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Olivier Abel : La question laïque

Publié dans le quotidien La Croix du 23 avril 2013, reproduit avec l’autorisation de l’auteur et de la Croix pour le site de l’AJCF.

La laïcité est fragile, car tout le monde se prétend seul à la défendre. Pour commencer, il faudrait donc placer nos voix non en surplomb, mais en cercle autour de la question. Car la laïcité suppose la prise en compte, dans notre constitution politique comme dans la radicalité de nos convictions, de la condition pluraliste des sociétés modernes.

Pour cela, il a fallu renoncer au mythe que si nous avions tous le même Dieu (ou que si nous étions enfin débarrassés de tous les Dieux) nous serions enfin réconciliés. La laïcité, qui affirme la liberté de conscience et la coexistence pacifique des cultes, demande la neutralité de l’Etat et exige de chacune des religions qu’elle renonce à imposer au Législateur sa morale ou ses mœurs. Cette séparation de la morale et du droit, contemporaine de l’invention de la possibilité de se marier en dehors de sa communauté, est tout à fait fondamentale. La laïcité présuppose ainsi la sécularisation, c’est-à-dire la subjectivisation et la pluralisation des appartenances, et le postulat que la foi est d’abord un choix individuel. Tout cela est fragile. Je discernerai aujourd’hui trois lignes de fracture.

Il y a d’abord un paradoxe de la laïcité, dans la mesure où elle représente à la fois un cadre juridique neutre pour la diversité des traditions placées autour d’un vide central, et un puissant mouvement de pensée constituant l’une de ces traditions, celle issue des Lumières, qui se doit d’être exemplaire dans sa façon de plaider la pluralité. Le danger c’est quand une tradition prétend avec véhémence être garante à elle seule du « vide central », et prendre la place que la modernité a justement refusée à l’Eglise. Or bien souvent la France est un pays « catholique » qui s’ignore, bien plus d’ailleurs par son anti-catholicisme que par son catholicisme réel, bien plus vivant et pluriel. C’est une chose que les minoritaires sentent bien : les mentalités françaises et la République jacobine ont trop épousé en creux la forme de ce dont elles se sont vidées, et qu’elles ne cessent de refouler.

Cette première fragilité est redoublée par une seconde. L’accélération des échanges, l’ouverture généralisée des frontières n’ont cessé de décloisonner le monde. Mais cette mondialisation se marque aussi par un formidable recloisonnement, et d’autres frontières se sont renforcées, accompagnant le besoin d’identité, d’immunité, de communauté suscité par la généralisation même des échanges. Or cette inversion de signe a affecté l’idée même de laïcité. En 1905, en France, l’idée de République représentait les forces de l’ouverture et du progrès, et Bergson opposait les religions closes aux religions ouvertes. Cent ans plus tard, c’est la part la plus libre des religions qui s’est évaporée, et il reste au contraire les obligations rituelles, les interdits alimentaires ou vestimentaires, les « besoins religieux », les réflexes identitaires ou intégristes, bref tout ce qui devait disparaître. Et la séparation des Eglises et de l’Etat favorise ce que nos religions comportent de plus crispé.

Le troisième élément de fragilité de la laïcité tient au fait que notre ignorance de l’histoire nous fait oublier à quel point elle n’est pas seulement quelque chose qui a été conquis contre les Eglises, mais préparé par une série de choix théologiques, qui ont tissé la modernité. La séparation du politique et du religieux, préparée par un long travail médiéval, caractérise à la fois la Renaissance et la Réforme, quand la théologie se dessaisit d’elle-même de domaines qui ne sont pas de sa compétence, pour chercher une place plus libre et plus critique. Pour prendre mes exemples dans l’histoire protestante, les protestations de Calvin contre les débordements politiques de la papauté et contre les débordements ecclésiastiques des magistrats se trouvent sur les mêmes lignes que Machiavel. Et le droit de rompre avec sa religion et de partir a été une invention de la Révolution puritaine anglaise, dont on mesure mal l’importance dans l’histoire des idées politiques. Il en est de même aujourd’hui, avec l’Islam notamment : si la modernité tient à ce pacte laïque qui autorise et intériorise le pluralisme des sociétés séculières, il faudra bien le réitérer, le réinventer aussi de l’intérieur des religions en présence, avec ces nouveaux venus que sont autant les immigrants que les générations nouvelles.

Trop souvent les tenants de la laïcité réduisent la liberté de conscience à une liberté purement privée, celle du for intérieur. Mais la Révocation de l’Edit de Nantes ne voulait rien d’autre ! Si nous en sommes là, Rousseau et Kant doivent se retourner dans leurs tombes. Comment recommencer, à partir d’où ? Nous devrons en tous cas nous souvenir que nos sociétés sont fragiles, mais aussi que nous manquons non de sécurité, mais de confiance, et que, comme écrivait magnifiquement le philosophe Emerson, « toute protection contre un mal nous place dans la dépendance de ce mal ».