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Autour de Franz Rosenzweig

Par Paul Thibaud, président d’honneur de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France
A propos du livre les dépassements de la parole, lectures de l’Étoile de la Rédemption, Didier Gonneaud et Édouard Robberechts éd., Profac 2010.

Présentation du livre les dépassements de la parole, lectures de l’Étoile de la Rédemption sur notre site

L’Étoile de la Rédemption est pour ceux qui s’interrogent sur la dualité judéo-chrétienne un livre mythique, aussi indispensable que difficile d’accès. Avant de parvenir en effet, à la fin du livre, aux énoncés bien connus sur « la vérité que Juifs et Chrétiens ont en partage », vérité qui les rapproche et les divise, tout en interdisant la suffisance à quoi ils ont tendance, l’auteur impose au lecteur un immense parcours qui est aussi celui de sa propre vie. Un point de départ essentiel est sa non-conversion au christianisme, démarche jugée « inutile » à l’automne 1913. Mais ce choix prend place parmi d’autres ruptures. D’abord avec la philosophie de l’histoire hégélienne qui intègre à son développement le judaïsme comme le christianisme, produisant une « panthéisation du monde » (Guy Petitdemange) qui rend Dieu inutile : « Pourquoi, écrit Franz Rosenzweig en 1910, aurions-nous besoin d’un Dieu si l’histoire était semblable à Dieu ? » Dans la ligne de ce refus, la non-conversion peut être considérée comme une des manières de résister au triomphe de l’unification dans l’immanence annoncée par la plus prestigieuse des philosophies. Pendant la guerre s’exprime un autre « non », le troisième, celui de voir les soldats sacrifiés à une histoire ignorante de leur protestation, histoire dont en Allemagne, l’État post-bismarckien apparaît le fondé de pouvoir.

Ces refus enchaînés conduisent à l’articulation la plus difficile de la pensée de Rosenzweig, celle qui fait passer de la critique d’une philosophie de l’histoire totalisante à une phénoménologie de la révélation biblique, qui fait déboucher dans la théologie une entreprise philosophique. Comment la théologie arrive-t-elle au centre, alors que les modernes ne la placent (au mieux) qu’à la marge ? Pour Rosenzweig, le retour à la réalité, à l’expérience contre l’abstraction, accompagne une reviviscence de la théologie parce que ce retour est celui d’une hétéronomie de la pensée, laquelle n’a pas à faire qu’à elle-même. Une pensée arrêtée dans sa suffisance avait marginalisé la théologie, réduite à une fonction décorative, au contraire pour Franz Rosenzweig, la théologie affronte les éléments « irréductibles » de toute expérience, l’homme, le monde, Dieu (du moins l’idée de Dieu) pour les lier en les ouvrant sur un avenir espéré et non pas écrit d’avance. Les grands commentateurs de Franz Rosenzweig insistent sur ce paradoxe : pour lui, « la religion ne s’ajoute pas à la réalité, elle dessine les coordonnées essentielles de l’être » (E. Lévinas), « la pensée de la foi ne sera pas autre chose que la pensée naturelle, pure de toute prétention à rêver de son indépendance » (G. Scholem). Une telle pensée qui se sait dépendante, précédée par la réalité, en particulier par l’existence du langage, prise dans une histoire ouverte, sera donc un récit et rencontrera le récit par excellence, le récit biblique.

Les deux organisateurs de la rencontre de Lyon dégagent, en particulier dans la partie intitulée « Ouvertures », la problématique générale et le mouvement intrépide de la réflexion de Franz Rosenzweig. E. Robberechts en particulier affronte un de ses paradoxes : ce manifeste antisystématique n’est-il pas lui-même un système ? Il montre en réponse que L’Étoile ne conclut pas sinon sur l’espérance d’une temporalité future », celle qui concilierait éthique et politique, « l’homme en tant que partie du monde et l’homme responsable ». Mais l’apport essentiel de leur livre est d’affronter largement les questions qui peuvent faire douter de l’actualité d’une œuvre qu’un siècle et d’immenses et tragiques événements séparent de nous, sans compter certains changements particuliers, comme celui de la liturgie catholique que note François Lestang .

1° Cette pensée est dépendante du contexte judéo-allemand du début du XXème siècle et plus généralement du moment où la culture européenne paraissait s’imposer mondialement. La « tendance suicidaire de l’Occident » dont parle E. Robberechts, « la fuite devant la vie » et la responsabilité trouvait un alibi dans l’illusion de pouvoir s’en remettre pour la suite à une logique historique omnipotente et abstraite. Aujourd’hui, l’Occident ne peut plus se retrouver dans la figure, chère à Rosenzweig, de Goethe, de l’homme en plein accord avec le monde, confiant dans « l’œuvre de ses mains ». Le « nouvel athéisme » nietzschéen caractérisé par Didier Gonneaud, après Rosenzweig, comme un athéisme de l’âme et non plus de l’esprit, est plus d’actualité qui s’attache à une conception purement négative de la liberté. A cet athéisme, D. Gonneaud oppose, s’appuyant sur Franz Rosenzweig, l’accord possible de la liberté de l’homme et de celle de Dieu, mutuellement dépendantes, comme l’appel et la réponse, l’offre d’amour et la liberté de l’accueillir, au point que sans réponse l’appel est comme inexistant. Analyse qui trouve un appui dans le commentaire par Marie-Étiennette Bély de la place que tient dans L’Étoile, le Cantique des cantiques.

2° La question de la politique, donc celle du mal qu’elle doit affronter, traverse beaucoup de contributions. Il y a sans doute chez Rosenzweig un certain idéalisme « 1900 » qui le porte à envisager que l’État, qui n’a jamais offert qu’une protection précaire et douteuse contre la violence, apparaisse dépassé par l’universalisme que fait espérer la christianisation des peuples (dont l’acceptation en leur sein des Juifs et le signe). Cet optimisme quant à la situation d’un christianisme infusé dans la civilisation occidentale justifie Franz Rosenzweig de terminer son œuvre par une réflexion sur la dialectique entre la mission chrétienne et le foyer juif, comme si l’avenir du monde ne se jouait qu’entre ces deux pôles. L’histoire du siècle a lourdement démenti cet utopisme, ce dont témoigne en particulier la formation de l’État d’Israël et toutes les questions désormais d’un judaïsme écartelé entre sa vocation de témoins de l’eschatologie et les conditions de son existence. Pourtant, les auteurs réunis dans ce livre paraissent le penser, en tant que modèles idéaux, les schématisations de Rosenzweig dépassent son époque et restent, pour les uns comme pour les autres, porteuses d’un devoir être permanent.

3° La question de l’islam est une autre actualité difficile quand on se place dans la ligne de Rosenzweig. L’islam joue chez lui, montre Michel Younès, le rôle d’un « contre modèle » en face du judaïsme et du christianisme. Ceci pour des raisons qu’il est difficile de réduire aux préjugés de l’époque, mais qui tiennent à l’orientation profonde d’une pensée poursuivant une transcendance mélangée au monde et à l’humanité, dépendante de ce que les hommes feront du monde. Ce qui est à l’opposé d’un Dieu inaccessible, qui ne s’engage pas dans son œuvre de création, qui ne fait pas route avec son peuple. Scholem paraît éclairer ce point en disant qu’alors que le judaïsme et le christianisme sont dépendants d’un événement qui précède leur établissement comme religions (l’existence du peuple pour le judaïsme, la vie, la mort, la résurrection de Jésus pour le christianisme), l’islam est une religion déterminée dès le départ, inséparable donc de sa loi. Les fortes réflexions de Franz Rosenzweig peuvent en tout cas nous prémunir, remarque Didier Gonneaud, contre un œcuménisme facile, humanitaire pourrait-on dire, d’application générale et suggérer une question à l’islam : peut-il se reconnaître comme événement préalable à sa loi ?

Note : On peut indiquer en marge des présentations de Didier Gonneaud et d’Édouard Robberechets, d’autres introductions à l’œuvre difficile de Franz Rosenzweig : dans le numéro 1 des Cahiers de la nuit surveillée (1982) les contributions d’Alexander Altmann, de Lévinas, de Jean-Louis Schlegel, de Gershom Scholem et de Rosenzweig lui-même, dans les actes du colloque parisien pour le centenaire de FR (PUF 1994), la contribution de Paul Ricoeur, dans Un retour au judaïsme de Stéphane Mosès (Seuil 2008), le chapitre consacré à FR, et aux PUF (coll philosophies) le Franz Rosenzweig de Gérard Bensussan (2000).