Comme le Shabbat, Kippour est un jour préservé, mais plus que le Shabbat, il permet une régénérescence à la fois spirituelle et psychologique. Traditionnellement, ce jour commémore celui où Moïse, après la faute du Veau d’or, est redescendu du mont Sinaï avec les secondes Tables, annonçant de ce fait au peuple le pardon divin.
Les jours « redoutables » commencent chacun par un office synagogal consacré à la résipiscence et au retour vers Dieu. La ferme résolution de s’améliorer, et les moyens que l’on décide de se donner pour réparer, autant que faire se peut, le mal commis, sont un préalable. Kippour commence aussi, dès avant le jour de Kippour, par une demande de pardon à son entourage pour les vexations, heurts, ou malentendus qui ont pu se produire durant l’année. Cette démarche, difficile, est, normalement, réciproque. Le repentir qui motive la demande de pardon suppose, d’abord, une exigence envers soi : de quel droit demander à être pardonné par Dieu si je ne sais pas pardonner et si je ne demande pas pardon à celui que j’ai offensé ? Le mot hébreu que l’on traduit par repentir, « teshouva », suggère une « réponse » (à l’appel de ce qu’il y a de meilleur en nous), et un « retour » (sur ce que nous avons perdu du fait de nos manquements). Ainsi, la teshouva est un processus psychologique (effort de recommencement), et spirituel (effort de réparation de soi). Retour ... et aller : vers un réajustement de sa relation aux autres et à Dieu.
Kippour m’offre l’opportunité de faire face à mes défauts, comme à mon incapacité à corriger les dysfonctionnements du monde. À la synagogue, la confession dite à voix haute par l’assemblée signifie que la faute de l’un nous affecte tous, et aussi que nous ne sommes pas complètement étranger au mal commis hors de nous. Il est impossible que la longue liste des péchés que nous avouons soit le fait d’un seul individu ! C’est sans doute pourquoi la liturgie de Kippour donne à lire le livre de Jonas, où est décrit le repentir de toute la population de Ninive. Pour autant, le pardon accordé à cette foule n’est pas à notre niveau, comme le montre l’incompréhension de Jonas ... Accepter nos limites, sans toutefois renoncer à perfectionner ce qui peut l’être, est une des leçons de son histoire.
Cinq offices ponctuent cette journée, comme autant de paliers pour entrer plus avant dans l’introspection. Nous passons, progressivement, de la contrition à la confiance, de la mortification à la reviviscence. L’ascèse qui caractérise Kippour – jeûne, abandon du confort corporel et abstention de l’intimité conjugale – est une mise en condition, nullement un déni de ce que la vie offre de délectable. Ce temps nous est donné pour nous engager à faire au moins quelques progrès concrets durant l’année qui vient : libérés des considérations matérielles durant vingt-cinq heures, nous mesurons notre vulnérabilité, notre finitude ... notre exil du Lieu spirituel que nous n’aurions jamais dû quitter.
À l’époque du Temple, le jour de Kippour – jour le plus saint de l’année – était le seul où le grand-prêtre (le plus saint d’entre les hommes) pénétrait dans l’espace le plus saint de la terre : le Saint des Saints. Comme si pouvait se trouver dans le monde créé un concentré de sainteté – dans le temps, l’espace, et l’humanité. De cette période de l’histoire religieuse juive, nous reste le récit du service accompli jadis par le grand-prêtre. Tiré du traité talmudique Yoma, ce texte, lu durant l’office supplémentaire de l’après-midi, nous décrit le rituel effectué alors, et en particulier ce qui concerne les deux boucs : après tirage au sort, l’un était sacrifié par le grand-prêtre dans le Temple, l’autre, symboliquement chargé de tous les péchés des enfants d’Israël, était envoyé dans le désert avec un homme seul, qui le jetait dans le vide du haut d’un rocher. Tandis que le sacrifice du premier bouc servait à expier les fautes de toute la caste sacerdotale (ce qui ressort de la confession du grand-prêtre, transcrite dans Yoma), le second servait à expier les fautes de tout le peuple. Comme s’il existait deux niveaux de réparation : l’une ajustée à la responsabilité publique, l’autre à la prise de conscience individuelle, symbolisée par un homme, seul avec le second bouc.
Dans la synagogue, les tentures de l’armoire qui renferme les rouleaux de la Tora et les robes qui enveloppent ces rouleaux sont de couleur blanche. Il est de tradition aussi d’être vêtu de blanc. Clarté absolue, le blanc pourrait symboliser ici et notre nostalgie de la transparence d’Adam avant la faute, et notre espérance : « vos péchés seraient-ils comme le cramoisi, ils peuvent devenir blancs comme neige » (Is.1,18). Précisons ici que la référence à Adam ne renvoie pas à la notion de péché originel, inexistante dans la tradition hébraïque et juive. Si les désobéissances, les rebellions, les révoltes, toutes ces remises en cause des interdits divins qui émaillent le texte biblique, sont la condition humaine, Kippour n’est-il pas, étymologiquement, ce qui « recouvre » tous ces ratages ?
Particulièrement le jour de Kippour, la réconciliation entre les personnes est prolongée, couronnée, par une réconciliation avec Dieu. Or il existe une réciprocité dans la relation entre l’homme et le Tout-Autre, dans la mesure où Dieu, en créant l’homme, Se donne un partenaire dans le parachèvement de sa Création. La réconciliation suppose donc que l’homme aussi peut pardonner à Dieu ses injustices et ses "erreurs" (telles qu’elles nous apparaissent) ! Cela est-il sacrilège ? ... Un texte hassidique (XIXe s.), qui fait directement référence à Yom Kippour, va donner une réponse :
Il arriva que le Rabbi de Berditchev interrompît la prière de Kippour : « nos supplications ne montent pas vers le Ciel ... nos prières ne sont rien comparées à celles du tailleur ! ». ll proposa à ses fidèles, surpris, d’aller observer le tailleur en train de prier : le tailleur n’était même pas venu à la synagogue pour Kippour ! Ils partirent tout de même regarder à sa fenêtre ... Il était en train de lire dans un cahier, à voix haute : « Le 3 Tichri je devais fournir un costume doublé de soie et j’en ai fourni un doublé de lin. Le lendemain, un client m’a payé avec un billet de 100 et j’ai rendu la monnaie sur 50. Le lendemain, un client est venu chercher son vêtement mais j’étais en retard … » et le tailleur poursuivit la lecture de son bilan, énumérant toutes les fautes commises durant l’année … Puis il rangea le livre et en prit un autre, bien plus volumineux, et en fit également la lecture à voix haute : « Le 3 Tichri, Toi Dieu, tu as permis qu’un incendie ravage la maison de la pauvre veuve d’en face. Le lendemain, Toi, Dieu, tu as laissé un cheval fou blesser un enfant. Le lendemain, Toi, Dieu, Tu as laissé le pogrom avoir lieu … » et le tailleur passa en revue tous ses griefs. Puis il conclut : Mon Dieu ! Je te propose un marché : Tu pardonnes mes fautes et je pardonne les Tiennes. D’ailleurs, Tu es gagnant car Ton livre est plus épais que le mien ! » « Voilà, expliqua le Rabbi, le sens de la prière : une confrontation avec soi-même. Et avec Dieu. »
À la fin du Yom Kippour, lorsque se ferment les portes de la prière avec l’office de Neila, on ne se souhaite pas réciproquement d’être lavé de toutes nos fautes, car cette possibilité nous est offerte à tout moment (« Repens-toi un jour avant ta mort » est-il dit dans les Maximes des Pères). Nous nous souhaitons les uns les autres d’être – de par le jugement divin qui vient d’être prononcé – « inscrits et scellés dans le livre de la vie » : il nous incombe à chacun de justifier, à nouveau, notre existence, de prouver dans nos pensées, nos paroles, nos actes, que la journée de Kippour n’a pas été vaine.