1871 : le patriarche Salomon, marchand de bestiaux, vit à Endingen, l’une des seules bourgades helvétiques où les juifs sont autorisés à résider. La famille commence son ascension sociale, sans jamais parvenir à s’affranchir du destin des exclus. 1945 : l’oncle Melnitz, revenu d’entre les morts, raconte. Il est le grand récitant de cette admirable fresque, hommage au monde englouti de la culture et de l’humour yiddish, tour de force romanesque salué comme un chef-d’oeuvre par une critique unanime.
Première parution de la traduction française : 27 septembre 2008
Une recension de Alexandra Richter du Centre national du livre
Melnitz de Charles Lewinsky est une saga suisse, catégorie littéraire qui à elle seule présente un double défi : affranchir le genre de sa réputation de littérature de gare et l’adapter au contexte helvétique. Lewinsky le relève avec brio.
L’intérêt de ce roman de famille de 767 pages consiste d’abord dans le choix du sujet : Melnitz raconte la vie d’une famille juive en Suisse entre 1871 et 1945. A travers les destins entremêlés de ses membres, sur cinq générations successives, on découvre un chapitre mal connu de l’histoire suisse. Mais au-delà de l’intérêt historique de ce roman, Lewinsky parvient à donner un second souffle à un genre tombé en désuétude. Jusqu’alors, dans la littérature allemande, à l’exception des Buddenbrock de Thomas Mann, la saga familiale n’avait jamais connu son heure de gloire mais soudainement, de nombreux auteurs, au premier rang desquels Charles Lewinsky, s’attachent à lui donner ses lettres de noblesse. Cet engouement récent s’explique peut-être par la possibilité qu’offre le genre d’aborder l’histoire sous un angle différent, à travers à la fois le prisme de la distance historique et celui du souvenir familial.
Dans le roman, c’est l’oncle Melnitz, le personnage éponyme, qui incarne ce souvenir familial. Melnitz est un revenant, un fantôme qui accompagne la famille de Salomon Meijer, et le lecteur, de la première à la dernière page : « Après sa mort, il revenait. Toujours ». Oiseau de mauvais augure, il tient des propos désobligeants, et rappelle inlassablement, à chaque réunion familiale, qu’en dépit de leurs efforts acharnés, aucun de ses parents ne parviendra à atteindre son objectif d’insertion sociale. Jamais les Meijer ne seront des citoyens à part entière, tant la méfiance à l’égard des juifs est une sorte de spectre qui, à l’instar de Melnitz lui-même, ne cesse de hanter le paysage politique et social du pays.
Les personnages du roman sont attachants dans leur manière d’affronter, chacun avec son caractère, les difficultés de la vie, mais aussi l’antisémitisme omniprésent et le rejet dont ils sont victimes. Salomon Meijer, marchand de bestiaux et représentant de la première génération, tient beaucoup à son image de Juif honnête. Il espère que les gens se diront : « Le Juif au parapluie est quelqu’un de bien » - et que cela profitera à son affaire. Janki, incarnant la génération suivante, tente de se faire accepter en associant à ses affaires frauduleuses des goyim. Il organise des soirées au cours desquelles il se voit obligé d’expliquer en quoi le vin servi est koscher et de donner son point de vue sur une initiative populaire qui vise à introduire dans la Constitution fédérale un article interdisant l’abattage selon le rite juif. Son fils François qui s’est converti au christianisme et qui dirige un magasin de mode prospère à Zurich, n’est pas non plus à l’abri de poursuites antisémites. Pour la quatrième génération, la situation ne s’annonce guère meilleure : Alfred, fils d’un converti, meurt au champ d’honneur en 1914 ; son cousin Ruben, rabbin en Allemagne, disparaît avec sa femme et ses quatre enfants durant le régime nazi. Un objet décoratif à l’effigie de Tantale, transmis d’une génération à l’autre, devient le symbole de cette intégration inatteignable : chaque fois qu’un membre de la famille croit y accéder, elle lui échappe irrévocablement comme le flot d’eau pure se retire à l’approche du héros mythologique.
Le lecteur trouvera dans Melnitz tous les ingrédients d’une saga : de l’amour et de la haine, des scènes tragiques, d’autres désopilantes, des intrigues et des manigances, des ascensions spectaculaires et des déchéances non moins fulgurantes, des conflits de générations et des luttes idéologiques. La langue parlée joue un rôle important. Les dialogues regorgent de mots yiddish : « Un jour ou l’autre il aura une beheïme à vendre, et ce sera une bête qui m’intéressera. » « Il y a, paraît-il, une famille, des gens très bekovedig, extrêmement convenables ». « Je ne suis pas un schad’hen, un marieur ! » qui ouvrent les portes d’un monde nouveau et mettent le lecteur en contact immédiat avec les rites religieux et le quotidien d’une famille juive.
Melnitz est un livre unique en son genre. Ce roman aussi divertissant que passionnant constitue une preuve irréfutable de l’exceptionnel talent narratif de son auteur.