Regrettant très vivement de ne pouvoir assister à la Conférence de Seelisberg, je vous prie de transmettre à ses membres les vœux fervents que je forme pour le succès de leurs travaux. À ces travaux je m’associe de tout cœur. La lutte contre l’antisémitisme est une obligation fondamentale pour la conscience et un devoir primordial de salubrité morale pour ce qui nous reste de civilisation. Je souhaite ardemment que la Conférence donne à cette lutte un nouvel élan, et propose des mesures pratiques qui la rendront efficace en Europe et en Amérique. Il ne suffit pas qu’un certain nombre de Chrétiens sauvent l’honneur et rendent un témoignage héroïque, comme nous l’avons vu dans les années abominables dont nous sortons à peine et qui laissent l’humanité blessée pour longtemps. Sauver l’honneur est une triste et amère consolation, qui finirait par devenir dérisoire si l’on ne venait pas décidément et réellement à bout du mal honteux contre lequel nous protestons.
Tant que le monde qui se réclame de la civilisation chrétienne ne sera pas guéri de l’antisémitisme, il traînera un péché qui fera obstacle à son relèvement. Car les Juifs sont toujours aimés à cause de leurs pères, et c’est au mystère lui-même de l’économie de la rédemption, devant lequel saint Paul ployait les genoux, que la haine et les préjugés racistes s’attaquent. Le nazisme nous a révélé le vrai visage de l’antisémitisme. L’antisémitisme se couvre d’une infinité de masques et de prétextes, - en réalité c’est Jésus-Christ qu’il cherche à frapper dans sa race.
Six millions de juifs ont été liquidés en Europe. D’autres masses humaines ont été délibérément exterminées, et par millions aussi, au nom de I’ « espace vital » ou par cruauté politique. Eux, on les a mis à mort parce qu’on les haïssait en tant même que peuple, et parce qu’on voulait effacer leur race de la surface de la terre. Cette haine bestiale avait des yeux surnaturels. En vérité, c’est leur élection même, c’est Moïse et les prophètes qu’on poursuivait en eux, c’est au Sauveur sorti d’eux qu’on en voulait. C’est la dignité d’Israël, dans laquelle l’Église catholique prie Dieu de faire entrer toutes les nations, qu’on bafouait dans les méprisés traités comme la vermine du monde. C’est notre Dieu qu’on souffletait et flagellait dans sa lignée charnelle avant de le persécuter ouvertement dans son Église. Haine étrangement avertie, plus perspicace que le faible amour de nos cœurs, - avant le jour prédit par saint Paul où la Synagogue et l’Église se réconcilieront, et qui sera pour le monde comme une résurrection d’entre les morts, elles ont été réunies en semble dans cette haine de démons. Comme le Christianisme était haï à cause de ses origines juives, Israël était haï à cause de la croyance au péché originel et à la rédemption, et de la pitié chrétienne qui sont sorties de lui. Selon le mot profond de !’écrivain juif Maurice Samuel, ce n’est pas parce qu’ils ont tué le Christ, c’est parce qu’ils ont donné le Christ au monde que la rage de l’antisémitisme hitlérien a traîné les Juifs sur toutes les routes de l’Europe dans les ordures et dans le sang, a arraché de leurs mères des enfants désormais dépouillés même de leur nom, a entrepris de vouer au désespoir une race entière.
Voilà donc que sans le savoir Israël a été poursuivi par la même haine qui poursuivait aussi et d’abord Jésus-Christ. Son Messie l’a configuré à lui-même dans la douleur et l’abjection avant de le configurer à lui même, un jour, dans la lumière. Prémices sanglantes de cette plénitude d’Israël dont les Chrétiens, s’ils pensent dans leur cœur, peuvent déchiffrer les signes avant-coureurs dans la suite d’événements abominables dont le souvenir nous brûlera toujours, et qui prennent déjà place dans les oubliettes de l’indifférence des survivants. Comme d’étranges compagnons, Juifs et Chrétiens ont fait route ensemble sur le chemin du Calvaire. Le grand fait mystérieux est que les souffrances d’Israël ont pris de plus en plus distinctement la forme de la croix.
Les Chrétiens voudront-ils comprendre ? C’est la question qui se pose maintenant. Combien de temps dormiront- ils encore ? Combien de temps encore beaucoup d’entre eux répudieront-ils en fait l’enseignement de saint Paul, qui nous apprend que nous avons été greffés sur l’olivier d’Israël, et que nous sommes devenus participants avec lui des racines et de la sève de l’olivier ? « Spirituellement, nous sommes des Sémites », a dit le Pape Pie XI. Avant d’être un problème de sang, de vie ou de mort physique pour les Juifs, l’antisémitisme est un problème d’esprit, de vie ou de mort spirituelle pour les Chrétiens. Israël a l’habitude de la souffrance et de la persécution, il les porte depuis des siècles, il les attend tout en les craignant, il sait bien que son Dieu qui le fait cheminer dans l’abîme le tirera de l’abîme pour l’y replonger encore et l’en tirer de nouveau. C’est une chose étrangement poignante, et bien propre à nous faire faire un humiliant retour sur notre passé, à nous autres Chrétiens de la gentilité, de contempler l’espèce de sérénité tragique avec laquelle un Juif qui a médité sur l’histoire de son peuple nous dit sa certitude qu’Israël ne trouvera jamais de repos ni de pitié.
Mais il y a quelque chose que la fureur antisémite blesse et corrompt irrémédiablement c’est la conscience chrétienne. Le désespoir de ceux qui se sont donné la mort parce que l’injustice triomphait est lui-même une image de quelque chose de plus terrible encore : la corruption de l’âme humaine chez les persécuteurs, et le gouffre de perversion où ils risquent de jeter la race humaine. Si Platon et Thomas d’Aquin ont raison de dire que mieux vaut souffrir injustement que de faire souffrir criminellement et que le mal qui est dans les bourreaux est pire que le mal enduré par les victimes, alors nous devons en conclure que les ravages causés par le racisme dans le cœur des racistes et des antisémites ont été plus abominables encore que les tortures qu’ils ont infligées à une multitude innocente. Et pour autant qu’un homme s’abandonne aux préjugés de race et à cette espèce d’antisémitisme modéré qui réprouve les massacres non sans leur trouver quelque excuse, et qui approuve avec une transcendante résignation politique au mal d’autrui les lois ou les coutumes de discrimination, et qui est d’autant plus abject qu’il s’abrite sous une bonne conscience, cet homme se rend spirituellement complice des démons auxquels obéissaient les bourreaux. Ce n’est pas seulement pour que cesse l’iniquité qui pèse sur des innocents, c’est aussi pour son propre salut, et pour la guérison du monde, que la conscience chrétienne doit se délivrer de la lèpre raciste et antisémite.
Par un phénomène honteux, que la misère humaine suffit largement à expliquer, il se trouve que l’extermination de millions de Juifs, les chambres à gaz et les tortures des camps de la mort n’ont pas suffi à réveiller la conscience des peuples, et à lui inspirer une horreur définitive du principe raciste. Loin de là ! Le virus au contraire s’est répandu sous une forme plus ou moins atténuée, et le souvenir du grand déchaîne ment de stupre et de meurtre a allumé chez un nombre appréciable de personnes honorables, avec une sage méfiance et un prudent dégoût des victimes, une excitation mentale et des passions raisonnées qui s’assouvissent en hostilité froide et en récriminations économico-politiques, non pas sans doute en pogroms et en assassinats, mais que l’odeur du sang a sournoisement stimulées. Dans beaucoup de pays de l’ancien et du nouveau monde, l’antisémitisme est en croissance et la leçon de Hitler fait son chemin dans les esprits. Les vieux prétextes ne manquent pas, qu’il s’agisse d’une noble jalousie envers des concurrents retrouvés (puisque tous les Juifs ne sont pas morts, il faut bien que ceux qui restent vivent, et que pour vivre ils exercent des métiers, voilà les gentils dépouillés), ou qu’il s’agisse de la participation de tels ou tels Juifs à des activités politiques dont on a à se plaindre (comme si eux seuls étaient responsables de ces activités, et comme si eux seuls étaient tous les Juifs). Bref, on a l’œil sur eux ; et cette attention orientée est elle-même une victoire psychologique de la propagande raciste et des crimes racistes. Comme je le faisais observer dans une autre étude, « aiguillez dans un sens déterminé l’attention des gens, elle remarquera aussitôt, une fois qu’elle aura été ainsi fixée, toutes sortes de données accidentelles qui serviront de prétexte à une systématisation spontanée, si absurde qu’elle puisse être. Répétez par tous les moyens d’une propagande intensive que tous les habitants de la Cinquième Avenue sont des escrocs, les autres habitants de New York finiront par remarquer que, ma foi, tel citadin dont ils ont à se plaindre habite précisément la Cinquième Avenue. Et tel autre aussi, en vérité, - les sales types dont nous avons à souffrir dans d’autres régions de la ville échap pant comme de juste au rayon visuel ainsi fixé en nous. Et au bout de quelques mois, vous aurez créé un antififthavenueisme aussi raisonnable et aussi bien confirmé que l’antisémitisme. » [1]
Une fois de plus au cours de l’histoire du monde, les données de la question d’Israël parmi les nations ont été profondément changées. Cette question est entrée aujourd’hui dans une phase nouvelle. Quels Juifs étaient plus assimilés que les Juifs allemands ? C’est en Allemagne que la rage antisémite a éclaté avec une férocité sans égale. Devant cette faillite de l’assimilation, la conscience juive s’est tournée désespérément vers la Terre promise. Le mouvement qui pousse vers la Palestine les survivants des masses juives de l’Europe centrale horrifiées par les abominations qu’elles ont souffertes et hantées par la clameur de leurs morts est un phénomène historique irrésistible. Sous une forme ou une autre, impliquant un accord qui de soi ne paraît pas impossible avec les Arabes du pays, il semble que la solution d’un État hébreu en Palestine sera inévitablement la prochaine solution tentée par l’ange d’une histoire toujours douloureuse et contrariée. Si nécessaire et justifiée qu’elle puisse être, nous ne devons pas nous dissimuler que cette solution risquera d’être exploitée par l’antisémitisme aux dépens des Juifs citoyens des autres pays. Il faudra faire comprendre aux gens que l’existence d’un État juif ne sépare pas plus de leur nationalité respective les Juifs membres des autres États que l’existence d’un État irlandais ne sépare les Irlandais des États-Unis de la nationalité américaine. Il y aura pour couvrir les préjugés antisémites des mauvaises raisons de nouvelle souche qui s’ajouteront aux mauvaises raisons qui traînent partout et qu’il faudra réfuter comme elles. Mais les plus clairs arguments de la rai son ne suffiront jamais en face d’une psychose collective irrationnelle qui tire sa force de son irrationalité même. Ce qui est meilleur et plus élevé que la raison est seul capable de descendre dans le monde souterrain de l’irraison, et de le maîtriser. Ici nous apparaît la responsabilité particulière de la conscience chrétienne : elle seule peut délivrer les âmes des poisons de l’antisémitisme, si elle sait vraiment de quel esprit elle est, et si elle porte réellement dans la substance de l’histoire humaine l’intelligence et le témoignage de la foi en le mystère d’Israël.
Je ne considère pas dans cette brève note les implications politiques et sociales du problème d’Israël. Si réelles qu’elles soient, elles restent secondaires au regard de ses implications spirituelles. C’est de celles-ci que je voudrais dire quelques mots pour terminer. Je suis persuadé qu’à ce point de vue un grand travail de méditation et de purification intérieure est d’abord demandé aux Chrétiens. S’ils se nourrissent de la doctrine de saint Paul, ils comprendront la signification spirituelle de l’antisémitisme, et ils comprendront du même coup la solidarité mystérieuse qui les lie à la race aînée, en communion avec laquelle, malgré tout, ils invoquent les Patriarches et les Prophètes et prient chaque jour avec les paroles de David sur leurs lèvres, confessant comme venu Celui que la Synagogue n’a pas reconnu et qu’elle attend encore, et qui est né d’une vierge d’Israël et qui était juif lui-même « par excellence de nature », et dont les apôtres comme les premiers martyrs ont été des Juifs fécondant l’Église des Juifs et des gentils d’un sang juif versé pour le Christ. Ils ne comprendront pas seulement qu’il leur faut balayer comme des ordures, là où par malheur elles trouvent encore des crédules, des légendes calomnieuses telles que les histoires de meurtre rituel et des forgeries telles que les Protocoles de Sion, ils comprendront aussi qu’il leur faut réviser attentivement et purifier leur propre langage, où une routine pas toujours innocente, en tout cas singulièrement insoucieuse de la rigueur et de l’exactitude [2]] , a laissé passer des expressions absurdes comme celle de race déicide, ou une manière plus raciste que chrétienne de raconter l’histoire de la Passion qui excite chez les enfants chrétiens la haine de leurs condisciples juifs, ou des traductions de la perfidia judaica de la liturgie du Vendredi-Saint qui sont de grossiers contresens, car dans la langue de l’Église ce mot signifie « incroyance » , non « perfidie » [3]. Par une souveraine disposition de Jean XXIII datant du Vendredi -Saint 1959, ces mots ont d’ailleurs été supprimés de la liturgie. Ils comprendront que leur manière même d’approcher les problèmes créés par la diaspora doit être fraternelle, et les amener à connaître en profondeur, grâce à une information suffisamment complète et scrupuleuse, - et à connaître du dedans, grâce à l’expérience de connaturalité que l’amour porte avec lui, - les angoisses et les débats de la conscience juive , partagée entre l’obligation de garder son identité et la volonté d’obtenir pour les Juifs la justice et l’égalité dues à tous les hommes. Alors les Chrétiens de la Gentilité pourront entrer quelque peu, non pas d’une façon seulement théorique, mais d’une façon réelle et pratique, fût-ce pour pâtir à leur tour pour lui comme plusieurs l’ont fait récemment sous les persécutions nazies, dans le mystère du peuple qui a trébuché pour leur délivrance, et par la désobéissance duquel ils ont obtenu miséricorde, et que Dieu continue de se réserver. Et non seulement ils auront interdit à l’antisémitisme d’aller chercher dans le vieux fond de barbarie de l’âme humaine tout faux prétexte religieux, mais ils prépareront pour leur part cette réintégration future que Paul a annoncée, et qui pour Israël, selon le mot de Cornelius à Lapide, ne sera pas une conversion, mais une plénitude, et qui rappellera à la vie le monde attiédi [4].
Rome, le 28 juillet 1947
Jacques MARITAIN