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Pie XII : derniers commentaires par Elie Barnavi et Patrick Kéchichian

Pour clore la série d’articles sur Pie XII après le pas effectué vers sa béatification (proclamé "vénérable" le 19 décembre 2009), en attendant des faits nouveaux, nous vous proposons de lire réflexions très intéressantes, faites par un juif, Elie Barnavi dans le journal Mariane et par un catholique Patrick Kéchichian dans le journal Le Monde. Nous avons noté quelques erreurs dans ce dernier article, cela n’enlève rien à son propos, mais nous les mettons à la suite, après en avoir averti l’auteur.


NB : Comme pour tous les articles sur le sujet béatification de Pie XII, les commentaires ne sont pas proposés.

 Un pape de la Contre-réforme

Elie Barnavi (article paru le 4 Janvier 2010 dans Marianne)

Après Noël et le jour de l’an, on ne m’en voudra pas de consacrer cette chronique au pape. Ce n’est que justice. Dans un monde déboussolé, qui émerge pantelant d’une décennie épouvantable, Benoît XVI semble le seul parmi ses pairs à avoir une idée précise de ce qu’il veut accomplir sur cette Terre. Ses pairs, c’est une façon de parler, car le chef de l’Eglise universelle n’a pas d’égaux : son pouvoir, comme chacun sait, vient de Dieu. Et, s’il règne en monarque absolu sur plus de 1 milliard de catholiques, son ascendant ne repose point sur la contrainte, mais sur la discipline librement consentie d’une communauté de volontaires. J’ignore si la boutade que l’on prête à Staline sur les « divisions » du pape est authentique ou apocryphe, mais Jean-Paul II n’en a pas eu besoin pour ébranler l’empire soviétique.

Héritier des grands papes de la Contre-réforme, Benoît XVI entend, comme eux, en leur temps, ériger une ligne de défense autour de son Eglise conte les vents mauvais de la modernité. C’est plus compliqué qu’au XVIe siècle, car il ne dispose plus du bras armé des princes. Cependant, si les moyens sont différents, l’objectif reste le même.
Pour y parvenir il lui faut d’abord réaliser l’unité de la chrétienté. Et ce fut, à droite, la main tendue aux intégristes, dont j’ai dit ici même ce que je pensais. Puis à gauche, dernièrement, l’incursion dans les rangs de l’Eglise anglicane. Une Eglise plutôt protestante pour le credo, plutôt catholique pour la liturgie, née d’un schisme purement politique et d’emblée façonnée en un étrange hybride conçu pour servir les besoins de la monarchie britannique.
Ce que le pape Benoît a bien perçu, c’est le fossé qui s’est creusé entre la masse traditionaliste des ministres et de leurs ouailles disséminés à travers le monde et un épiscopat anglais sceptique et libéral. C’est ce fossé que Benoît XVI s’emploie à élargir, en invitant les malcontents à rejoindre l’Eglise romaine, pratiquement à leurs conditions.
Le dernier coup d’éclat dont ce vieillard d’apparence frêle et paisible a le secret fut l’élévation de Pie XII au rang de « vénérable », ce qui ouvre la voie à sa béatification, puis à sa canonisation. Le projet n’est pas nouveau. Mais justement, depuis Paul VI jusqu’à Jean-Paul II inclus, on s’est bien gardé de le faire aboutir, en attendant que l’ouverture complète des archives du Vatican permette aux historiens de se faire une idée plus précise du rôle joué par Pie XII pendant la Shoah. Une commission mixte d’historiens a d’ailleurs été nommée à cet effet par Jean-Paul II en 1999. Deux ans plus tard, ses membres juifs sont partis en claquant la porte, estimant que leur travail n’avait guère de sens tant que lesdites archives demeuraient partiellement closes.
A l’époque, le cardinal Lustiger m’a invité à réfléchir avec lui à une manière de sortir par le haut de cet embrouillamini. Je lui ai suggéré de soustraire le dossier aux Etats et de le confier à deux universités. Il a trouvé l’idée intéressante, tout comme le cardinal Kasper, du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux Rien n’en est sorti, en partie à cause de mesquines rivalités diplomatiques sans grand intérêt.
A dire vrai, je n’ai jamais accordé beaucoup d’importance à cette histoire d’archives. Que va-t-on y trouver que l’on ne sache déjà ? Eugenio Pacelli, nonce apostolique en Allemagne de 1917 à 1929, secrétaire d’Etat au moment de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, pape, enfin, pendant les années noires, à partir de 1939, lorsque, à peine élu, il n eut rien de plus pressé que d’enterrer une encyclique de son prédécesseur contre le racisme et l’antisémitisme, s est tu dans toutes les langues lorsque le peuple juif d’Europe partait en fumée. Pas un mot pendant, si ce n’est une phrase dans son message de Noël 1942, où les juifs ne sont d’ailleurs pas nommément cités ; et pas un mot après, quand il n avait plus rien à craindre, ni pour l’Eglise allemande, ni, comme le Vatican le prétend, pour le sort des juifs. Cela, aucun document d’archives ne pourra le changer.
On peut toujours rêve de l’attitude qu’aurait eue Jean-Paul II, un homme dont les « vertus héroïques » rapetissent jusqu’à l’insignifiance celles, supposées, de son confrère en « vénérabilité ». Mais Jean-Paul II était taillé dans le matériau dont on fait les héros et les saints, alors que Pie XII aura beau être techniquement un saint, il n a jamais été un héros. Il serait vain de lui en vouloir. Les héros sont une espèce rarissime, dans l’Eglise comme dans toute autre collectivité humaine. La malchance a voulu qu’à ce moment de l’histoire, lorsque l’Eglise et le peuple juif avaient désespérément besoin d’un héros, ils n’aient eu qu’un bureaucrate.

 Le long péché par omission de Pie XII

par Patrick Kéchichian (Le Monde, 29.12.09)

A propos de l’attitude de Pie XII durant la guerre, face à la Shoah qui avait lieu presque sous ses yeux (et ceux des puissances alliées) au coeur de la chrétienne, les historiens s’affrontent. Tous les documents ne sont pas encore accessibles. Il est urgent qu’ils le deviennent. Ce à quoi le Saint-Siège ne s’oppose pas, que l’on sache, invoquant simplement la nécessité d’un "délai technique" pour "le classement et la mise en ordre d’une masse énorme de documents", selon les déclarations de , directeur de la salle de presse du Vatican, le 23 décembre. Il semblerait naturel et intellectuellement digne que le procès de canonisation n’aille pas plus vite que le complet dévoilement des archives.

La très diplomatique prudence de Pie XII permit-elle de sauver plus de juifs que ne l’auraient fait des interventions directes ? Les témoignages ne manquent pas, y compris du côté juif, qui attestent de gestes multiples et ponctuels. Par ailleurs, une chose est sûre : aucune complaisance idéologique avec le paganisme nazi ne peut être imputée au Saint-Père. Rappelons simplement, parmi d’autres paroles, son message de Noël 1942 évoquant les "centaines de milliers de personnes, qui, sans aucune faute de leur part, et parfois uniquement pour des raisons de nationalité ou de race, sont destinées à la mort ou à une extinction progressive".
De même, six mois plus tard, devant le collège des cardinaux, il parle des "supplications anxieuses de tous ceux qui, à cause de leur nationalité ou de leur race, sont parfois livrés, même sans faute de leur part, à des mesures d’extermination". Mais il ajoute (nous sommes donc en juin 1943) : "Toute parole de notre part, toute allusion publique devrait être sérieusement pesée et mesurée, dans l’intérêt même de ceux qui souffrent, pour ne pas rendre leur situation encore plus grave et insupportable." Ce propos qui sonne si mal à notre oreille introduit directement à l’autre aspect de la question.
Pour y répondre, je laisserai la parole à un homme peu soupçonnable de la moindre inimitié à l’égard de la papauté ou d’esprit de querelle face aux faits et gestes du magistère romain. Paul Claudel, le 13 décembre 1945, écrivit à , alors ambassadeur de France auprès du Saint-Siège - ce document et ses commentaires furent publié par les Maritain, n° 52, 2006. "Je pense souvent à vous et à la mission si importante et si difficile que vous remplissez auprès de Sa Sainteté. Rien actuellement n’empêche plus la voix du pape de se faire entendre. Il me semble que les horreurs sans nom et sans précédent dans l’Histoire commises par l’Allemagne nazie auraient mérité une protestation solennelle du vicaire du Christ. Il semble qu’une cérémonie expiatoire quelconque, se renouvelant chaque année, aurait été une satisfaction donnée à la conscience publique... Nous avons eu beau prêter l’oreille, nous n’avons entendu que de faibles et vagues gémissements."
Puis, faisant référence à l’Apocalypse, il parle du sang des "6 millions (de juifs) massacrés" et conclut par ces mots : "C’est ce sang dans l’affreux silence du Vatican qui étouffe tous les chrétiens. La voix d’Abel ne finira-t-elle pas par se faire entendre ?" Peut-on imaginer plus claire prise de position ?
Jacques Maritain, dont la réflexion sur l’antisémitisme s’est approfondie au cours des années 1930, était lui-même intervenu, dès 1942, pour obtenir de Pie XII une encyclique "qui délivrerait beaucoup d’âmes angoissées et scandalisées". Il avait même proposé, la même année, de faire du un jour de prière pour les chrétiens en faveur des juifs persécutés. L’on sait que toutes ces démarches restèrent lettre morte.
C’est de ce long, troublant et douloureux silence qu’il est devenu urgent de parler. Non pour l’interpréter à la seule lueur de la polémique antichrétienne. Non pour en conclure qu’il était d’approbation ou de complicité tacite : tout prouve exactement le contraire.
Comme il est devenu d’usage, on soupçonne le pape actuel des pires intentions - sans jamais préciser lesquelles - lorsqu’il franchit une étape dans le lent processus qui pourrait mener à la béatification de Pie XII. On lui refuse le crédit d’une pensée et d’une action qui s’élèvent au-dessus des calculs et se tiennent sans coup férir dans leur sphère propre : religieuse, spirituelle.
Les si fortes paroles de Claudel et de Maritain ne nous engagent pas sur la voie d’un procès d’intention dont l’acte d’accusation serait écrit d’avance. En revanche, elles jugent et condamnent sans aucune ambiguïté, avec une force qui dépasse toute polémique, le silence coupable - et non pas la culpabilité silencieuse - de Pie XII. Ce faisant, elles interrogent en toute conscience la réelle héroïcité des vertus du pontife.
Le péché par omission est le dernier que le fidèle catholique avoue dans l’acte de contrition. Il n’est pas le moindre. Tout ce que j’aurais pu faire et dire, que je n’ai pas fait, pas dit, remettant à plus tard, à jamais, le bien qu’il m’est commandé d’aimer et de servir. De ne pas trahir. Omettre le bien, se soustraire à ce service, ouvre donc l’espace immense et sombre d’un manquement majeur. Un espace qui ne peut pas être occulté par des motifs contingents, des excuses fallacieuses. Un espace qui n’est étranger à personne, pas même au pape.

Lettre envoyée par Yves Chevalier, directeur de la Revue Sens, avec Bruno Charmet, à Patrick Kéchichian :

Puis-je vous signaler une petite erreur historique que vous faites à ce sujet ? Parlant de Jacques Maritain et de ses interventions, vous datez de 1942 à la fois sa demande de prise de position écrite et sa proposition d’une journée de prières. Or ces deux démarches, tout à fait exactes, ne sont nullement de la même année : de New York, en effet, en septembre 1942, Jacques Maritain avait proposé que l’on fasse de Yom Kippour un jour où les chrétiens « pourraient manifester devant Dieu [leur] compassion fraternelle pour Israël et faire entendre [leur] cri en sa faveur…  » ; mais ce n’est qu’en juillet 1946, alors qu’il était Ambassadeur près le Saint-Siège et qu’il avait reçu, peu de temps auparavant, la lettre de Paul Claudel allant dans ce sens (que vous citez), qu’il écrit à Mgr Montini, qu’il connaît bien, pour que celui-ci transmette à Pie XII l’appel de tant d’âmes angoissées le suppliant de faire entendre sa parole (il ne s’agissait pas d’une encyclique). Et Maritain insistait sur le fait que, la guerre finie, la crainte de représailles n’était plus de mise. C’est à cette lettre que Pie XII a répondu qu’ayant déjà pris position en recevant une délégation juive en novembre 1945, il ne voyait pas la nécessité d’une déclaration.

Mon collègue, Bruno Charmet, a pu établir, sans conteste, dans une série d’articles de la revue Sens, cette chronologie.
YC