Vous dites volontiers que la grandeur d’une religion réside dans sa capacité à donner à penser. L’engagement intellectuel est-il pour vous un devoir moral ? Le judaïsme est-il une exigence éthique ?
Gilles Bernheim : Avant de vous répondre par l’affirmative, permettez-moi de dire que c’est le concept même d’éthique qui est devenu incohérent. Nous avons très largement perdu la compréhension, à la fois théorique et pratique, de ce qu’est le sens moral. Pourquoi ? Parce que l’effet corrosif de la domination du marché n’a pas agi sur le seul paysage social.
Il a également érodé notre vocabulaire moral, qui est indiscutablement la ressource la plus importante dont nous disposons pour penser notre avenir. De plus en plus, dans cette immense société de marché qu’est devenue notre planète, nous en sommes arrivés à ne plus penser qu’en termes d’efficacité – comment obtenir ce que nous voulons ? – et de thérapie – comment ne pas nous sentir frustrés par rapport à ce que nous voulons ?
Efficacité et thérapie, même parfois infiltrées au sein des religions monothéistes, ont davantage de parenté avec la mentalité du marketing – la stimulation et la satisfaction du désir – qu’avec la moralité, à savoir ce que nous devrions désirer.
Dans le domaine public, les deux termes qui dominent le discours contemporain sont l’autonomie et les droits, qui s’accordent avec l’esprit du marché en privilégiant le choix et en écartant l’hypothèse selon laquelle il existerait des fondements objectifs permettant d’effectuer un choix plutôt qu’un autre. Il nous est ainsi devenu très difficile de réfléchir collectivement à ce que devront être nos orientations, les plus décisives pourtant qui se soient jamais présentées à l’humanité, qu’elles concernent l’environnement, la politique, l’économie, l’idée même de famille ou de mariage, la vie et la mort.
Comment parler d’un bien qui excède notre satisfaction particulière et immédiate dès lors que nous avons perdu le sens de ce que sont le devoir, l’obligation, la retenue, et qu’il ne nous reste plus que nos désirs qui réclament leur « dû » ?
À cette réserve près, le judaïsme est une exigence éthique et l’engagement intellectuel est un devoir moral.
Votre vision du monde est guidée par la Bible et les commentaires rabbiniques. Pourquoi avez-vous choisi, dans votre essai sur le mariage homosexuel, de ne pas mentionner les interdits homosexuels inscrits dans la Bible ?
G. B. : La raison en est très simple : l’enjeu n’est pas ici l’homosexualité, mais le risque irréversible d’un brouillage des généalogies par substitution de la parentalité à la paternité et à la maternité. Mais aussi d’un brouillage du statut de l’enfant qui passe de celui de sujet à celui d’objet auquel chacun aurait « droit ».
Quel est, selon vous, le véritable enjeu de société qui se dissimule derrière la revendication du mariage pour tous ?
G. B. : Un comportement, auparavant marginalisé, ne veut plus être toléré mais légitimé, ce qui est bien différent. D’où de nouveaux manuels scolaires qui n’incitent pas seulement l’enfant à respecter les homosexuels comme personnes, mais aussi à reconnaître le bien-fondé de leur comportement. L’exigence de légitimation générale semble traduire a fortiori une permissivité générale, donc le retrait de tout jugement.
Dès lors, la supposée légitimation n’en est plus une, sur fond d’indifférence des options ; c’est, plutôt, toute l’ancienne légitimité du mariage en tant qu’institution reconnue par la société comme bonne pour son équilibre et sa pérennité qui se trouve effacée.
Aujourd’hui, la société balance étrangement entre ce qui est farouchement exclu, comme les références à la notion d’effort sur soi, à l’existence de hiérarchies morales, aux traditions et convenances, et une permissivité très forte qui procède du manque de courage, de l’incertitude ou de l’indifférence.
La façon de mourir et le regard sur la mort ont profondément évolué. Que faudrait-il pour que chacun puisse mourir en paix et dignement ?
G. B. : À l’heure où le débat sur la fin de vie se poursuit dans notre pays, où un mouvement important s’affirme en faveur d’une mort lucide, digne, dont on soit le sujet, on pense trop souvent que la seule façon d’arracher la mort à la maladie ou aux médecins et de la faire sienne est de demander l’acte qui tue, l’euthanasie.
On réclame le « droit de mourir » en exigeant d’un tiers qu’il nous donne la mort si nous le décidons, sans aucune conscience de ce que représente cette demande pour autrui.
Mais il existe une tout autre façon d’être sujet, celle qui consiste à être lucide, responsable, conscient. Préparer sa mort, oser interpeller ses médecins à propos de ses peurs, laisser à ceux qui vont rester une parole de vie, une parole de bénédiction qui les aident à vivre sans nous. Et puis il est difficile de mourir dignement, lorsqu’on est pris dans une conspiration du silence, lorsque nos plus proches, dans l’angoisse, assistent impuissants et muets à notre lente disparition.
Lorsqu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas nous accompagner. Comment se mettre en paix avec soi-même et les autres, dire au revoir, transmettre quelque chose de soi et de son expérience de vie, si tout le monde prend la fuite ou fait comme si on n’allait pas mourir ? La façon dont nous quittons ce monde dépend autant de la façon dont nous avons vécu que de l’attitude de ceux qui nous entourent.
La crise économique et financière nous confronte à des défis majeurs. Quelle analyse en faites-vous ?
G. B. : Les démocraties libérales occidentales sont mal équipées pour prendre en charge les problèmes des plus démunis parmi les victimes de la crise. Non parce que les démocraties libérales ne se soucient pas de la pauvreté, mais parce qu’elles ont adopté des mécanismes qui marginalisent les considérations morales. Et ce du fait même que leurs politiques sociales deviennent toujours plus technocratiques et gestionnaires.
De plus en plus, les gouvernements hésitent à se référer à une notion du bien parce que l’idée d’un bien partagé et d’une règle de conduite ne trouve plus ses fondements moraux et juridiques. Le mieux que nous puissions faire, leur semble-t-il, est d’offrir aux individus le plus de liberté possible afin qu’ils soient en mesure d’exercer leurs propres choix.
L’instrument le mieux adapté à cette fin est le libre marché, où nous pouvons en effet faire l’acquisition du mode de vie qui nous convient cette année, ce mois-ci. Au-delà de la liberté de faire ce qu’il nous plaît, c’est-à-dire ce que nous pouvons payer, la politique et l’économie d’aujourd’hui n’ont pas grand-chose à dire sur la condition humaine. Nous avons besoin de retrouver une tradition plus ancienne qui parle de solidarité humaine, de justice, et de la dignité inaliénable des existences individuelles.
Vous affirmez que la question importante pour le dialogue judéo-catholique est désormais celle-ci : qu’est-ce qui – au-delà du Nouveau Testament – a conduit l’Église à faire à ce point du christianisme une religion non juive ? Pourquoi ?
G. B. : Je voudrais inverser la question. Si le peuple juif et le judaïsme ont délibérément choisi de ne pas accepter Jésus comme étant ce que l’Église proclame qu’il est, le chrétien peut-il, du fond de son allégeance de foi à Jésus-Christ, accepter et affirmer que le peuple juif est toujours appelé à accomplir une mission, confiée à lui par Dieu, et que le judaïsme est une réponse authentique à cet appel ?
Une formulation condensée de ce problème consiste à dire que l’antijudaïsme chrétien ne sera dépassé que lorsque les chrétiens seront parvenus à percevoir dans un sens positif le « non » des juifs à Jésus.
L’Église encourage à étudier et méditer la parole de Dieu, afin de développer une vie intérieure à l’écoute de Dieu, de Sa volonté pour chacun. Est-ce également pour vous une préoccupation ?
G. B. : La vie religieuse juive a toujours été marquée d’une certaine modestie théologique, d’une répugnance à concrétiser en formulations théologiques la rencontre du juif avec le divin et à exposer l’expérience de la foi profondément personnelle et intime, ainsi que les questions de la vérité ultime. À cet égard, les sensibilités juives ont été profondément affectées par l’histoire de l’Exode où Moïse supplie Dieu de lui permettre de voir Sa gloire. Il est averti que c’est là pour l’homme une impossibilité. C’est seulement après le passage de Dieu que l’on peut discerner Sa présence.
Pour poursuivre la métaphore, le judaïsme n’a pas investi ses énergies les plus créatrices dans l’entreprise théologique, dans ces domaines où se révèle la face de Dieu. Au lieu de cela, il a orienté son imagination religieuse vers les traces laissées par la présence divine lorsqu’elle passe à travers l’histoire humaine. Pour une telle tâche, la Halakha, c’est-à-dire une leçon qui enseigne une conduite à tenir, qui énonce une loi, est un guide plus sûr que la théologie.
Quelles sont, à l’aube de cette nouvelle année, les questions qui vous préoccupent le plus ?
G. B. : En ce temps de confrontation des civilisations, la question est de savoir si les religions sont capables de devenir une force de paix plutôt qu’une source de conflits. La réponse à cette question dépend étroitement de la place que les différentes croyances et cultures accordent à l’« autre », à celui qui ne nous ressemble pas, à celui dont l’appartenance, la couleur ou le credo diffèrent des nôtres. Que voyons-nous en cet autre ? Une menace pour nos croyances et notre mode de vie, ou bien un enrichissement pour l’héritage collectif de l’humanité ?
À la fin de sa vie, Moïse, qui avait libéré les Hébreux de l’esclavage et les avait conduits au seuil de la Terre promise, a rassemblé son peuple et lui a proposé ce choix décisif : « Voyez, j’ai disposé devant vous la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Aussi choisissez la vie afin que vos enfants vivent. » C’est aujourd’hui l’alternative qui se pose à l’humanité.
Allons-nous jusqu’à la fin des temps rejouer les haines du passé ? Ou bien saurons-nous choisir une autre voie pour l’amour des enfants du monde et pour leur futur ? Tandis que nos capacités de destruction s’accroissent, la générosité de notre imagination doit, elle aussi, grandir. Je prie pour que de nombreuses voix issues de tous les mondes religieux fassent écho à cette aspiration.
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Source : La Croix du samedi 5 janvier 2013
Gilles Bernheim, un grand rabbin philosophe
Intellectuel exigeant, on lui reproche parfois d’être froid et distant. Pourtant, ce natif d’Aix-les-Bains (Savoie), aujourd’hui âgé de 60 ans, parle avec émotion de ses parents et de ceux qui l’ont « construit ». Son père, courtier en bois, et sa mère, professeur de mathématiques, « curieux de tout » et « amoureux du savoir », qui lui ont donné le goût de la vie.
Juifs alsaciens originaires d’Europe de l’Est, ils respectaient rigoureusement les lois du judaïsme. Gilles Bernheim se souvient par exemple que le jour de shabbat, lui et son frère, scolarisés à l’école publique, allaient en classe, mais restaient les bras croisés pour se conformer aux règles du shabbat qui interdisent d’écrire ou de porter un cartable.
Plus tard, après des études rabbiniques à Paris menées de front avec des études de philosophie, c’est en Israël qu’il rencontre Joëlle, « la femme de sa vie »,avec qui il aura quatre enfants, et celui qu’il considère comme son « vrai maître » : le rav Yehiel Landa, un vieil homme discret, originaire de Lituanie, qui « éveille en lui des questions »et l’invite à aller toujours plus loin dans l’étude des grands auteurs du Talmud.
Une heure par jour d’étude du Talmud
Il y aura encore bien d’autres rencontres, lumineuses ou fondatrices, comme celle de malades du sida qu’il a longtemps accompagnés. Depuis, intelligence du cœur et de l’esprit sont devenues pour Gilles Bernheim indissociables. Aujourd’hui encore, malgré un emploi du temps très chargé, il réserve chaque jour près d’une heure à l’étude du Talmud, pour « accueillir la pensée de l’autre » et éviter de « se figer » dans la certitude.
De même, aussi souvent que possible – et même si son épouse, psychanalyste reconnue, l’invite parfois à plus de mesure – il se consacre de 4 heures à 6 heures du matin à l’écriture pour prendre « la patience de la réflexion »qui seule autorise la liberté de pensée.
Enfin, quelle que soit la mission qui lui est confiée – aumônier des étudiants, président de la commission d’éthique médicale au Consistoire de Paris où il a créé le département « Torah et société », rabbin de la synagogue de la Victoire, et depuis 2008 grand rabbin de France pour un mandat de sept ans placé sous le signe du rayonnement de la foi juive – il met son talent de pédagogue au service des autres, tout en reconnaissant que transmettre « renouvelle ses racines qui lui permettent de se tenir droit ».
un homme de dialogue
Engagé dans l’Amitié judéo-chrétienne, proche jusqu’à sa mort du jésuite Paul Beauchamp, ce juif orthodoxe, homme d’ouverture et de dialogue, parle peu de sa relation à Dieu. Question de pudeur. Dieu, confie-t-il, est pour lui « une présence », « un ami avec qui on ne se sent jamais tout seul et avec qui le monde n’est jamais complètement étranger ».
Soucieux d’être compris, et avec la précision qu’il met en toute chose, il ajoute après un temps de silence que ce que Dieu dit à travers la Torah – notamment les 613 commandements bibliques (mitsvot)– lui donne « des repères de comportement, de conduite de vie, de langage », et l’aide à advenir à son humanité. Et que sa foi se définit avant tout comme « une confiance », « une responsabilité ».
Lire Gilles Bernheim
Quarante méditations juives (2011, Stock, 220 p., 18 €).
Au fil de brefs chapitres écrits à la manière des maîtres du hassidisme, Gilles Bernheim parle avec grande humanité et profondeur spirituelle de la mort et de la vieillesse qui l’annonce, s’interroge sur la vie, depuis sa naissance jusqu’au désir de la supprimer, sur l’exclusion qui mène au désespoir. Après avoir ainsi interrogé les grands problèmes de l’existence, il poursuit avec la question de l’amour et de la crainte de Dieu, et s’attarde sur ce qui éloigne, à ses yeux, christianisme et judaïsme.
Le Rabbin et le Cardinal (2007, Stock, 300 p., 19,50 €).
Ce livre retranscrit les échanges entre Gilles Bernheim et le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon. Les deux hommes reviennent sur leur itinéraire propre, questionnent le rapport que le judaïsme et le christianisme entretiennent avec Dieu qui s’est révélé à Moïse au travers d’une Loi que juifs et chrétiens n’ont cessé depuis de commenter et d’interpréter. La question de Jésus et les écrits de l’Apôtre Paul sont au centre de ce dialogue.
N’oublions pas de penser la France (2012, Stock, 150 p., 12,50 €).
Le grand rabbin de France répond aux questions de douze intellectuels français venus d’horizons divers et éclaire de son regard de citoyen, de philosophe, de rabbin qui pense son temps à l’aune de la Torah de nombreux sujets sociaux, éthiques, religieux et politiques.
Mariage homosexuel, homoparentalité et adoption : ce que l’on oublie souvent de dire.
Traité qualifié de « soigneusement documenté et profondément touchant » par Benoît XVI lors de ses vœux à la Curie le 21 décembre 2012.
À télécharger sur le site http://www.grandrabbindefrance.com , en français, hébreu et bientôt en anglais
Ou en français sur le site AJCF
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Source : La Croix du samedi 5 janvier 2013