Cher Michel,
C’est une immense joie et un véritable honneur que de prendre la parole devant toi et devant toutes les personnes invitées à l’occasion de la remise du prix de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France.
Tes engagements dans le dialogue sont anciens et constants. L’œcuménisme, l’interreligieux, notamment, jalonnent ton parcours ministériel et font de toi la figure pastorale et la référence théologique en la matière qui aura marqué toute une génération, la mienne.
Malgré les détresses qui ont tant marqué leurs mémoires respectives, protestantisme et judaïsme se considèrent comme inlassablement convoqués à la confiance [1], sur le chemin exigeant du dialogue, comme tu l’écris dans l’un de tes ouvrages. Michel Leplay est l’un des marcheurs inlassables sur ce chemin exigeant.
Aujourd’hui, comme s’il était loin devant nous dans cette marche, nous l’appelons et lui demandons de s’arrêter quelques instants, nous lui demandons de nous attendre, nous voulons le rejoindre car nous voulons lui dire merci de nous emmener dans ces contrées trop peu connues de la confiance. Cette convocation à la confiance, nous voulons ce soir en être les répondants, les invités, les acteurs. Et avec toi le premier, et plus exactement grâce à toi, cher Michel, nous voulons en être les plus heureux.
Les mots que je veux t’adresser, et que chacun ici reçoit comme un hommage, je voulais en fait les prononcer depuis longtemps, tu le sais sans doute. La remise tellement méritée du prix de l’amitié judéo-chrétienne, en cette Église du Saint Esprit, une paroisse qui nous est chère à tous deux, me permet de dire simplement mais avec le cœur et dans la reconnaissance ce qui te revient : notre gratitude et notre admiration pour ce que tu as su transmettre, pour le goût de l’histoire des relations entre juifs et protestants, pour l’attention que tu portes à cette confiance entre frères et sœurs d’une même alliance, et pour la lucidité avec laquelle tu suis son évolution et son actualité, toujours prometteuse. T’inscrivant dans la ligne théologique d’un protestantisme toujours vigilant, tu as construit un rapport aux textes fondateurs, la bible hébraïque et le nouveau testament, à la fois critique et bienveillant, tu as noué des liens d’amitié, tu as pris ta part.
Je reprends ici l’image du chemin, ici au chemin tracé il y a longtemps, un chemin à vrai dire original, en ce XVIe siècle de feu, par le jeune Jean Calvin [2] qui dans son rapport positif à la bible hébraïque et à Israël [3] écrivait ceci, faisant des juifs des frères aînés dans la foi : « Les juifs sont les premiers-nés en la maison de Dieu, nous leurs sommes adjoints, et semblons avoir été assemblés comme sous leur main, d’autant qu’ils nous précèdent et obtiennent le premier degré devant tous (…). L’alliance faite avec les Pères anciens (Israël) en sa substance et vérité, est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une ».
Je veux aussi garder en mémoire avec toi les mots du Synode de Barmen (1934), de Karl Barth et de l’Église confessante, en Allemagne, dont chacun connait les arguments décisifs, et ceux de théologiens protestants français rédigeant les Thèses de Pomeyrol, en 1941, la 7ème et le début de la 8ème thèse disant ceci : « Fondée sur la Bible, l’Église reconnaît en Israël le peuple que Dieu a élu pour donner un Sauveur au monde et pour être, au milieu des nations, un témoin permanent du mystère de sa fidélité. C’est pourquoi elle élève une protestation solennelle contre tout statut rejetant les Juifs hors des communautés humaines ». Le rappel de cette mémoire [4] indique que ta pensée, tes écrits et ta réflexion proprement théologique, s’inscrivent dans cette veine-là, celle de la vigilance et de la confiance, et nourrissent les chercheurs d’aujourd’hui.
Lorsqu’en 1974, président de la Commission des ministères de l’Église réformée de France, cette commission chargée du discernement des vocations pastorales et de l’habilitation des futurs ministres de l’Église, tu te rends à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, tu y rencontres les étudiants et donc le jeune de 17 ans que je suis, commençant ses études, passionné par l’hébreu. Un échange, un rendez-vous, un repas, et j’aurai compris grâce à toi l’importance de l’Église précisément comme lieu de l’étude du texte et comme lieu du dialogue. Depuis de longues années tu es connu et reconnu dans l’ensemble du protestantisme français par tes écrits, tes articles, et tes ouvrages comme théologien. Peut-être aussi et surtout dans un public plus large par tes conférences où la langue française est honorée, où les jeux de mots sont significatifs et utiles car ils font penser l’auditeur, où la précision du raisonnement évite la confusion et éteint les questions imprécises. A chaque fois, les sujets d’actualité arrivent, y compris sur l’actualité du Proche-Orient, à chaque fois aussi les questions théologiques et bibliques, et à chaque fois tu dis ce qui te tient à cœur sans tergiverser. La présentation que tu feras des positions protestantes, en France et dans le monde parait nécessaire, et c’est notamment avec Réforme, ou dans la revue Sens qui s’en fera l’écho sous ta plume, que l’on pourra s’informer et puiser les ressources d’une pensée intelligente, contrastée, complexe, jamais caricaturale, toujours respectueuse.
Les déclarations du COE, les prises de position des Églises allemandes, celles de la FPF, chaque texte est mis en relief par tes propos. On sait évidemment combien certains pensent que le protestantisme est difficile à cerner, et ils n’ont pas tout à fait tort. Toutefois sur la question de la relation au judaïsme, un fil rouge, des affinités électives comme l’écrira Cabanel, une forme de fidélité spirituelle inaliénable, marqueront le parcours. Pour ce qui est de tes positions et de celles de la FPF, on peut noter quelques étapes :
Le protestantisme français, après ses solidarités dans l’affaire Dreyfus, dénonce encore l’antisémitisme dès mars-avril 1933, par la voix de Marc Boegner, président de la Fédération protestante de France, qui, le 4 avril de cette année, écrit au Grand Rabbin de France : « (…) le Conseil de la FPF (…) me prie de vous assurer que les protestants français s’unissent de tout cœur à l’indignation de leurs compatriotes israélites et à la détresse des victimes d’un fanatisme odieux. Les fils spirituels des huguenots tressaillent d’émotion et de sympathie chaque fois qu’une minorité religieuse est persécutée. Et ils savent trop ce que (…) les Églises de la Réforme, doivent aux prophètes qui ont frayé la voie à l’Évangile pour ne pas se sentir meurtris des coups qui frappent les fils d’Israël ».
Après la nuit de cristal, le conseil de la FPF condamne « les méthodes barbares » et « les doctrines racistes » des nazis. En 1940, la Cimade [5] dont l’action a débuté dans des conditions dramatiques, est créée notamment pour intervenir dans les camps où sont internés les juifs étrangers enfermés en France. Cette action se prolongera après la guerre, et se poursuit encore aujourd’hui. En 1941, une lettre demandant une refonte de la loi est envoyée au Grand Rabbin Isaïe Schwartz : « (…) entre vos communautés et les Églises de la Réforme existe un lien que les hommes ne peuvent briser : la bible des patriarches, des prophètes et des psalmistes (…) ».
Après la guerre, l’un des événements les plus prometteurs est constitué par la Conférence internationale de Séelisberg (1947) dont la charte établit en dix points [6] les termes d’un dialogue (re)noué entre judaïsme et christianisme en Europe. A la suite de cette initiative est créée en 1948, en France, l’association « amitié judéo-chrétienne » dont le pasteur Jacques Martin est vice-président du bureau et dont le professeur protestant Fadiev Lovski [7] fait aussi partie, deux hommes liés d’une longue amitié avec Jules Isaac, l’un des acteurs de ce dialogue devenu nécessaire. C’est donc dans cette histoire précieuse que tu t’engages et ta présence au bureau de l’Ajcf de 1992 à 2005 aux côtés de Pierre Pierrard et Paul Thibaut donne de l’allure à vos travaux.
Les Églises, pour leur part, approfondissent leur réflexion, notamment au plan européen, et le texte « Église et Israël » [8], document majeur des Églises protestantes des années 2000, constituera une base dense et riche en enseignements.
Il rappellera que la théologie de la substitution est fausse, qu’il faut s’interroger sur la place de l’Église dans une alliance unique dont Israël et l’Église sont les bénéficiaires, et abandonner la mission auprès des juifs. Enfin, il affirmera la solidarité qui lie l’Église à Israël, une solidarité toutefois libre de ses critiques sur la politique actuelle de l’État d’Israël.
L’orientation du document est délibérément tournée vers l’espérance puisqu’il énonce : « La foi des chrétiens et des juifs participe aussi à une espérance commune, celle de voir le monde conduit par Dieu arriver à sa pleine réalisation et à la commune manifestation de son royaume (…) ».
Entré à mon tour à l’amitié judéo-chrétienne grâce à l’intérêt que tu as su me faire partager, et président de la Commission judaïsme de la FPF, je suis tes traces en organisant un colloque FPF en 2010 « Foi protestante et judaïsme » [9]. Qui aboutira à une initiative qui produira des fruits et fera l’objet d’un événement auquel tu seras invité le 4 décembre prochain : il s’agit d’une déclaration qui sera présentée par le protestantisme au judaïsme français, devant le Grand Rabbin de France et le Président du Consistoire. Cette adresse, dont le titre est le suivant : « Une mémoire qui engage », rappelle les détresses passées et encourage à entrer dans le chemin sur lequel tu marches depuis si longtemps, le chemin des promesses encore inaccomplies.
Le dialogue dans lequel tu es engagé depuis si longtemps n’est donc ni dual ni antagoniste ni stérile, bien au contraire, il inspire d’autres croyants, il insuffle une énergie et ouvre l’horizon, il est tentative humble et persévérante d’une recherche commune.
Un dialogue dont l’horizon désigne, attend, appelle une réconciliation.
Cher Michel, Je veux terminer cette allocution par deux mots que je t’adresse comme un hommage, deux mots qui me viennent sans que je les cherche vraiment car ils sont présents en moi dès que je te vois comme ce soir : celui de lucidité, et celui de bienveillance.
Sur ce chemin, tu es et tu restes lucide. Tu ne t’enflammes pas même si tu sais être impatient, et ton regard sur l’actualité, celui du pasteur, du théologien et du citoyen, nous oblige à faire attention à ce que tu dis et écris. Une lucidité critique et aux aguets, comme celle d’une sentinelle, dans le dialogue entre juifs et chrétiens comme dans la vie de tous les jours.
Ta bienveillance, par ailleurs, est celle de l’homme vraiment à l’écoute, dans les relations amicales que tu as su nouer. Cette bienveillance a d’ailleurs débordé au-delà du protestantisme et même du judaïsme. Elle a touché la grande famille des chercheurs de paix, des artisans de paix.
Elle est aussi ton attention jusqu’à récemment encore auprès de celle qui t’a accompagné toutes ces années de vie de famille et de couple, et que tu as accompagnée toi-même jusqu’au bout. Cette bienveillance, cette veille en bonne part, je sais qu’elle est en fait, aussi celle, quotidienne, de celui qui guide mystérieusement nos vies.
Reçois, cher Michel, avec lucidité et bienveillance, l’amitié que nous voulons te manifester aujourd’hui, l’amitié, cette autre forme de bienveillance entre frères et sœurs nourris à la même source. Que notre amitié soit avec ce prix le plus beau cadeau que tu puisses recevoir et accepter aujourd’hui.