Cher Jean,
Quand on m’a demandé de prendre la parole ce soir, j’ai accepté avec joie et confusion. Joie de voir ton œuvre reconnue et récompensée. Confusion de devoir évoquer un travail dont la qualité ne laisse pas de m’impressionner.
Je commencerai par une confidence. À l’occasion de cette remise de prix, j’ai découvert que nous étions venus au monde, toi et moi, à quatre jours d’intervalle. Tu as franchi avant-hier le cap que j’atteindrai après-demain. Je me permets de relever ce voisinage, avant de m’arrêter plus longuement sur une autre occurrence.
La décision de t’attribuer ce prix a coïncidé avec le cinquantenaire de la déclaration conciliaire Nostra ætate, et je vois dans cette rencontre plus qu’un hasard.
« À notre époque », pour reprendre l’introduction de cette déclaration, juifs et chrétiens, nous avons appris et nous apprenons encore à nous parler et à nous connaître. Pour nous chrétiens, la distance à parcourir était immense, pour passer d’une image du judaïsme qui se réduisait trop souvent à celle d’un légalisme sclérosé à la découverte d’une tradition vivante et d’une fécondité généralement insoupçonnée.
En même temps, la rencontre du judaïsme ancien et contemporain suscitait aussi des questions relatives à notre propre identité chrétienne. Elle rappelait aux pagano-chrétiens qu’ils étaient des greffons, qu’Israël les précédait et les précéderait toujours dans l’élection, que le tronc unique était et resterait toujours le peuple de l’Alliance.
Nostra ætate a confirmé ce décentrement. La déclaration conciliaire, en effet, n’a rien dit sur la religion d’Israël — j’ai déjà eu l’occasion de relever que le judaïsme était la seule grande religion dont Nostra ætate ne parlait pas — mais elle a traité de la relation de l’Église à sa propre origine : « Scrutant le mystère de l’Église, le Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament à la lignée d’Abraham. »
Au seuil de ce nouveau « jubilé de fraternité », pour reprendre la belle formule qui apparaît dans le titre d’un document récent, nous voyons ainsi s’ouvrir ou se préciser, pour nous chrétiens, deux chantiers distincts, et pourtant indissociables l’un de l’autre.
D’abord, celui de la connaissance du judaïsme. Nous avons déjà fait de nombreuses découvertes et nous avons encore beaucoup à apprendre. C’est l’un des objets d’un dialogue déjà bien engagé, dans lequel nous apprenons à nous découvrir mutuellement.
Il ne s’agit pas, pour autant, d’une simple information réciproque. Nous, chrétiens, en apprenant à connaître le judaïsme, nous découvrons mieux qui nous sommes et d’où nous venons. Nous avons mieux compris combien nos origines étaient juives, et comment, par exemple, la connaissance du judaïsme rabbinique pouvait renouveler ou enrichir notre compréhension du Nouveau Testament — ce Nouveau Testament que nous nous sommes approprié comme notre bien distinctif, en oubliant trop vite que nous l’avions reçu, et que nous continuons de recevoir.
Nous découvrons aussi combien nos points de départ, nos situations et nos attentes sont dissymétriques. L’objet même du dialogue ne peut être défini de part et d’autre dans les mêmes termes. La rencontre du judaïsme nous fait percevoir d’une manière toute particulière ce que la foi chrétienne peut avoir de déroutant. Plus nous nous rapprochons les uns des autres, plus nous mesurons, dans le respect mutuel, la distance qui nous sépare.
C’est pourquoi j’évoquais à l’instant deux chantiers : celui de la connaissance mutuelle et celui de la réflexion théologique. Le premier est un des objectifs privilégiés du dialogue. Pour le second, celui de l’approfondissement de l’identité chrétienne, le chrétien doit cheminer seul. Solitude d’autant plus ressentie que c’est la rencontre du juif, et la fraternité entretenue et approfondie avec lui tout au long du parcours, qui oblige le chrétien à se formuler à lui-même ce qu’il a en propre.
Il me semble, mon cher Jean, que ton travail s’inscrit sur chacune de ces deux lignes.
Par ton engagement au Centre chrétien pour l’étude du judaïsme et par tes publications, tu as aidé et tu aides encore les chrétiens, exégètes et théologiens compris, à mieux percevoir le judaïsme de l’intérieur et à découvrir la richesse de sa Tradition. Plus d’un lecteur aura fait des découvertes à la lecture de ta thèse. Même pour qui n’a pas lu le livre, son simple titre détruit une idée reçue, puisqu’il place la notion pharisienne de révélation aux sources même du christianisme : Aux sources du christianisme – La notion pharisienne de révélation, puisque tel est le titre de ton ouvrage. Tu montres dans ce livre que c’est dans ses grandes constitutions dogmatiques sur l’Église et sur la Révélation, plus que dans la déclaration Nostra ætate, que le concile, sans le chercher sans doute, offrait à l’Église l’occasion de se renouveler en plongeant ses racines dans la tradition d’Israël dont elle était issue. « Vatican II, écris-tu, en insistant si fortement sur l’unité Écriture–Tradition et en mettant le peuple de Dieu au premier plan de la réflexion, a su se nourrir de la sève du tronc qui porte l’Église. » Voilà qui nous emmène aux antipodes d’une conception encore trop répandue selon laquelle le christianisme se définirait par contraste avec un judaïsme réduit au rôle de faire-valoir.
L’autre chantier qui s’ouvre devant nous, je le disais, est celui de l’approfondissement théologique, à partir de points d’appui proprement chrétiens, et d’abord du Nouveau Testament. Un chantier dans lequel le chrétien est aux prises avec ce qu’il y a d’incommunicable dans sa foi, tout en étant marqué profondément par sa rencontre du judaïsme. Le chrétien qui a rencontré le juif n’en est pas moins chrétien, mais il ne peut plus l’être exactement de la même manière que s’il ignorait la réalité du judaïsme vivant. À ce chantier aussi, tu fournis une contribution majeure. Je pense évidemment à ton commentaire monumental sur l’Épître aux Hébreux, qui, entre autres apports, désamorce de faux problèmes sur la dualité de l’Alliance. Et ceux, dont je suis, qui n’ont pas achevé la lecture de cet ouvrage ont accueilli avec reconnaissance tes remarques sur le document romain intitulé Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables. Document généreux, qui donne une vigoureuse impulsion au travail d’approfondissement théologique auquel je fais allusion, mais qui contient aussi des propositions trop concises ou allusives, auxquelles ton commentaire apporte avec bonheur d’utiles nuances et précisions.
Une œuvre comme la tienne est un don pour le présent et un legs pour l’avenir. C’est pourquoi on ne peut que t’encourager à continuer, pour étayer solidement les bases d’un travail dont on peut estimer qu’il ne fait encore que commencer, et dont tout nous porte à croire qu’il sera un des éléments les plus importants de la vie de nos deux communautés dans les temps qui viennent.
M. R.