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Mireille Hadas-Lebel, officier de l’ordre national du Mérite

Le 28 juin 2010, Mireille Hadas-Lebel, vice-présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, a reçu les insignes d’ Officier de l’ordre national du Mérite. Quelques membres du Comité Directeur de l’AJCF ainsi que le directeur Bruno Charmet figuraient parmi les invités.

A lire ci-dessous :
 le compte-rendu de la soirée
 le discours prononcé par Mireille Hadas-Lebel

 Le compte-rendu

« Une personnalité rayonnante, une femme d’une prodigieuse culture, fidèle aux principes qu’elle a fait siens, un professeur remarquable, une chance pour ses étudiants dont elle a contribué à l’élévation morale…. ». Michel Le Goc, lorsqu’il évoque son amie et consœur Mireille Hadas-Lebel, professeur en Sorbonne, devant l’assemblée réunie le 28 juin dernier, contient son émotion et laisse aller son admiration pour celle qu’il a décorée des insignes d’Officier de l’ordre national du Mérite. Le parcours de cette femme d’exception est entièrement tendu vers une direction : l’excellence. Maîtrisant la culture hellénique et latine, grammairienne, normalienne, hébraïsante, professeur à l’Inalco puis en Sorbonne, Mireille Hadas-Lebel rêvait, lorsqu’elle vivait encore en Tunisie où son père lui a inculqué le goût de la culture grammaticale, de pensionnat d’études en France …. qu’elle rejoindra quelques années plus tard. Femme d’exception et femme accomplie, Mireille Hadas-Lebel est mère de cinq enfants qu’elle évoque humblement comme une fierté contenue et l’épouse épanouie de Raphaël Hadas-Lebel, l’homme qui lui a « ouvert le vaste monde ».

Les vies se nourrissent de rencontres, Mireille Hadas-Lebel a rappelé celles de René Sirat et de JP. Martin, des rencontres « providentielles ». Et celle avec Michel Le Goc, qu’elle a choisi pour cette cérémonie où parents, amis, militants associatifs et représentants d’institutions se sont retrouvés dans une ambiance intime et très chaleureuse. Pour cet instant solennel où la République française l’a élevée, elle a choisi un héros, un homme qui a passé les lignes de démarcation, les frontières, supporté des interrogatoires qui « laissent le corps brisé », un homme qui n’a pas cédé à la voix rassurante de Pétain en 1940, un Français libre, un homme de l’ombre, un homme de Londres. Mireille Hadas-Lebel a rendu hommage à sa lucidité et à son éclat, aux cotés desquels, dit-elle, son « mérite n’est rien. »

source : Site du CRIF

 Discours de Mireille Hadas-Lebel

Club des Enseignants de la Sorbonne, 28 juin 2010

Cher Michel, chers amis ici réunis,

Quand, un dimanche matin de novembre 2009, une voix amie m’a joyeusement saluée au téléphone du titre de “Mme l’Officière”, je n’ai pas très bien compris ce qui m’arrivait, dans l’ignorance où j’étais de la décoration qui nous réunit ce soir. Cette voix, c’était celle de Claude Bassou, grand lecteur matinal de journaux, comme chacun sait, qui avait su trouver mon nom dans la liste des promus dans l’Ordre du Mérite.

Mais, tout en haut de la même liste, au sommet, brillait sans rival un autre nom, celui de notre ami commun, Michel Le Goc, promu Grand Officier, une dignité, un honneur qui venait s’ajouter à tant d’autres au cours d’une existence exceptionnelle. D’emblée j’ai pensé à lui pour la petite cérémonie d’aujourd’hui.

Mérite peut s’entendre de bien des façons : avoir le mérite de faire telle ou telle chose, avoir quelques mérites, etc. Qu’un esprit bienveillant ait estimé que j’ai exercé ma vie professionnelle comme il le fallait, m’honore infiniment. Je sais cependant que ce mérite ordinaire n’est rien face à un mérite supérieur, synonyme d’éclat et de grandeur. Celui de Michel dont la vie et l’expérience m’offrent tant de sujets de réflexion.

Quel choix aurais-je fait si, n’étant pas ce que je suis, j’avais eu comme Michel 19 ans en juin 1940 ? Quelle lucidité a pu pousser l’ancien élève d’un petit séminaire breton qui rêvait d’entrer à la Royale, à tenter par tous les moyens de répondre à l’appel venu de Londres et à choisir, seul, d’instinct, le chemin de l’honneur. Comment rester lucide et digne lorsqu’on est pris dans la tourmente et que d’autres voix, en apparence fiables, nous entraînent sur le chemin de la compromission ?

La question s’était déjà posée lors du soulèvement de la Judée contre Rome, il y a près de deux mille ans, une période où je vis beaucoup par la pensée, et cette question du choix m’a continuellement taraudée pendant que j’écrivais la biographie de l’auteur qui accompagne en permanence ma recherche : Flavius Josèphe. Son choix ne fut sans doute pas celui d’un héros, mais il lui a permis de survivre et de témoigner. Il y a de véritables héros qui sont morts anonymes et auxquels la postérité n’a pas eu le temps de décerner ce titre. Quant aux héros qui, comme Michel, survivent à la tourmente, quelles épreuves leur a-t-il fallu affronter ! Le risque des torpilles en mer, les traquenards en ville, le passage des lignes de démarcation et des frontières de montagne, les arrestations brutales dans les trains, le froid et la faim des cachots, les interrogatoires qui vous laissent pour longtemps, très longtemps, le corps brisé. Et malgré cela, pour Michel, la force de continuer, de réaliser le rêve d’être pilote, pas n’importe quel pilote. Après la guerre, une autre guerre sans être dissuadé par une maladie réputée alors incurable, les missions périlleuses en Indochine, le pilotage de l’avion de Leclerc, un record de vitesse entre Paris et Saïgon, l’Afrique… Le sort a voulu qu’il y eût un remplaçant aux commandes de l’avion du Général Leclerc, ce fatal 28 novembre 1947 au-dessus du Sahara.

A l’heure où se déroulaient tous ces exploits, je m’éveillais à peine à la vie. Trop jeune pour comprendre ce qu’avait été le statut des Juifs pour mes parents, tous deux fonctionnaires français, ou pour avoir vu un uniforme allemand dans les rues de Tunis. Mes premiers souvenirs se rapportent au fracas des bombardements alliés – qui ont fait des victimes civiles dans ma propre famille – et vaguement à deux uniformes anglais et américain – présents à la table de ma grand-mère ; je leur suis redevable de mes premiers bonbons – des “live-savers”, quel symbole ! – et de ma première poupée. Si je dis aujourd’hui à mes petits-enfants que je n’ai goûté ma première banane et mon premier coca-cola qu’à l’âge de sept ou huit ans, qu’à la rentrée scolaire de 1947, il fallait encore faire la queue chez les bouquinistes pour essayer de trouver des livres d’avant-guerre qu’on était trop heureux d’acheter, dépenaillés et maculés d’encre violette, pourraient-ils l’imaginer ?

Ah ! la bonne odeur du papier neuf, lorsque les livres de classe et les autres sont revenus sur le continent africain, accompagnés des trois immortelles revues qui me faisaient vivre en France par procuration : Lisette, Fillette et la Semaine de Suzette.

Effet étrange de la colonisation que ce sentiment que la vraie vie est ailleurs, là-bas, sur un autre continent, dans le pays dont vous connaissez le mieux la langue, l’histoire et la géographie. Albert Camus a su admirablement le dire. Pour nous, l’automne était ce que disaient les livres de lecture, la saison où le chasseur garnit sa gibecière et où le paysan gaule les noix, mais nous n’avions aucune idée de la campagne tunisienne. Un aspect du paysage environnant ne pouvait cependant m’échapper : celui des ruines romaines. Sans doute a-t-il déterminé une partie de ma vocation, comme il l’a fait pour mon collègue spécialiste d’histoire romaine, Yann Le Bohec, qui m’a honorée d’un discours le 18 juin dernier pour marquer le moment où je m’apprête à quitter la Sorbonne. Mais c’est mon fils Jean qui a eu le prix de version latine au concours général que je convoitais en classe de première.

On vante souvent la coexistence harmonieuse des communautés de jadis en Orient et en Afrique du Nord. Rien de plus cloisonné en fait que ces sociétés. Le premier de mes professeurs qui ait marqué une certaine curiosité pour le judaïsme – alors que les élèves juives du Lycée de jeunes filles constituaient la moitié au moins de la classe – était un professeur de philosophie remplaçante venue de France. C’est elle qui, pour comprendre la fête de Hanoucca, m’a fait faire mon premier exposé sur la révolte des Maccabées au IIème siècle avant notre ère, un sujet auquel je devais, avec la complicité de Dominique Prévot, consacrer mes cours en Sorbonne du premier semestre des décennies plus tard. Depuis quelques années déjà j’avais découvert, grâce à un livre de la bibliothèque de mon père, l’Histoire des Juifs de Cecil Roth, tout un pan d’histoire qui n’était jamais enseigné en classe et me passionnait d’autant plus. Malgré quelques velléités scientifiques, c’est donc vers les études littéraires que je me suis dirigée après le baccalauréat, en choisissant l’hypokhâgne de Versailles.

Beaucoup ont vécu douloureusement la décolonisation et la séparation du pays natal. Cela a été le cas de mes parents mais pour moi cela s’est passé, somme toute, en douceur. Un an après l’indépendance de la Tunisie qui laissait peu de perspectives d’avenir aux minorités, avait sonné pour nous l’heure des études supérieures en France. J’avais rêvé de ces pensionnats dont parlaient les gentils romans de mon enfance, mais la solitude affective était bien pesante.

Après la rude discipline de la Khâgne, vint le relâchement qui guette ceux qui ont, comme on dit dans le jargon khâgneux “intégré Normale Sup”, la lassitude de ressasser les mêmes textes en vue des examens et concours. Apprendre l’hébreu aux Langues O (pour d’autres camarades de promotion ce fut le japonais ou le chinois) était un moyen d‘y échapper. Je voulais aussi rentabiliser – si je peux dire – les connaissances grammaticales que m’avait inculquées mon père – chose tout à fait exceptionnelle en Tunisie. J’étais loin de penser que je l’enseignerai un jour dans cet établissement devenu l’INALCO peu après mai 1968.

Michel Le Goc a écrit d’expérience que « la vie d’un homme [d’une femme aussi] se bâtit au fil des rencontres qui la nourrissent » car il est des rencontres qui marquent de façon décisive l’existence. Au premier rang de celles-ci il y a bien sûr celle de mon mari Raphaël qui a accompagné ma vie d’étudiante, encouragé ma vie professionnelle, m’a donné cinq enfants dont certains m’ont déjà donné des petits-enfants. Je ne puis en dire plus sans risquer de me faire gronder. J’ajouterai seulement, sans porter atteinte à sa modestie, qu’il m’a ouvert le monde de la politique, de la musique et tout simplement le vaste monde par tous les voyages auxquels il m’a associée.
Des rencontres providentielles m’ont permis de faire une carrière incroyablement aisée dans l’enseignement supérieur. Celle de René Sirat –frappé, hélas, en ce jour même, d’un deuil cruel – qui m’a appelée aux Langues O. Celle de Jean-Pierre Martin qui m’a appelée à la Sorbonne. Tous deux semblent avoir su mieux que moi, l’un que je pouvais enseigner l’hébreu, l’autre que je pouvais enseigner l’histoire. Pendant plus de dix ans je n’avais vu à l’horizon qu’une thèse d’Etat à finir absolument parce que je m’y étais engagée, et aussi parce que le sujet qui mettait en vis-à-vis Rome et Jérusalem me passionnait. Mes enfants, qui étaient bien jeunes alors, gardent de cette époque le souvenir d’une odeur de plats brûlés dont je dois dire qu’elle était peut-être un peu récurrente mais pas constante.

Au-delà de mon travail universitaire qui m’a donné, semaine après semaine, beaucoup de satisfactions, la vie associative a fini par me rattraper malgré mon individualisme, et je vois ici nombre de représentants de ces groupes où l’action commune a forgé des amitiés. Avec certaines de ces associations je partage le souci d’une image d’Israël aujourd’hui ignominieusement ternie. Dans les moments les plus sombres, la reconnaissance que Claude et Eliane Bassou apportent au dévouement des éducateurs israéliens, celle que Michel Le Goc apporte à l’abnégation de la jeunesse d’Israël et au rayonnement des savants du Technion, laissent espérer que la vérité finira par se faire jour.

Fraternellement, tel est le titre du seul livre de Michel que j’ai lu car je crains de ne pas comprendre les autres. Ses compétences économiques l’ont amené à faire une carrière de consultant, à développer très tôt des « fusions-acquisitions », une formule qui reste bien mystérieuse pour moi, à enseigner dans des universités Outre-Atlantique et à résider à Washington avec son épouse Jacqueline qui y développe un travail de fond pour une meilleure coopération avec l’Europe.

Ce livre est un hymne à l’amitié. Loin de se vanter de ses exploits dans les domaines les plus divers, Michel en rend hommage à tous ceux qui ont compté pour lui dans sa vie. Ne nous y trompons pas, il y a là de quoi reconstituer une biographie des plus passionnantes qu’il faudra écrire un jour.
Le secret d’une belle vie, c’est aussi, je l’ai compris grâce à lui, de savoir regarder la beauté du monde, nommer une aurore, s’enrichir au contact des êtres qui vous entourent. Je remercie de leur présence tous ceux qui m’entourent aujourd’hui et les salue fraternellement.

Photo : © Amitié Judéo-Chrétienne de France ajcf.fr