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Aux Confins d’Auschwitz

Nous étions plus de 160 participants à la rencontre de l’ICCJ cette année à Cracovie et le deuxième jour, une visite à Auschwitz était programmée. J’y allais pour la première fois et je voudrais en restituer quelque chose. La charge mémorielle et émotive que ce lieu suscite rend cela infiniment difficile.
Trouver le mot juste, en rapport avec ce que l’on y a ressenti, est-ce possible ?

En premier, je voudrais laisser parler deux personnes qui vivent sur place, leurs propos mesurés venaient du fond de leur cœur et de leur réflexion.
Nous avons rencontré au Centre de Dialogue et de Prière d’Auschwitz deux personnalités qui ont su trouver leurs mots, le père Manfred Deselaer, un prêtre allemand qui dirige ce centre et un professeur anglais et juif, Jonathan Webber, qui réside à Cracovie et y dirige le musée du Judaïsme.

La première communication, celle du professeur Webber, nous disait combien ce lieu échappait à une définition, ou à un qualificatif. Auschwitz est à la fois le plus grand cimetière du monde, un musée, un site touristique, un lieu symbolique que l’on peut visiter, ce qui est une contradiction en soi, et un centre éducatif pour son million de visiteurs annuels. Mais aussi un lieu auquel seul convient le silence, la stupeur devant le mal abyssal qu’il représente et où tous nous éprouvons le besoin de dire à Dieu qui sa prière, qui sa colère. Nous le voyons comme le lieu focal du martyr juif et espérons qu’il s’érige en rempart contre toute haine que l’homme porterait désormais à son frère humain. Il est aussi le lieu d’autres souffrances, Polonais, Roma, Sinti et homosexuels y ont également été déportés. Le premier défi étant d’y éviter cette concurrence des victimes et de reconnaître chacune, même si la plupart des victimes étaient juives.
Le père Manfred Deselaer nous a appelés à y entendre la voix du sol, de notre cœur, d’autrui et celle de Dieu. Nous devons continuer à apprendre et à transmettre ce qui s’est passé ici, en sachant que la tâche est rude et que nous n’y arriverons peut-être pas. Il y avait en Pologne plus de Yechivot que dans le reste du monde, cette mélodie de Dieu s’est tue à jamais et nous vivons désormais avec cette plaie béante en nous. Dès lors notre dialogue, cette quête fraternelle d’échange est un dialogue de grands blessés, je voudrais dire de grands brûlés, mais avec cette blessure profonde, nous nous tournons ensemble vers un horizon de vie.
Toutes ces contradictions démontrent à quel point à la fois le lieu et le symbole échappent à notre compréhension.

Je ne sais pas comment dire mes propres interrogations, mais je voudrais essayer. Comprenez bien qu’il ne s’agit pas d’une simple hésitation mais du sentiment que cette mémoire existentielle est fragile , que les mots justes n’existent pas, et surtout que ce contenu ne m’appartient pas : il est le fief de ceux qui ne sont plus.
Avant mon départ, un ami m’a dit qu’il avait fait exprès d’y aller en hiver, comme si on pouvait ainsi ressentir quelque chose de plus de ce que pouvait être ce lieu. Mais on ne peut rien ressentir de cela, pour ne l’avoir pas vécu, et surtout pas à cause du temps qu’il y fait. Une visite à Auschwitz Birkenau n’est pas comme un jeu de rôle. Comment comprendre ce qui a été la volonté d’un peuple aveuglé par le Nazisme mais pourtant cultivé, connu pour son goût pour la musique et son aptitude à la philosophie, de détruire complètement un autre peuple et de provoquer ainsi l’effondrement du fondement même de la civilisation. Tuer le peuple qui porte dans sa loi fondatrice l’interdiction de tuer signifiait un retour à la barbarie pour l’humanité entière.
D’ailleurs, s’agit-il d’une rupture de civilisation, où d’une faille inhérente à notre civilisation occidentale ? Les avis sont partagés et la question reste sans réponse.

Quand on se trouve sur le site, on regarde devant et autour de soi. On voit ce qui reste du camp des femmes, et du camp des hommes, la voie ferrée et un peu plus loin au-delà des stèles, on a le sentiment que la courbure de la terre s’arrête là où se trouve l’abîme du mal. Nous y avons fait une marche silencieuse, interrompue par des méditations et des prières. Mais le décalage était total. Nous avions tous vu des documentaires, des films, lu des livres d’historiens ou des récits personnels. En nous résonnait le bruit des ordres qui claquent, celui des portes de wagons et de tout le reste. Comment associer la brutalité des faits et ce lieu où la nature ne semble pas se souvenir, l’herbe pousse, les arbres sont immenses. Ce qui s’est passé ne les a pas empêchés de s’élever toujours plus haut.
Rien ne sera facile ici ni l’émotion, ni le recueillement, ni les larmes et c’est très bien comme cela. Ce lieu ne peut pas accrocher simplement notre regard, lisser notre esprit, apaiser notre âme.

Alors, je cherche toujours mes mots et mes repères habituels affluent. « Qu’as-tu fait de ton frère ? » La question est connue de tous. « Le devoir de mémoire » ou « la banalité du mal », des catégories de pensée qui nous viennent facilement, mais qui cachent peut-être tout le reste. Une émotion, une réflexion habituelle et on se sent plus à l’aise, on croit savoir dans quelle case ranger cette béance en nous. À Auschwitz, cela ne fonctionne pas. L’injonction faite à tous par Elie Wiesel d’être le témoin du témoin, peut-elle m’aider à réfléchir, voire à agir ? Une expression biblique plus énigmatique que d’autres m’habite : « le cœur endurci de Pharaon ». Peu importe la cause de cet endurcissement, je sais maintenant que « le cœur endurci » cela existe. Comment cet événement peut-il être nié par des historiens qui investissent toute leur énergie, leur savoir,leur recherche dans l’affirmation de cette négation.
Je vous invite à prendre connaissance d’un article de Robert Jan van Pelt dans un recueil publié par l’université Jagiellon de Cracovie, « The Holocaust, Voices of Scholars ». Il y raconte son témoignage comme expert dans le procès du négationniste David Irving, et son angoisse de perdre la partie et de mettre ainsi en danger la vérité historique mise à mal par la perversion de quelques-uns. Robert Jan van Pelt a construit ses recherches comme une opération de sauvetage en mer tant il avait le sentiment de sa responsabilité infinie. L’Allemagne Nazi avait tout mis en œuvre pour détruire les preuves, documents et bâtiments, avant d’abandonner le camp à l’Armée Rouge. La voie du négationnisme était ainsi toute tracée.

Après des décennies de silence, les mots ont manqué pour décrire l’horreur. Les historiens ont mis longtemps à inclure la Shoah dans leur domaine de recherches. La mort de millions d’êtres humains pourrait au fil du temps devenir un événement insignifiant comme tant d’autres dans l’histoire de l’humanité, ou pire une chimère. L’idée même qu’un procès avec appel à expert soit nécessaire pour contrer le négationnisme est obscène.
La bataille pour la mémoire de la Shoah est engagée, elle a besoin des témoins, des historiens, des pédagogues et du combat incessant de tous. Si en France on en parle beaucoup, il faut savoir qu’il y a des pays où elle n’est pas évoquée. Ne baissons pas la garde devant ceux qui cherchent à gagner à long terme ce bras de fer engagé entre la vérité et la perversion.
La question obsédante reste : pourquoi le peuple Juif a-t-il fait l’objet de cette volonté de destruction totale allant jusqu’à effacer les traces - mêmes de son existence ?

Les historiens nous disent comment se produit un événement, pas pourquoi. Ils ont eux aussi à choisir : la Shoah est-elle un événement singulier dans l’histoire ? dans ce cas, il ne se reproduira pas, à quoi bon analyser les modalités de son avènement. Ou alors faut-il le faire et examiner les conditions socio-économiques qui lui ont servi de terreau ? Ils nous ont dit déjà les faits et les chiffres et leur incroyable brutalité. Il reste cependant de nombreux sujets à étudier, de prismes nouveaux. Comment penser ce qui entoure l’événement sans ces mots qui nous viennent tout droit de la psychanalyse, comme le déni, le refoulement ou la mémoire dont on nous dit désormais qu’elle est un devoir alors que par nature elle est spontanée ? D’autres difficultés surgissent quand il s’agit par exemple d’ériger des monuments à la mémoire des victimes, toutes héroïques car leur combat quotidien était celui de la survie dans le ghetto de Varsovie certes, mais aussi dans les camps de la mort.

Les questions s’amoncellent, les difficultés aussi, toujours la même : trouver les mots adéquats.
Nous ne trouverons pas de réponses, et les questions resteront en tension. Mais en continuant de recueillir les témoignages alors qu’il en est encore (si peu) temps et en diversifiant la recherche historique nous en saurons plus sur la vie des communautés avant la Shoah. Le Nazisme a pénétré la sphère privée et familiale plus que tout autre système politique en instaurant à la fois la terreur et une bureaucratie rigide. Tout était codifié et légiféré dans les relations sociales et humaines.
La vie, la famille, la hiérarchie sociale et professionnelle et même le langage étaient tous totalement asservis au politique. Pas étonnant que nous cherchions nos mots pour en parler.
À Birkenau, certains ont pu parler de réconciliation. Je ne vois pas comment réconcilier les victimes et leurs bourreaux. Quant à nous, notre devoir à tous est de chercher ensemble nos frères assassinés afin de les sortir de la déshumanisation qui était leur lot quotidien et de porter leur mémoire de manière responsable en laissant exister les vraies questions. Il est certain que l’essentiel sera à jamais indicible, mais il ne faut pas confondre cela avec ce que l’on ne voudrait pas en dire.

Nous nous souviendrons tous du Kaddish et du El Maleh Rahamim (Dieu plein de Miséricorde), la prière juive pour les morts dite et chantée par le rabbin Ehud Bandel à la fin de notre marche silencieuse.
Rappelons que le Kaddish débute (comme le Notre Père) par la sanctification du Nom de Dieu. Difficile aussi de sanctifier le Nom de Dieu sur place… Je pense au propos d’Emil Fackenheim sur l’imprescriptibilité d’Auschwitz, en d’autres termes c’est Auschwitz qui nous interdit désormais de rompre avec la transmission du Judaïsme. Cette notion prend un sens nouveau par cette prière dite à Birkenau car si là-bas les Juifs s’arrêtent de prier,qu’adviendra-t-il de la prière ?

Liliane Apotheker , juillet 2011