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Pour Jean, j’irai prier à l’église (rabbin Daniel Fahri)

Cette semaine, un grand ami du peuple juif s’est éteint. Il s’agit du Père Jean Dujardin, 82 ans, mort à Boulogne-Billancourt dans la nuit du vendredi au samedi 3 mars, c’est-à-dire un shabbath. Ainsi, celui qui est présenté comme « un artisan majeur du dialogue judéo-chrétien » (La Croix du 4 mars 2018) a rejoint son Créateur dans la paix de ce jour sanctifié parmi les autres jours de la semaine. – Je m’honore d’avoir bien connu le Père Dujardin et je ne voudrais pas le laisser partir pour l’autre rive sans lui rendre le modeste témoignage d’un Juif qui lui voue une immense reconnaissance pour le travail qu’il a accompli au service de l’amitié judéo-chrétienne durant les cinquante-deux années de son apostolat.

Le père Jean Dujardin appartenait à l’ordre des Oratoriens. Voici ce que nous dit l’encyclopédie Wikipédia de cet ordre rare et peu connu : « L’Oratoire de Saint Philippe Néri ou Confédération des oratoriens de Saint Philippe Néri […] est une société de vie apostolique catholique fondée à Rome par saint Philippe Néri au xvie siècle. […] Elle fut érigée de manière canonique par le pape Grégoire XIII le 15 juillet 1575, en tant que société de prêtres séculiers, sans vœux, mais vivant en commun, dans le but de travailler à la sanctification de ses membres et à celle de son prochain par la prédication et l’enseignement. » Cette définition me semble convenir parfaitement à ce que furent la vie et l’œuvre du Père Jean Dujardin. Il serait trop long de détailler ici les nombreux domaines dans lesquels il a laissé sa trace (livres, articles, conférences, rencontres, cours, démarches multiples auprès de l’Église pour corriger l’enseignement de cette dernière quant aux Juifs et au judaïsme, etc.). Je me contenterai de parler de son rôle et de sa participation dans un événement inédit jusqu’alors : un pèlerinage de Juifs et de Chrétiens à Auschwitz le 21 septembre 1986.

Ce voyage d’une journée, très particulier de par la composition de ses participants, réunissait 140 Juifs et 45 Chrétiens, parmi lesquels trois rabbins, cinq prêtres catholiques, deux religieuses. Je l’avais organisé dans le douloureux contexte de l’affaire du Carmel d’Auschwitz qui avait été installé dans un ancien théâtre devenu dépôt de gaz cyclon B situé en bordure du camp d’Auschwitz-Birkenau, avec son immense croix. La préparation de ce pèlerinage inédit nous avait réunis, Colette Kessler, les pères Bernard Dupuy et Jean Dujardin, et moi-même dans mon bureau d’alors au MJLF. J’entends encore les voix de ces trois grands disparus, acteurs du dialogue judéo-chrétien, se croiser autour de la lecture de la Déclaration de repentance des évêques de France qu’avaient rédigée Bernard Dupuy et Jean Dujardin pour être lue à Auschwitz lors de notre voyage. Ces derniers soumettaient aux deux Juifs que nous étions, Colette et moi, un texte d’une audace sans pareil par rapport à tout ce qui avait pu être écrit ou dit, ou non écrit et non dit, par L’Église catholique à propos de la Shoah. Personnellement, j’étais très ému d’entendre certaines phrases : « Souvenons-nous. Le crime a été réalisé dans une Europe fertilisée par la foi chrétienne. Disciples de Jésus, il ne nous est pas possible maintenant de nous tourner vers l’Éternel et de Le bénir si nous ne nous sommes pas d’abord réconciliés avec nos frères juifs. […] Pour avoir le droit de prier à Auschwitz, il nous faut confesser la trop faible et trop lente prise de conscience chrétienne devant la perversité nazie et devant le danger mortel qui s’abattait alors sur les Juifs. Il ne suffit pas de condamner l’action des bourreaux. Notre repentance n’est pas un réflexe de culpabilité morbide. Nous ne pouvons pas récuser la part de responsabilité chrétienne dans l’histoire qui a abouti à la Shoah. »

Au retour de ce premier pèlerinage entre Juifs et Chrétiens, j’avais organisé un office solennel le 8 octobre à la synagogue. C’est au père Dujardin que j’avais confié l’allocution principale. Il s’adressa à nous dans des termes bouleversants. Je vous en cite quelques uns. « Depuis que nous avons marché ensemble à Auschwitz-Birkenau, je crois qu’il s’est produit un événement religieux d’une signification inouïe. Qui en effet aurait pu imaginer, il n’y a pas si longtemps encore, que sur ce lieu de la mort, du mal absolu, sur ce lieu de l’abandon et de la solitude, une prière juive s’élèverait et qu’au cœur de cette prière, vous nous tendriez la main à nous Chrétiens, nous qui avons été si souvent dans l’histoire solidaires des bourreaux ? […] J’essaye donc de comprendre pour moi-même, et devant vous, pourquoi vous avez risqué ce geste, bien au-delà de tout calcul humain. […] Avec une immense gratitude, je vous remercie de nous avoir ouvert les portes de la prière à Auschwitz, les portes de votre prière. Il s’y est vérifié d’une façon tout à fait nouvelle et inattendue la phrase que Paul adresse aux Chrétiens de Rome : « Ne fais pas le fier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte ». […] Parfois il nous arrive sûrement aux uns et aux autres de nous demander ce que signifie ce dialogue « Juifs et Chrétiens » qui s’est particulièrement développé depuis la Shoah. Nous n’avons pas dans ce dialogue la même démarche, ni les mêmes motivations. Nous devons le reconnaître et l’accepter comme une différence nécessaire si nous ne voulons pas, une fois encore, nier la réalité de l’autre ».

Dans le sillage de ce premier pèlerinage, le Père Dujardin organisa pendant vingt ans des voyages à Auschwitz pour les lycéens dans le cadre d’une association « Train de la Mémoire » qu’il créa avec les sœurs de N.D. de Sion. Celle-ci emmène tous les deux ans, en Pologne, dans le camp d’Auschwitz-Birkenau, des lycéens pour un travail de mémoire sur la Shoah. – Il œuvra également, en tant que secrétaire du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme, en 1992, pour suspendre le procès en béatification de la reine d’Espagne, Isabelle la Catholique, souveraine qui avait expulsé les Juifs d’Espagne 500 ans plus tôt.

Voilà qui était le père Jean Dujardin qui vient de nous quitter : un homme à la parole franche et honnête, à l’humilité extrême, au sens profond de la fraternité, à la vision prophétique de ce que pourraient/devraient être les relations entre Juifs et Chrétiens. Il était en outre un homme d’une très grande aménité et d’un commerce particulièrement agréable. – Demain jeudi, ses obsèques seront célébrées à l’église Saint-Eustache de Paris. J’ai exprimé le souhait de pouvoir y chanter en hébreu le psaume du deuil juif (91), ce qui m’a été accordé très volontiers. J’espère que de là où il est désormais, ce véritable serviteur de Dieu et des hommes que fut Jean Dujardin pourra apprécier que son œuvre terrestre n’est pas près de disparaître de nos mémoires. Puisse-t-il reposer en paix et son âme être réunie dans le faisceau de la vie éternelle avec celles de nos ancêtres communs : Abraham, Isaac, Jacob, Sarah, Rébecca, Rachel et Léa.

Shabbath shalom à tous et à chacun.

Rabbin Daniel Fahri