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Jean Massonnet : La lecture juive de l’Écriture

« Dis-moi comment tu lis, je te dirai qui tu es » : les chrétiens découvrent les lectures juives de la Bible
Tel était le titre de la conférence de Jean Massonnet, prêtre du Diocèse de Lyon, le mardi 22 Mars à Seloncourt (Doubs) dans le cadre de l’Expobible 2011 "La Bible, Patrimoine de l’humanité".

A lire ci-dessous : le texte de la conclusion de cette conférence, synthèse très éclairante prolongée par une ouverture sur la place de la Religion dans notre société et l’apport possible des Juifs et des Chrétiens aujourd’hui.


Présentation : Le peuple juif a produit la Bible. Il sait comment lire et interpréter ses Écritures, comment en faire ressortir les multiples facettes du sens, sans perdre de vue l’unité de l’ensemble. Il n’est pas esclave de la lettre, mais au contraire il lui donne vie. Cela entraîne une certaine vision de la révélation, de Dieu, de la vie, de la communauté, de la recherche et du débat. Le christianisme hérite de ce sens de l’Écriture.

« Dis-moi comment tu lis, je te dirai qui tu es ». À un légiste qui interroge Jésus, « Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » (Lc 10,25), ce dernier le renvoie à lui-même : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Comment lis-tu ? » (Lc 10,26). Et le scribe de répondre en joignant deux commandements pris dans deux livres de la Bible : «  Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit (Dt 6,5) ; et ton prochain comme toi-même. (Lv 19,18) » (Lc 10,27). En Mc 12,28-34 (un passage parallèle) un scribe interroge Jésus sur le plus grand commandement ; Jésus répond comme le scribe de Luc 10,26.
Ce scribe et Jésus savent lire, ils savent trouver le sens de l’Écriture alors qu’il n’apparaît pas comme tel au premier abord. Ils lui trouvent un sens qu’elle ne dit pas laissée à elle seule.

Qu’implique cette relation à l’Écriture ? Il y a d’abord écoute et réception. Moïse reçoit la Torah « à partir du Sinaï » et la transmet. Cette réception est ouverture à un infini transcendant. L’Écriture en est le condensé : « Tourne-là en tout sens, car tout est en elle ». Il faut donc être conscient d’avoir à disposition la réserve infinie d’un sens transcendant, autre, qui demande une ouverture de soi à autre que soi, finalement, à l’Autre. Un au-delà de soi qui est paradoxalement tout proche, à chercher dans ses propres profondeurs :
11 Car cette Loi que je te prescris aujourd’hui n’est pas au-delà de tes moyens ni hors de ton atteinte. 12 Elle n’est pas dans les cieux, qu’il te faille dire : « Qui montera pour nous aux cieux nous la chercher, que nous l’entendions pour la mettre en pratique ? » 13 Elle n’est pas au-delà des mers, qu’il te faille dire : « Qui ira pour nous au-delà des mers nous la chercher, que nous l’entendions pour la mettre en pratique ? » 14 Car la parole est tout près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur pour que tu la mettes en pratique. (Dt 30,11-14)

Cette ouverture à l’Autre infini implique nécessairement une ouverture aux autres, à autrui. C’est un axiome de base de la révélation biblique : la relation à la dimension verticale se mesure à l’aulne de la relation à autrui, et non l’inverse : le monde repose sur la Torah, qui se concrétise en deux dimensions, le culte et les actes réciproques d’amour. C’est pour cela que la lecture de l’Écriture ne peut se passer d’une dimension collective. À un premier niveau, elle est réception confiante de la tradition de ceux qui nous ont précédés : personne ne part de zéro. Vouloir tout rejeter est suicidaire ; nous sommes obligés de partir de ce que nous avons reçu. Un deuxième niveau est celui de la recherche communautaire : d’une seule parole de l’Écriture jaillit une gerbe d’étincelles. Ce faisceau surabondant de sens ne peut provenir que de plusieurs sources. En conséquence, l’écoute d’autrui est nécessaire, vitale pour mon propre enrichissement. À la nécessité d’écouter autrui correspond l’obligation qui s’adresse à moi d’exprimer ma part de sens. La tradition propose l’image du roi qui frappe monnaie : toutes les pièces sont marquées de l’effigie du roi ; mais la grandeur du Saint-Béni-Soit-Il se démontre en ce qu’« Il a frappé le premier Adam de son sceau et aucun d’entre eux n’est semblable à son compagnon. C’est pourquoi chacun doit dire : “C’est pour moi que le monde a été créé” »

Puiser du sens dans l’Écriture suppose recherche et nouveauté. La recherche dans le judaïsme a le quasi-statut d’un commandement. Elle se justifie par la conscience de l’existence d’une réserve inépuisable de sens encore non découvert. « Qui cherche trouve » et si vous ne trouvez pas dit Rabbi Ishmaël, c’est que cela vient de vous, vous vous ne donnez pas la peine de chercher. La découverte de la nouveauté est vitale ; elle permet à la tradition reçue de ne pas se scléroser dans un monde qui change.
Lorsque la recherche du sens touche la pratique communautaire dans des conditions inédites, cela entraîne le débat. La multiplicité des avis émis doit normalement aboutir à un consensus. Mais souvent, le vote s’impose. Il ne signifie pas disqualification des positions non reçues, mais seulement le maintient de la cohérence communautaire.

La lecture juive de l’Écriture suppose la conscience d’une révélation multiple et cohérente. La Bible juive est une bibliothèque de 39 (ou 36) livres, divers, pleins de contradiction entre eux. Par la recherche, on aboutit à une unité qui est une expérience de feu. L’harmonie des différences et des contraires ne peut être réalisée que grâce à la conscience et l’écoute d’une cohérence infinie, transcendante.

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La place de la religion dans la société ne doit pas être envahissante au point de s’imposer comme une chape de plomb sur la réalité communautaire. Une saine laïcité y veille. Mais ce qui est vécu dans une religion ne peut pas manquer d’avoir des répercussions dans une société. La religion est le lieu du rapport avec des dimensions fondamentales de l’existence : d’où venons-nous, où allons-nous, naissance et mort, relations homme-femme, sens de l’autre, de la vie commune, éthique, etc.… Il n’y a pas une cloison étanche entre l’homme religieux et l’homme social, mais osmose. Les religions (ou des a-religions, des philosophies) donnent forme à une société. Personne ne peut éviter une prise de position –fût-elle de retrait– vis-à-vis des grandes questions fondamentales.
Comment ce que nous avons relevé de la lecture juive (et chrétienne, ou ce qui devrait être une lecture chrétienne) peut-il se répercuter dans la vie sociale et politique ?

Écoute et réception : accueil de la culture qui nous est transmise ; refus du nihilisme et de l’anarchie. On part d’un donné que l’on reçoit et qui nous forme. La conscience d’une transcendance, d’un infini qui surplombe et précède la culture reçue nous conduira à la relativiser, à ne pas en faire une idéologie de type totalitaire qui aurait la prétention de répondre à toutes les questions et de soumettre ainsi les individus à son dictat.
Ouverture à autrui : avoir conscience que l’on n’est pas l’unique dépositaire de sens oblige à l’écoute d’autrui. Mais en revanche, savoir que mon apport personnel est unique m’oblige à m’investir dans l’expression commune.
Recherche et nouveauté : Est-ce un hasard s’il y a tant de chercheurs chez les juifs ? La conscience de l’existence d’une réserve infinie de sens dynamisera la recherche. En présence des défis actuels de nouvelles solutions non encore connues existent, qui ne sont pas seulement des restrictions. On ne voit plus l’avenir seulement dans la perspective non créatrice d’une voie qui se resserre de plus en plus (décroissance, justifiée sous certains aspects –consommer moins par exemple– ), mais dans une vision ouverte à une saine croissance, où chacun trouvera sa place.
Débat : les principes d’une lecture juive de l’Écriture transposés dans le domaine du débat peuvent apporter de grands bénéfices. Les « disputes au nom du Ciel » sont transposées en débats qui ne sont pas avant tout des luttes pour le pouvoir, mais des recherches du bien commun, dans un contexte où l’on prenne en compte les positions d’autrui comme ayant leur part de vérité, où l’on ne renonce pas à ses propres convictions, tout en les mesurant et relativisant à l’aulne des apports de la discussion commune. Seules sont à rejeter énergiquement les initiatives sourdes aux arguments d’autrui et se considérant comme seules valables.
Enfin, ce sens de la transcendance vécu dans la lecture de l’Écriture aide à œuvrer à la construction toujours à reprendre d’une société aux multiples facettes, mais cohérente dans son ensemble, parce que ouverte à plus grand qu’elle, et non fermée sur elle-même.

L’apport de Juifs et de chrétiens qui vivent vraiment leur tradition est précieux dans un monde qui se cherche, où l’aspiration à la liberté et au droit à la parole éclate même dans les régimes les plus fermés et autoritaires.


Jean Massonnet est bibliste, spécialiste catholique du judaïsme, des relations judéo-chrétiennes et de l’hébreu, ancien directeur du CCEJ (Centre Chrétien pour l’Étude du Judaïsme à Lyon), il est membre du groupe de Lyon de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France.