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Retour sur le Talmud : Le Talmud est un corps vivant

Le rabbin Adin Steinsaltz vient de finir sa traduction en hébreu du Talmud de Babylone. Le Talmud, écrit en hébreu et en araméen est maintenant complètement traduit et commenté en hébreu. Nous vous avons présenté cette traduction dans cet article : Marc-Alain Ouaknin : Traduire le Talmud.

Nous vous proposons ci-dessous une réflexion personnelle sur le Talmud et sa tradution par le rabbin Adin Steinsaltz.

Le Talmud est un corps vivant

Les grands séquoias de la côte californienne sont des arbres magnifiques, impressionnants et d’une grande longévité comme l’indique leur nom botanique : « semper virens ». Ils s’élèvent à des hauteurs incroyables en absorbant le brouillard par leur feuillage. Ils perdent des branches sur le côté en montant ainsi toujours plus haut.

Certains seraient deux fois millénaires. Un peu plus anciens que le Talmud donc dont la rédaction remonte aux six premiers siècles de notre ère commune et qui est lui aussi semper virens, toujours vivant. J’ajoute que pour cet usage-là le mot « toujours » indique comme en Hébreu un présent continu qui peut étonner certains, mais dont nous pouvons une fois de plus affirmer la continuité grâce au travail du rabbin Adin Steinsalz. Celui-ci vient d’achever ce qui est l’œuvre de sa vie : la traduction des 5000 pages du Talmud de Babylone en Hébreu, le rendant ainsi disponible et accessible à tous ceux qui ne savent pas l’Araméen. Les commentaires qui entourent ce texte dans sa langue d’origine sont également proposés et le lecteur trouvera en plus et entre autres un glossaire et un lexique d’abréviations. Celles-ci sont nombreuses et déroutantes dans le texte d’origine, familières à ceux qui en pratiquent l’étude quotidienne. Cela ne rendra pas le Talmud aisément compréhensible pour autant, mais cela devrait en faciliter considérablement l’étude, car c’est bien de cela qu’il s’agit, non pas de sa lecture.

Une page de Talmud contient en son cœur un énoncé qui vient de la Michna donc en Hébreu ainsi que la Guemara en Araméen qui s’y rapporte, c’est-à-dire un échange complexe entre sages qui porte sur la source de la loi énoncée, source qui se trouve dans la Torah, sur les modalités de son application et sur ce qui peut être son fondement. Ajoutons que les opinions rapportées ne sont pas contemporaines l’une de l’autre, que la discussion proposée transcende les générations, que les digressions y sont nombreuses. C’est par l’étude que nous sommes sensés nous approprier ce mode de pensée qui est un enseignement inestimable à la fois sur le fond et sur la forme. Tout cela paraît ardu et désordonné à un esprit contemporain, mais cette complexité n’est pas étonnante quand on sait que la question posée n’est rien moins que celle de la sainteté : comment vivre en conformité avec les lois énoncées dans la Torah, comment introduire une part de la sainteté de Dieu dans la vie du quotidien.

Dans sa démarche, le rabbin Steinsalz a relevé là un immense défi. Le Judaïsme s’est méfié des traductions dans le passé. La Torah se lit en Hébreu dans nos synagogues, et les fidèles suivent comme ils peuvent, pour certains en lisant des traductions justement, dont nous savons qu’elles disent un sens choisi, qui de ce fait en exclu d’autres. Mais cette difficulté est admise comme faisant partie intégrante de la préservation de l’héritage, ne pas perdre la langue d’origine, celle de la révélation étant essentiel à la continuité du Judaïsme. Dans certains milieux de l’orthodoxie, on s’oppose à toute traduction. Il existe cependant déjà des éditions savantes avec des commentaires en Français et en Anglais qui facilitent un peu l’étude du corpus en question. À l’usage de celles-ci on s’aperçoit vite que pour être plus faciles, elles empêchent l’acquisition d’une véritable autonomie pour l’élève, l’aptitude à nager un peu dans cet océan conjointement avec un autre élève, car le Talmud ne s’étudie jamais seul. C’est l’étude partagée sous la conduite d’un maître qui permet d’affronter la difficulté du texte et de perpétuer la recherche du sens. Finalement cette traduction pose aussi la question suivante : à qui appartient le Talmud ?

À l’orthodoxie seule ? Il faut reconnaître que c’est grâce à son volontarisme que nos textes sont parvenus jusqu’à nous, et sont continuellement étudiés, puisque à raison d’une page par jour, l’étude en est achevée au bout de 7 ans, un grand événement dans de nombreuses communautés juives dans le monde. J’ai souvent dit que l’orthodoxie est comme un congélateur absolu. Sans elle nous aurions perdu le contenu, avec elle et si elle reste le seul vecteur de transmission, nous courrons le risque de le figer à jamais. La traduction du Talmud ressemble au commentaire que Rachi a fait de la Torah, dit le rabbin Marc Alain Ouaknin. Dans les deux cas, il s’agit de prendre l’élève par la main et de le guider dans ce désordre apparent qui cristallise en fait une pensée juridique extraordinairement moderne. Cette aide à l’étude permet donc d’étudier les concepts, d’analyser les différences quelquefois si fines qu’il faut écarquiller l’esprit pour les percevoir et de retrouver le mode de pensée des sages cités. Elle permettra aussi à des générations différentes d’étudier ensemble. Les jeunes Israéliens et les jeunes Juifs de la diaspora pourront s’appuyer sur l’Hébreu pour étudier leur patrimoine commun, l’araméen n’ayant pas connu le renouveau unique de l’Hébreu moderne. Les réticences de l’orthodoxie sont compréhensibles mais injustifiées. Le Talmud est un corps vivant et tous les Juifs du monde doivent pouvoir y accéder s’ils le souhaitent. Nous contribuerons ainsi à sa pérennité car il sera étudié par un plus grand nombre. L’Araméen n’est pas l’Hébreu, mais les deux sont proches et des élèves avisés feront aisément l’aller-retour entre les deux. Le rabbin Adin Steinsalz a innové mais en respectant ce qui est le principe fondateur du Judaïsme : rester en continuité avec la tradition en la restituant intégralement sans rien en abolir et en assurant sa réception pour aujourd’hui.

Liliane Apotheker

Une page du Talmud (version orginale, en hébreu et araméen)
Une page du Talmud (version orginale, en hébreu et araméen)