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"Un texte de la nouvelle TOB qui invite à réflexion" par Jean Massonnet

Jean Massonnet revient sur la nouvelle TOB (Traduction œcuménique de la Bible), sur la relation avec le peuple juif et en particulier sur un livre lu par les orthodoxes, quatrième livre d’Esdras.

Un texte de la nouvelle TOB qui invite à réflexion

La nouvelle traduction œcuménique de la Bible a été reçue très favorablement, à juste titre. Cette entreprise démontre l’ouverture d’esprit de ses initiateurs qui proposent aux lecteurs chrétiens l’ensemble des textes reconnus et lus dans les diverses confessions chrétiennes. La relation avec le peuple juif n’est pas oubliée, comme le prouve l’attention avec laquelle a été traduite dans l’Évangile de Jean l’expression « les Juifs », et cela en réponse à une remarque de l’AJCF qui attirait l’attention des traducteurs sur l’ambigüité d’une traduction unilatérale.

Malgré cela, un texte lu par les orthodoxes et introduit dans la nouvelle TOB invite à réflexion. Il s’agit du quatrième livre d’Esdras, dont le cœur, l’Apocalypse d’Esdras (ch. 3-14), rapporte les réactions d’un Juif après la catastrophe de la destruction du Temple par les Romains en 70 de notre ère. Cette partie centrale est encadrée de deux autres ; elles ont une origine chrétienne, assurée pour la première (ch. 1-2), et probable pour la deuxième (ch. 15-16). Or, les chapitres 1 et 2 de ce livre développent avec clarté une théologie de la substitution. Après avoir entendu l’énumération de ses péchés, Israël reçoit la sanction divine : « Que te ferai-je Jacob ? Tu n’as pas voulu m’obéir Juda. Je me déplacerai vers d’autres nations, je leur donnerai mon nom, pour qu’elles gardent mes décrets. Puisque vous m’avez délaissé, moi aussi je vous délaisserai ; même si vous me demandez miséricorde, de vous je n’aurai pas compassion » (4 Esd 1,24-25). La place laissée vide va être occupée par d’autres : « Votre maison est déserte, je vous disperserai comme la paille au vent … Je livrerai vos maisons au peuple qui vient, ceux qui croient sans m’entendre, ceux à qui je n’ai pas montré de signes et qui feront ce que j’ai prescrit. … Et maintenant, père [1], regarde en rendant gloire, et vois le peuple qui vient de l’Orient. Je lui donnerai la seigneurie d’Abraham, d’Isaac et de Jacob…  » (4 Esd 1,34-39). Pour l’auteur de cette section, le peuple qui vient de l’Orient est le peuple chrétien.

Un ton tout autre se fait entendre dans la section centrale, où Esdras, après avoir rappelé l’histoire du monde depuis Adam, se plaint à Dieu du sort injuste fait à d’Israël, en comparaison de celui des nations qui ne subissent aucun châtiment : « Babylone [2] agit-elle mieux que Sion ? Une autre nation t’a-t-elle connu, hormis Israël ? Quelles tribus ont cru à tes alliances, comme celles de Jacob ? Mais leur récompense n’a pas été visible et leur labeur n’a pas porté de fruit. En effet, je m’en suis allé parcourir les nations, je les ai vues prospères, alors même qu’elles ne se souvenaient pas de tes commandements. Maintenant, pèse donc dans la balance nos iniquités et celles des habitants du monde, et l’on trouvera de quel côté penche la balance. Quand les habitants de la terre n’ont-ils pas péché sous ton regard ? Ou quelle nation a observé ainsi tes commandements ? Certes, tu trouveras des hommes qui ont personnellement gardé tes commandements, mais des nations tu n’en trouveras pas » ( 4 Esd 3,31-36).

Le quatrième Esdras fait partie des « autres livres » qui sont « autorisés à la lecture » mais dont la canonicité reste une question ouverte chez les orthodoxes. Il « a été fort lu et répandu dans l’Église. L’Épître de Barnabé (début du IIe siècle ap. J.-C.) y fait allusion comme à un livre inspiré. Plusieurs Pères le connaissent et le citent littéralement » (Stefan Munteanu, « De l’intérêt de lire les six livres deutérocanoniques orthodoxes », Bulletin Information Biblique, 75, déc. 2010, p. 5). Ce livre fait donc partie du patrimoine chrétien, et il n’est pas étranger à la tradition occidentale puisqu’il figure dans de nombreux manuscrits de la Vulgate. Les éditeurs se devaient donc d’intégrer ce livre pour répondre au projet de la nouvelle TOB.

Nous ne pouvons pas lutter contre les tendances antijudaïques de nos traditions en faisant des coupes sombres dans nos textes. Les évangiles de Matthieu et de Jean en sortiraient défigurés (laissons ce soin à Marcion). Nous partageons avec nos frères juifs le respect du texte. Une tradition de Lv Rabba rapporte que le livre du Deutéronome était monté se plaindre auprès de Dieu contre Salomon qui voulait lui enlever un yod, infime changement qui lui aurait permis d’avoir enfin toutes les femmes qu’il voulait. Le Saint-Béni-Soit-Il répondit au Deutéronome : « Va ! Salomon et cent comme lui disparaîtront, mais jamais un yod ne disparaîtra de toi » [3]. Jésus partage ce même rapport au texte lorsqu’il déclare en Mt 5,18 : « je vous le dis, en vérité : avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas le moindre trait, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé ». Mais nous recevons aussi de la tradition juive sa liberté d’interprétation. « Avec toute leur soumission à l’autorité de la Loi, les Pharisiens ne sont pas devenus les esclaves de la Loi ; ils étaient ses maîtres. La Torah pouvait être interprétée de façon à contenir ce que les enseignants lisaient en elle, mais rien de ce qu’ils ne pouvaient pas approuver » écrit Lauterbach (Rabbinic Essays, Cincinnati, 1951 p.131).

Le dernier mot revient à la communauté, interprétatrice et porteuse du sens de la Parole. Les passages difficiles de nos écritures demandent à être repris dans le courant d’une tradition vivante, d’une compréhension toujours plus profonde du dessein de Dieu, pour lequel la vocation du peuple juif demeure à jamais centrale et irrévocable.

Jean Massonnet
Bibliste, ancien directeur du CCEJ (Centre Chrétien pour l’Étude du Judaïsme à Lyon), Jean Massonnet est membre du groupe de Lyon de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France.

[1Dieu s’adresse à Esdras, en lui donnant le titre de père du peuple.

[2Il s’agit évidement des Romains. La plainte de l’auteur jaillit de la situation créée après la destruction du Temple.

[3M. Remaud, « Pas un yod ne disparaîtra », Cahiers Ratisbonne 7 (1999), p. 59-67.