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Colloque "Péguy et les Juifs" - Strasbourg - 23 novembre 2014

Jacqueline Cuche, Présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, ouvre la journée co-organisée par l’Association œcuménique Charles-Péguy, l’Amitié Charles Péguy et l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, par son intervention :
"Charles Péguy, un modèle pour notre temps".

Chers amis,

Soyez remerciés, vous tous, d’être venus nombreux et soyez les bienvenus à cette journée qui nous rassemble autour de Charles Péguy. Mais c’est avant tout les nombreux intervenants que nous entendrons aujourd’hui, venus de Paris, de Lille, d’Orléans ou encore d’ailleurs, que je tiens vivement à remercier, alors qu’ils ont certainement déjà été souvent sollicités cette année et pourtant n’ont pas hésité à nous rejoindre ici à Strasbourg, tant .leur désir est grand de faire connaître et aimer Charles Péguy et de lutter contre l’oubli dans lequel il est si souvent menacé de tomber.
En cette année du centenaire de la mort de Charles Péguy - il a été tué dès les premiers jours de la guerre, le 5 septembre 1914 -, de nombreuses manifestations ont eu lieu en plusieurs villes de France, et ici à Strasbourg, des soirées de lecture lui ont déjà été consacrées ces dernières semaines, et, depuis hier, outre la représentation de Clio qu’on pouvait y voir, la BNU (Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg), entièrement et magnifiquement rénovée, rouvre enfin ses portes pour nous montrer sa grande exposition sur les « Poètes morts à la guerre » (le Français Charles Péguy, le Britannique Wilfred Owen et l’Allemand Ernst Stadler). Au cours de cette exposition, qui durera jusqu’au 1er février 2015, auront lieu aussi des lectures, et un colloque universitaire. Vous en trouverez le dépliant présentant tout cela sur la table du palier en sortant de cette salle.
Mais venons-en à ce qui nous rassemble aujourd’hui :
Vous avez vu sur les programmes que vous avez trouvés sur votre siège les titres des sujets qui seront traités et les noms des orateurs. Ils vous seront présentés au fur et à mesure de la journée. Sachez seulement qu’il y aura une courte pause de 10mn après les deux premières interventions et avant les deux dernières de la matinée.

À la différence des conférenciers que vous entendrez après moi, je ne suis pas du tout une spécialiste de Péguy, et je l’avoue humblement. Mais un lien très fort m’attache à lui, depuis ma jeunesse, et surtout depuis près de 25 ans, lorsqu’en juin 1990 le petit groupe de chrétiens que nous étions a décidé de fonder une association dont le but serait d’aider les chrétiens à mieux connaître les Juifs, et si possible à les aimer.
Le nom de Charles Péguy nous avait été aussitôt suggéré par un de nos fondateurs tant regrettés, Bertrand Delattre, et par la suite le Président du Consistoire central, Jean Kahn, m’avait écrit une lettre rappelant combien la mémoire de Péguy était chère aux Juifs, au point que son nom (c’était d’ailleurs à la demande de Mme Péguy elle-même) figurait parmi ceux des soldats juifs tombés pendant la guerre de 14-18, sur une plaque apposée dans la grande Synagogue de la Victoire (un livre consacré à l’histoire de cette synagogue le rappellera au printemps prochain).
Il était donc tout à fait naturel que l’Association œcuménique Charles-Péguy veuille, durant cette année de célébrations, rappeler le lien particulier qui existait entre Péguy et les Juifs. Et tout à fait naturel aussi que nous fassions appel à la collaboration de L’Amitié Charles Péguy, l’association nationale fondée dès 1942 et vouée à faire connaître et perpétuer la pensée et l’œuvre de Charles Péguy, et bien sûr aussi à l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, dont j’ai été élue présidente en juin dernier. Ce qui fait que je céderai la place cet après-midi au nouveau président de l’Association œcuménique Charles-Péguy, le pasteur Fabian Clavairoly, qui reprend avec enthousiasme le flambeau. Mais ce n’est pas à cause de ma présidence que l’AJCF participe à ce colloque. Certains des conférenciers ici présents en sont également membres et vous verrez tout à l’heure que, bien qu’il soit mort plus de 30 ans avant sa fondation, Péguy n’est vraiment pas pour rien dans la naissance de cette grande Association.
Après cette trop longue introduction, j’aborde donc mon sujet, que j’ai intitulé « Charles Péguy, un modèle pour notre temps », et je le traiterai en trois parties :

 Charles Péguy l’ami des Juifs
 Charles Péguy le défenseur des Juifs
 Charles Péguy, le chrétien devant les Juifs

I – Péguy, l’ami des Juifs
 Dès que l’on se penche sur la vie de Péguy, on ne peut pas ne pas être frappé par le grand nombre de Juifs que l’on trouve dans son entourage. Des juifs de toutes sortes, pratiquants ou non pratiquants, croyants ou athées, attachés à leur judaïsme ou en étant fort éloignés. Je n’en citerai que quelques uns :
Albert Lévy, Jules Isaac, Edmond-Maurice Lévy, Elie Eberlin, Daniel Halévy, Robert Dreyfus, Georges Delahache, André Spire, Gaston et Blanche Raphaël Camille Polack, Oscar Bloch, etc.
La Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, qui est sa dernière œuvre, restée inachevée, nous montre au long de plusieurs pages un chrétien (Péguy ?) devisant, dans la rue, avec un ami juif, et, dans ses toutes dernières pages, ce même chrétien, Péguy, discute avec un évêque, et voici parmi les dernières lignes de cette œuvre :
« Quant on a ses principaux amis, Monseigneur, comme je les ai, chez les Protestants et chez les Juifs … »
On connaît aussi ces propos de Péguy, rapportés par Daniel Halévy : « Je marche avec les Juifs, parce qu’avec les Juifs, je peux être catholique comme je veux l’être ».
En 1900 il fonda Les Cahiers de la Quinzaine, une revue, en même temps maison d’édition, qu’il dirigea jusqu’à sa mort, où il était entouré de plusieurs collaborateurs juifs. Dans cette revue il publiait ses propres écrits, sur des sujets variés, mais aussi ceux d’autres écrivains, qu’il contribua à faire connaître. Parmi les abonnés à cette revue, un grand nombre étaient juifs, tout comme étaient nombreux les juifs dont il publia les œuvres. Je n’en citerai que deux, mais il y en avait bien d’autres : le grand écrivain anglais Zangwill (que l’on surnommait le « Dickens juif », à cause de sa saisissante peinture du ghetto de Londres), dont il fut le premier à publier la traduction française de plusieurs œuvres, Edmond Fleg – qui non seulement fut avec Jules Isaac un des principaux fondateurs de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France mais joua un grand rôle dans la renaissance du judaïsme français après la guerre. C’est Péguy lui-même qui suggéra à Edmond Fleg le nom de sa grande œuvre poétique Écoute Israël. Péguy avait fondé cette revue pour « proclamer la justice, faire entendre la vérité au peuple français », prendre la défense des peuples opprimés. Un nombre important des Cahiers était donc consacré au peuple juif, à sa situation dans différents pays, aux persécutions qu’il subissait en Russie ou ailleurs (vous en entendrez aussi parler tout à l’heure). Enfin, sur les dix derniers Cahiers parus avant la mort de Péguy, cinq furent rédigés par des collaborateurs juifs de Péguy.
La grande affaire de sa vie fut son combat pour la défense du capitaine Dreyfus, aux côtés de celui qui fut pour lui l’ami si admiré, le prophète, Bernard Lazare. Mais je ne fais que le mentionner car ce sera le sujet de la prochaine conférence.

 C’est cette fréquentation quotidienne des Juifs qui lui permit d’accéder à une connaissance, une compréhension, sans doute unique en son temps (à l’exception d’un Aimé Palière, au parcours totalement atypique), du judaïsme, du peuple juif et de sa mémoire.
Dans Notre Jeunesse, son œuvre magistrale sur l’affaire Dreyfus, il écrit :
« Je connais bien ce peuple. Il n’a pas sur la peau un point qui ne soit pas douloureux, où il n’y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, une cicatrice, une meurtrissure d’Orient ou d’Occident. Ils ont les leurs et toutes celles des autres. Par exemple on a meurtri comme Français tous ceux de l’Alsace et de la Lorraine annexée ».
Dans un article de la revue Esprit, daté de 1939, le journaliste et penseur Wladimir Rabi écrira : « Péguy est le chrétien, l’homme du dehors, l’étranger au monde juif qui a le mieux compris le monde juif ». Et, pressentant la catastrophe qui allait s’abattre sur les Juifs, il ajoutera : « Nous sommes seuls, nous sommes terriblement seuls. Nous n’avons plus Péguy pour nous connaître et nous aimer ».

 Parce qu’il aimait les Juifs, Péguy posait sur eux un regard qui me paraît exemplaire, un regard empli de respect et le plus souvent d’admiration : on le perçoit dans des expressions comme le « Dieu de vos Pères », « les psaumes de votre roi David »… Israël est pour lui le « peuple des prophètes », le « peuple élu ». Mais respecter les Juifs, ce n’est pas les idéaliser, les faire meilleurs qu’ils ne sont. : « En temps ordinaire, écrit-il dans Notre Jeunesse, le peuple d’Israël est comme tous les peuples », et il ne cache pas qu’il y a chez eux « des haines, des rivalités, des compétitions, des ressentiments intérieurs ». Chez lui, l’admiration n’empêche en rien la lucidité, comme l’exprime ce raccourci saisissant : « peuple de marchands, peuple de prophètes » ou encore ce constat qu’il y a, je le cite, « d’énormes quantités d’imbéciles et en Israël et en chrétienté » ( NJ p. 55). C’est pourquoi le même Wladimir Rabi pourra écrire, en 1964 : « Péguy a compris et aimé les juifs tels qu’ils sont, c’est pour cela que nous l’aimons ».
Mais il est une autre raison pour laquelle le regard de Péguy sur les Juifs me paraît exemplaire. En effet, à l’amitié, à la proximité immense, une proximité que le chrétien n’aura jamais avec aucun autre croyant, Charles Péguy associe la reconnaissance d’une différence ineffaçable, le respect de la distance, et c’est ce double aspect justement qu’il nous faut maintenir lorsque nous voulons, chrétiens et juifs, dialoguer, pour que notre rencontre soit vraie, respectant totalement l’autre dans son être profond. Écoutons ces quelques mots de Péguy par lesquels, dans la Note conjointe sur M. Descartes, il définit leur rapport :
« Ainsi semblables, ainsi différents ; ainsi ennemis, mais ainsi amis ; ainsi étrangers, ainsi compénétrés, ainsi enchevêtrés , ainsi alliés et ainsi fidèles ; ainsi contraires et ainsi conjoints, nos deux philosophes, nos deux complices, descendent donc cette rue… » (N.C. p. 80-81).

C’est cette amitié de Péguy pour le peuple juif, cette juste et profonde connaissance qu’il en avait qui non seulement le garda bien sûr de tout préjugé, de toute vision négative des Juifs, mais fit de lui un de leurs plus ardents défenseurs.

II – Péguy, le défenseur des Juifs
Dans les Cahiers, comme je le disais à l’instant, fondés pour servir la justice et proclamer la vérité, Péguy prend la défense des juifs, que ce soit ceux d’Algérie, de Roumanie, d’Europe orientale ou de Russie. Mais en France même, alors qu’au moment de l’affaire Dreyfus un antisémitisme violent se déchainait, Péguy ne ménage pas sa peine, allant jusqu’à user de sa canne dans les bagarres de rue contre les tenants de l’Action Française (ce qui lui valut d’ailleurs quelques heures d’arrestation par la police). Mais je voudrais surtout montrer, en m’appuyant notamment sur quelques citations de Notre Jeunesse, comment Péguy réfute les arguments des antisémites, en en démontrant la fausseté, car, dit-il, « les antisémites ne connaissent pas les Juifs » (N. J. p. 134)
Des préjugés qui couraient le plus souvent sur les Juifs et qui, malheureusement, comme tout préjugé, ont la vie dure et dont je ne suis pas sûre, hélas, qu’ils aient disparu, j’en relèverai principalement deux :

 D’abord leur amour de l’argent : les juifs sont riches, et les juifs sont avares. Péguy s’élève vigoureusement contre cette accusation mensongère. Il rappelle que s’il y a des juifs riches, il y en a aussi beaucoup de pauvres ; c’est d’ailleurs surtout ceux-là qu’il connaît. Et nos amis juifs de la communauté de Strasbourg, chargés du « Panier du cœur » ou du service d’aide sociale, savent bien ce qu’il en est aujourd’hui.
De plus, continue Péguy, les juifs sont très souvent généreux. S’il le dit c’est d’expérience. Lui-même a presque toujours vécu dans une grande pauvreté, frôlant plusieurs fois la faillite, et ce sont le plus souvent ses amis juifs, par leurs abonnements fidèles mais aussi par des dons généreux, qui lui ont permis de ne pas y sombrer.
J’aimerais citer notamment le cas admirable de Jules Isaac qui prêta à Péguy une grosse somme, presque toutes ses économies de jeune professeur d’histoire, et jamais ne lui en demanda le remboursement.
Écoutons Péguy, dans Notre Jeunesse :
« Des riches, il y aurait beaucoup à dire. Je les connais beaucoup moins. Ce que je peux dire, c’est que depuis vingt ans j’ai passé par beaucoup de mains. Le seul créancier qui se soit conduit avec moi non pas seulement comme un usurier, mais, ce qui est un peu plus, comme un créancier, comme un usurier de Balzac, le seul de mes créanciers qui m’ait traité avec une dureté balzacienne, avec la dureté, la cruauté d’un usurier de Balzac n’était point un Juif…. J’ai honte à le dire, on a honte à le dire, c’était un « chrétien », trente fois millionnaire. Que n’aurait-on pas dit s’il avait été juif ».

 Deuxième préjugé contre lequel Péguy s’insurge : le communautarisme, ou plutôt la tendance qu’auraient les juifs à ne faire preuve de solidarité qu’envers leurs coreligionnaires. Là encore la réfutation de Péguy est implacable, car non seulement il s’élève contre cette accusation (lui-même ayant fait l’objet de leur solidarité) mais il la retourne contre leurs accusateurs. Permettez-moi de citer un peu longuement un passage de Notre Jeunesse particulièrement saisissant, où la clairvoyance du regard de Péguy (n’oublions pas qu’il écrivait cela en 1910) me semble hélas toujours actuelle quant aux désirs profonds des antisémites :

« Jusqu’à quel point leurs riches les aident-ils ? Je soupçonne qu’ils les aident un peu plus que les nôtres ne nous aident. Mais enfin il ne faudrait peut-être pas le leur reprocher. C’est ce que je disais à un jeune antisémite, joyeux mais qui m’écoute ; sous une forme que je me permets de trouver saisissante. Je lui disais : Mais enfin, pensez-y, c’est pas facile d’être Juif. Vous leur faites toujours des reproches contradictoires. Quand leurs riches ne les soutiennent pas, quand leurs riches sont durs, vous dites : c’est pas étonnant, ils sont Juifs. Quand leurs riches les soutiennent, vous dites : c’est pas étonnant, ils sont Juifs, ils se soutiennent entre eux. Mais mon ami, les riches chrétiens n’ont qu’à en faire autant. Nous n’empêchons pas les chrétiens riches de nous soutenir entre nous.
C’est pas facile d’être Juif. Avec vous et même sans vous. Quand ils demeurent insensibles aux appels de leurs frères, aux cris des persécutés, aux plaintes, aux lamentations de leurs frères meurtris dans tout le monde vous dites : C’est des mauvais Juifs. Et s’ils ouvrent seulement l’oreille aux lamentations qui montent du Danube ou du Dniepr vous dites : Ils nous trahissent. C’est des mauvais Français. Ainsi vous les poursuivez, vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Vous dites : Leur finance est juive, elle n’est pas française. Et la finance française, mon ami, est-ce qu’elle est française.
Est-ce qu’il y a une finance qui est française ».
Et Péguy ajoute ces phrases terribles, ô combien prémonitoires !, mais dont on peut aussi se demander si, étant encore parmi nous, il ne les prononcerait pas à nouveau à la face des antisémites, en voyant combien la haine des juifs ressurgit de nos jours :
« Vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Au fond ce que vous voudriez, c’est qu’ils n’existent pas. Mais cela, c’est une autre question ».

III - Péguy, le chrétien devant les Juifs
J’aimerais dans cette dernière partie montrer combien Péguy, bien qu’il soit resté durant les dernières années de sa vie un chrétien en marge de l’Église, pour des raisons personnelles et qui lui font honneur, est un prophète, et aujourd’hui encore un modèle pour les chrétiens.

« Il ne sera pas dit qu’un chrétien n’aura pas porté témoignage pour eux », écrit-il, dans une des dernières pages de Notre Jeunesse.
Lorsque après de longues années d’éloignement Péguy revient à la foi chrétienne de son enfance, c’est toute sa vie antérieure, tous ses engagements pour défendre la justice et la vérité, et notamment son combat incessant contre l’antisémitisme qu’il relit à la lumière de sa foi. Cela lui en donne, non pas une vision autre ou différente, maïs au contraire comme un approfondissement, une compréhension plus totale, plus vraie, de tout ce qu’il avait vécu jusque là, comme s’il parvenait à une sorte d’accomplissement qui lui ouvrait un sens plénier de tous ses engagements, et un juste regard sur lui-même, sur les hommes et sur le monde. Péguy comprend alors que l’antisémitisme et le christianisme sont incompatibles, et qu’il y va, dit-il dans Notre Jeunesse, du « salut éternel de notre peuple… Voilà, continue-t-il, la vraie, la réelle division de l’affaire Dreyfus. Tout au fond nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel ».
Des dizaines d’années après Péguy, après la Shoah, les Églises catholique ou protestantes ont à leur tour reconnu, par la bouche d’éminents représentants, que « l’antisémitisme est un péché contre les hommes et contre Dieu ».

 Mais plus encore c’est tout son regard sur les juifs et le judaïsme qui est éclairé, illuminé par sa foi chrétienne, acquérant une profondeur et une compréhension sans doute uniques en son temps, un temps où, ne l’oublions pas, la majorité des chrétiens était antisémites – un sentiment dont se vantait alors sans aucune honte le Journal catholique La Croix – et où la religion juive était regardée comme une voie erronée, même par les chrétiens les mieux intentionnés à l’égard des Juifs.

 Bien avant le concile Vatican II, Péguy avait compris quel grand « patrimoine spirituel commun » relie l’Église au peuple des descendants d’Abraham, comme le dit la déclaration conciliaire Nostra Aetate. Déjà il faisait des chrétiens les héritiers de la longue lignée des Patriarches et des prophètes, et des héritiers reconnaissants.
Cet héritage, c’est à travers et par Jésus qu’ils le reçoivent, un Jésus que Péguy replace au sein de son peuple, rend à son peuple : « C’était un Juif, un simple Juif, un Juif comme vous, un Juif parmi vous… » Il faudrait relire tous ces longs passages du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, où, de même que dans la Note Conjointe sur M. Descartes, Charles Péguy révèle un sens aigu de ce que signifie le mystère de l’Incarnation, avec tout ce qu’il comporte de particulier, de particulariste même, du sort particulier qui est celui de toute créature humaine, Ainsi en arrive-t-il à comprendre le lien profond qui existe entre particularisme et universalisme, entre la vocation particulière du peuple juif et sa vocation universelle.

 Dans la même œuvre, Péguy met dans la bouche de Jeanne une très longue méditation sur cette vocation particulière du peuple juif, sur son élection :
« Mon Dieu mon Dieu, que vous avait donc fait ce peuple ; pour que vous l’ayez ainsi préféré à tous les peuples ; pour que vous l’ayez ainsi fait passer avant tous les peuples ; pour que vous l’ayez ainsi mis par-dessus ; au-dessus de tous les peuples ; par-dessus la tête ; au-dessus de la tête de tous les peuples. Que vous ont-ils donc fait, que vous a-t-il donc fait pour être votre élu ? ... »
Non seulement pour Péguy, le peuple juif a été élu pour être celui qui donnera naissance au Christ, et c’est là son principal titre de gloire, mais bien plus, il reste le peuple élu : « Que vous a-t-il fait, demande Jeanne, pour être votre élu ? », et non « pour avoir été votre élu ». Il faudra attendra 1986 pour qu’un pape, Jean-Paul II, à Mayence, rappelle que la 1ère alliance n’avait jamais été révoquée. Ce que saint Paul disait déjà avec force dans l’Épître aux Romains, mais cela les chrétiens l’avaient oublié pendant près de 20 siècles.
 Cet après-midi Mme Claire Daudin, présidente de l’Amitié Charles Péguy, nous présentera comment Péguy voit le rapport entre les deux Alliances et nous permettra d’en acquérir une connaissance bien meilleure que ce je peux en dire moi-même. .
Ce qui est certain, c’est que son respect pour le peuple de la première Alliance et pour sa vocation est tel qu’il n’a jamais émis le moindre souhait de le voir se convertir au christianisme. Il n’en parle d’ailleurs jamais, sinon une fois seulement, et comme en passant, lorsqu’il déclare, tout simplement, dans son œuvre Victor-Marie, comte Hugo (p. 235) : « ce n’était point en un sens leur office, ce n’était point en un sens leur destination ».
Israël reste le peuple aimé de Dieu. Péguy dit ailleurs que Dieu « a toujours dans sa main le peuple de ses premiers serviteurs » (N.C. p. 130).

 À la fin de ce colloque vous pourrez entendre de larges extraits du vaste poème qu’est le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu. Il se termine par un long et splendide hymne à la nuit qui s’achève sur le récit que fait Dieu lui-même de la Passion de son Fils Jésus, un récit emprunt d’une grande émotion, celle d’un père devant la souffrance et la mort de son fils. Or, là encore, l’avance de Péguy sur l’Église est admirable : en effet, tout au long de ce récit, jamais le mot de « Juifs » n’est prononcé, seulement celui des « hommes » : c’est le péché des hommes, ce sont les hommes et non les Juifs qui sont la cause de la Passion et de la mort de Jésus ; et quand Péguy dans les derniers mots du poème nomme enfin les Juifs, c’est par cette expression, « Israël, mon peuple », les enveloppant tous deux, le peuple et le Fils, dans une même tendresse, comme les enveloppe, tous deux ensemble, le grand manteau de la nuit.
On sait d’ailleurs, et un article de Géraldi Leroy, publié dans les Bulletins de l’Amitié Charles Péguy , le mentionne, que Péguy avait formé le projet d’une Lettre ouverte à André Spire pour la célébration du Vendredi Saint, comme le rapporte Romain Rolland dans son livre sur Péguy : « Ce ne sont pas, disait Péguy, les Juifs qui ont crucifié Jésus, mais nos péchés à tous ; et les Juifs, qui n’ont été que l’instrument, participent comme les autres à la fontaine du salut » . Certes, il y eut bien en 1560 un catéchisme pour l’énoncer, le Catéchisme du Concile de Trente, mais il resta lettre morte pendant 4 siècles.
Seul, pourtant, Péguy s’en fait l’écho dans le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc : à Jeanne qui s’indigne devant la défaillance de l’apôtre Pierre, ce qu’elle nomme sa trahison, Mme Gervaise, une sage religieuse, réplique avec emportement : « Et nous, et nous, combien de fois l’avons-nous renié »… et plus loin : « c’est drôle, on parle toujours de ce coq là, il est célèbre, du coq qui se trouva là pour chanter, pour sonner, pour enregistrer le reniement de Pierre… Il y a eu des coqs depuis. Il y a des coqs dans nos pays et ils ne sont pas inoccupés. Nous ne les laissons pas inoccupés. Hélas hélas il n’y a pas un coq dans pas une ferme qui n’ait chanté… qui n’ait enregistré, chaque jour, chaque soleil, des reniements pires… un coq a chanté pour Pierre ; combien de coqs chantent pour nous ; la race n’en est pas perdue. La race des coqs n’est pas perdue… »

 Le mystère du mal fut pour Péguy la cause d’une profonde angoisse. Devant les souffrances sans nombre que les hommes ne cessent d’infliger à leurs semblables, et devant le silence, l’apparente absence de Dieu, Jeanne, comme un autre Job, se révolte, mais une révolte qui pourtant ne tue pas en elle l’espérance. Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu est justement le fruit de la longue méditation de Péguy sur le mal, le silence de Dieu, mais aussi sur l’espérance, l’espérance de l’homme, mais aussi l’espérance de Dieu. Dans cette œuvre, si chrétienne, sans cesse parcourue comme en filigrane par des allusions à la Parabole du Fils Prodigue, le chrétien Péguy rejoint son frère juif. Le Dieu qu’il nous présente, sous l’image du Père du fils prodigue, le Dieu père de l’homme pécheur, est un Dieu qui s’efface. Comme le Dieu du « tsim tsoum » de la mystique juive, il se retire, pour que l’homme, sa créature, prenne toute sa place, agisse en toute liberté. C’est un Dieu qui ne peut qu’attendre que sa créature veuille bien le reconnaître, revenir à lui comme le fils prodigue de la parabole évangélique. C’est un Dieu de faiblesse, de silence, parce qu’il a volontairement abdiqué de sa toute-puissance et s’est rendu dépendant de sa créature parce qu’il l’aime. Vous entendrez en fin d’après-midi ces passages magnifiques.

Toutes ces pages que j’ai évoquées devant vous, à travers lesquelles transparaît la profondeur du lien qui reliait Péguy au peuple juif, il les a écrites il y a plus de cent ans. Je ne peux que vous inviter à les relire, car on dirait que c’est pour nous, aujourd’hui, qu’il les a écrites.

Je vous remercie.
Jacqueline Cuche