moins jeunes, car l’inconfort est de toute manière récurrent dans des situations de dialogue ; par ailleurs l’amitié qui règne entre nous engendre la confiance, et cette confiance permet une forme de « mentoring » qui peut aussi être réciproque ; le dialogue judéo-chrétien n’est pas une technique mais plutôt un art.
Ces propositions ont été accueillies avec enthousiasme.

Cette rencontre en Hongrie aura soulevé de nombreuses questions en nous conduisant au cœur même des questions contemporaines. Les organisateurs, Pavol Bargar, Tamas Rona et Anette Adelman, ont réalisé un travail exemplaire et surmonté de nombreuses difficultés.
Qu’ils soient ici remerciés !

Liliane APOTHEKER

• Pour mieux connaître le sort des Juifs Hongrois durant ces années de barbarie, on peut lire la grande saga familiale de Julie Orringer : Le Pont Invisible, éditions de l’Olivier, 2013.