Le Pasteur Michel Leplay connaît la complexité des relations entre les Protestants et les Juifs sur le plan théologique, sur le plan historique et particulièrement sur la question de l’État d’Israël. Il a écrit que le protestant doit
« être encouragé à tenter de conjuguer la justice exigeante et la fraternité exigée » (Les églises protestantes et les Juifs, Ed. Olivetan 2006).
Comme les catholiques et peut-être plus qu’eux, il doit modérer ses jugements et exiger de la lucidité dans ses écrits et dans ses engagements. Il n’a pas cessé de rappeler, dans ses livres et dans des introductions à d’autres parutions, des évidences tellement étincelantes pour nous Juifs que nous ne cessons de nous répéter pourquoi elles n’éclairent pas, et elles ne poussent pas les Chrétiens à réexaminer certains principes de leur théologie et de leur christologie, négatifs sur le Judaïsme.
Ainsi par exemple, et pour aller d’abord au plus simple, Michel Leplay rappelle que la relation chrétienne au Judaïsme « est singulière au sein de tous les dialogues interreligieux contemporains ». En ce domaine la fraternité avec le Judaïsme prend une autre signification qu’avec les autres religions et avec les hommes en général. Elle ne se suffit pas de sa qualité générale, morale et psychologique car elle a un fondement historique et métaphysique. C’est sur la terre d’Israël et, plus radicalement, sur leur enracinement à Jérusalem que l’espérance juive et l’espérance chrétienne sont nées. Aucune fraternité ne peut se prévaloir de cette proximité inscrite dans l’âme chrétienne autant que dans l’âme juive. Les Juifs et les Chrétiens n’en témoignent pas souvent ni partout. Il écrit :
« C’est pourquoi nos questions réciproques sont les indices authentiques et permanents de notre acquiescement à l’existence légitime et plus encore nécessaire de ce peuple élu dans toutes le dimensions religieuses et politiques de son déploiement »
On sait à quel point la terre et l’existence de l’État d’Israël font l’objet d’un débat souvent envenimé chez beaucoup de Protestants dont les voix crient plus qu’elles ne parlent ou dialoguent dans la liberté, la lucidité et la responsabilité.
Il me plaît de rappeler la vigilance de Michel Leplay et ses réactions à ces Protestants aux sensibilités exacerbées.
Il a fait l’inventaire, dans l’un de ses nombreux livres publiés en Suisse et en France, de l’attitude des Protestants vis-à-vis des Juifs.
Si une évolution doit être nettement reconnue, elle fut très lente depuis le seizième siècle jusqu’à la situation présente. Des contestations se sont élevées contre les déclarations aberrantes de Luther en ses dernières années où la conversion des Juifs était toujours espérée. Calvin est resté sévère en constatant que les Juifs refusaient le salut qu’il leur proposait. Au siècle des Lumières, la page fut tournée sur les insultes de Luther et sur les jugements de Calvin. On admit l’émancipation des Juifs considérés enfin comme des hommes et des hommes opprimés. À Mirabeau et à Clermont-Tonnerre se sont joints des Protestants comme Rabante Saint-Étienne mais aussi l’Abbé Grégoire. Pourtant au 19ème siècle des sociétés missionnaires naquirent avec pour programme la promotion du Christianisme parmi les Juifs. Lors de l’affaire Dreyfus, de nombreux Protestants prirent la défense du Capitaine injustement et cruellement condamné et réclamèrent la révision du procès.
Cher Michel, vous citez en exemple la paroisse de Saint Jean Du Gard qui a écrit à Madame Lucie Dreyfus, l’épouse du Capitaine, le 4 Juin 1898 après la lettre de Zola du 13 Janvier et qui conclut sa lettre ainsi : « Nous n’avons pas oublié le peuple d’Israël et son rétablissement prochain ».
Dès le premiers signes du péril qui montait en Allemagne en 1932-33, des positions très fermes furent prises comme celle du Pasteur Wilfred Monod (1867-1943) dont le message est joint à un manifeste de 1200 ministres protestants de 42 états d’Amérique du Nord et du Canada.
Vous rappelez qu’il écrivit :
« Écrasés par les grands empires d’Orient vassaux des monarques antisémites, rois d’Égypte et de Syrie, politiquement anéantis par les musulmans, persécutés de toutes les manières, traités de sans patrie encore au 20ème siècle et parfois sevrés du droit commun dans les pays où ils étaient dispersés, les Israélites n’ont pas disparu comme les Phéniciens ou les Ninivites. Sans territoire, sans gouvernement, sans monnaie, sans drapeau, la race d’Abraham s’est maintenue vivante et vivace. Quel entêtement splendide ou quelle ténacité surnaturelle ! Or il se trouve que le Judaïsme a cependant donné au genre humain, le Livre mystérieux qui entretient ainsi par la flamme inextinguible d’un idéal universaliste…. Israël a légué aux hommes la Bible, Jésus Christ et la vision messianique du royaume de Dieu ».
Le 4 Avril 1933, Marc Boegner, président de la Fédération protestante de France, écrivit au grand Rabbin de France que les fils spirituels des Huguenots « se sentent meurtris des coups qui frappent les fils d’Israël ». Le 26 mars 1941, cet homme remarquable écrivit deux lettres l’une à l’amiral Darlan et l’autre au Grand Rabbin de France Isaïe Schwarz, au sujet du « statut des Juifs du gouvernement de Vichy et des épreuves et des injustices dont la législation raciste frappe les Israélites français ». Une troisième lettre fut écrite le 20 Août 1942 pour protester contre les rafles de l’été en zone non occupée. Il finit par avoir un entretien orageux avec Laval après diffusion de sa lettre.
Michel Leplay, si je cite ces faits connus ou trop souvent oubliés, c’est parce que vous vous inscrivez dans cet esprit qui a animé ces pasteurs auxquels nous rendons hommage à travers vous. Il est nécessaire de les rappeler aujourd’hui à certains protestants qui n’arrivent pas à allier « la justice exigeante et la fraternité exigée » comme vous l’écrivez, particulièrement en ce moment où l’antijudaïsme se répand et se masque sous l’antisionisme.
Mais notre hommage va à vous également d’une manière personnelle. Vous restez critique et lucide sur les positions de certains protestants de France pendant l’occupation. Ils sont restés maréchalistes, dites-vous, malgré la lucidité de Jacques Maritain ou d’Auguste Lemaître et d’autres encore. Mais il y a tout de même les Cévennes, Chambon- sur-Lignon, Dieulefit, Grenoble avec le Pasteur Charles Westphal. Et puis il y a eu toutes les déclarations, les appels que nous connaissons depuis Jules Isaac et les contributions fondamentales des Églises protestantes au dialogue judéo-chrétien.
Très cher Michel, vous demandez aux Chrétiens de « passer de l’attente craintive de l’autre monde à la crainte constructive d’un monde autre ».
Vous exigez d’eux l’inspiration d’une théologie fortement charpentée comme celle de Karl Bart qui demande de travailler à transformer le monde présent par un retour radical à l’Écriture. C’est à un renouveau complet des pensées et de la conduite que vous invitez les Chrétiens, notamment à partir de la lecture de l’Écriture et du dialogue avec les Juifs. Ce dialogue doit être ouvert, dites-vous, car les doctrines trinitaires et christologiques sont trop fermées. Je ne peux que vous admirer moi, Juif, pour ce retour à la lettre de l’Écriture que vous préconisez parce que c’est dans la lettre que l’esprit souffle et se donne au lecteur selon l’envergure de sa sollicitation.
Le dialogue et l’amitié comme l’amitié Judéo-chrétienne en témoigne, doivent prendre la place du mépris, de l’ignorance et du silence. Pourquoi ne cessons-nous pas de nous interpeler sur les fins dernières alors que nous devrions chercher les moyens de faire que « Amour et Vérité se rencontrent, Justice et Paix s’embrassent » dans ce monde-ci, comme dit le Psaume 85. C’est ici-bas que se construit le monde à venir et non ailleurs.
Le prix qui vous est décerné par l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, vous assure que votre œuvre, votre pensée et vos engagements sont reconnus comme ceux d’un serviteur du projet universel, confié par Dieu à Abraham, Isaac et Jacob pour Israël et à Abraham, Isaac, Jacob et Jésus pour les frères Chrétiens.
Soyez béni très cher Michel pour votre proximité spirituelle et votre responsabilité fraternelle et agissante avec le peuple juif.