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Allocution de M. Franklin Rausky

Mes chers amis,

Quelle magnifique occasion de célébrer avec ferveur, selon la belle formule de la liturgie hébraïque, le nom du Créateur qui nous a fait vivre, nous a fait subsister et nous a permis d’attendre ce moment.
Toute ma reconnaissance à Hubert Heilbronn, auteur de la généreuse initiative du Prix de l’Amitié Judéo-Chrétienne, à Jacqueline Cuche, infatigable présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France et au comité directeur, ainsi qu’au directeur de l’Amitié, Bruno Charmet, à Elzbietta Amsler et à nos quatre amis, nos compagnons dans la belle aventure de la rencontre des croyants, François Lerossignol, le grand Rabbin Gilles Bernheim, le frère Louis Marie Coudray et le père Patrick Desbois. Leurs paroles émouvantes nous encouragent dans notre détermination à aller de l’avant dans cette magnifique entreprise collective.

Je suis né au cœur de l’Amérique Latine, au Paraguay, loin des tempêtes dramatiques du Vieux Continent. Mes parents avaient une boutique de tissus à Asuncion, où défilait une foule incroyablement bigarrée de clients de toutes origines et confessions : Juifs, catholiques, protestants, mennonites, hutterites, orthodoxes russes, francs-maçons, spiritistes, athées. Parfois, ils restaient des heures et parlaient avec mes parents de tout et de rien. Dans ce modeste magasin, j’ai fait, dans mon enfance, l’apprentissage précoce d’une magnifique leçon qui m’a accompagné toute ma vie : les hommes sont différents, ils ne sont pas des clones, ils ne sont pas fabriqués à l’identique et cette extraordinaire diversité est un bonheur, elle nous enrichit, elle nous enseigne l’exceptionnelle polychromie de l’esprit humain ou, selon la profonde expression du grand rabbin Jonathan Sacks, « la dignité de la différence ».

Plus tard, j’ai roulé ma bosse dans beaucoup de villes, de pays et de continents et j’ai fait des rencontres heureuses qui m’ont marqué profondément.
A Buenos Aires, au Séminaire Rabbinique Latino-américain, le rabbin Marshall Meyer m’a initié au Talmud et à la théologie juive, mais aussi, à l’impératif éthique de la lutte contre la tyrannie et l’injustice. Il m’a appris qu’un rabbin n’est pas un banal officiant de cérémonies, il doit être un acteur engagé dans les grandes causes humaines de son siècle. Des documentaires de l’époque de la dictature argentine voient le rabbin Meyer, en compagnie de ministres des autres cultes, défilant, avec les mères des prisonniers politiques et des disparus, face à la Présidence de la République, pour exiger la libération des victimes du régime.

A Asuncion, à l’Université Catholique Notre Dame de l’Assomption, mon directeur d’études, le père Ignacio Ramallo, prêtre jésuite et psychologue formé à Harvard, m’a enseigné la méthodologie de la recherche en psychologie clinique, mais aussi le devoir de résister à l’oppression. Grâce à lui, j’ai compris qu’un professeur d’université ne doit pas s’enfermer dans le confort douillet d’une tour d’ivoire, loin des malheurs du monde, il doit prendre le risque de témoigner de ses convictions profondes. Il fut expulsé du pays, avec d’autres prêtres jésuites, pour avoir contesté les excès de la dictature.

A New York,au Seminaire Theologique Juif, Abraham Joshua Heschel, nous a ouvert les portes à la compréhension de la pensée juive, de la théologie et de la mystique des sages d’Israël, mais aussi nous a enseigné le devoir moral de combattre courageusement contre la haine raciste et le fanatisme. Pour lui, l’éthique des prophètes de la Bible, éthique de justice et de liberté, ne s’enseigne pas seulement dans des conférences, des cours et des livres, mais aussi dans les gestes de courage de la vie quotidienne. Fidèle à ses valeurs, il participe, avec Martin Luther King, à la célèbre marche de Selma, pour l’égalité des droits de tous les citoyens américains, sans distinction de couleur ni d’origine.

A Paris, j’ai eu le bonheur de connaître une personnalité lumineuse, le père Jean Dujardin, prêtre oratorien et éminent théologien. Cet homme d’exception était capable d’affronter lucidement les réalités les plus intolérables, dans la recherche d’une vérité sans complaisance. A travers son itinéraire exemplaire, j’ai pris conscience d’une leçon fort anticonformiste : un authentique maître de spiritualité ne saurait se résigner à la défense apologétique des siens, il doit avoir l’audace de se mettre en question, de faire l’examen de conscience de sa communauté, avec un souffle de sagesse et de clairvoyance.

Ce sont des personnalités connues et reconnues, des Juifs et des chrétiens qui ont œuvré pour la rencontre de tous les croyants, pour la construction d’un monde meilleur, pour le dépassement des haines et des conflits.

Mais il y aussi d’autres figures que j’aimerais évoquer. Des vrais héros, inconnus, silencieux, anonymes, des justes qui sont venus en aide à des persécutés dans des temps de tyrannie. Des chrétiens ou des citoyens de toutes sensibilités et croyances qui ont sauvé, en prenant des graves risques, la vie des Juifs persécutés, menacés de déportation dans les heures terribles de l’Occupation. Permettez-moi d’évoquer, parmi ces modèles d’humanité, un couple d’habitants de Paris d’un courage exemplaire, Josefina et Pierre Cevrero. Leurs trois fils, des soldats de la France, étaient prisonniers de guerre en Allemagne. Ils auraient pu s’enfermer dans leurs graves préoccupations familiales et se désintéresser des malheurs des autres. Pourtant, ils ont fait preuve d’une belle solidarité. Au cours de la Seconde Guerre Mondiale, ils ont caché dans leur maison une jeune fille juive dont toute la famille avait été déportée et exterminée. A la Libération, cette jeune survivante s’est mariée et a fondé une grande et belle famille. L’une des filles de cette rescapée de la persécution, Viviane, est devenue mon épouse. Elle m’a raconté avec beaucoup d’émotion cette histoire d’un homme et d’une femme qui ont eu la force de désobéir à un pouvoir persécuteur et injuste pour obéir à leur conscience morale. Aujourd’hui, la fille de ces justes anonymes, Ginette, ainsi que leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants sont avec nous, pour évoquer ce courage et ce dévouement au service de la solidarité avec les victimes de l’oppression.

Au cours de mes années parisiennes, le dialogue judéo-chrétien a été, pour moi, une expérience intense, une cause primordiale.

Au cours de mes années parisiennes, le dialogue judéo-chrétien a été, pour moi, une expérience intense, une cause primordiale.
L’Amitié Judéo-Chrétienne de France, tout au long de l’année, et les sessions de Davar, en été, m’ont offert l’opportunité de dialoguer et de débattre, en toute liberté, dans la sérénité et le respect mutuel, avec nos amis chrétiens de toute confession, sur les grandes questions de civilisation qui nous inquiètent, en acceptant à la fois, nos plus belles convergences et nos plus dramatiques divergences.
Et je suis sensible à l’esprit de communication créatrice des grands hommes de foi de notre temps, comme mon inoubliable ami Elie Wiesel et son éminent interlocuteur, le cardinal Jean Marie Lustiger. Je crois que leur dialogue, inédit et surprenant, n’était pas une rencontre de deux certitudes, mais plutôt un face-à-face de deux inquiétudes. Car notre temps tourmenté est plutôt celui des interrogations dramatiques et déchirantes, bien plus que celui des affirmations consolatrices et édifiantes.

Le dialogue des interprétations, des lectures, des idées constitue une mutation révolutionnaire dans la vie spirituelle da notre temps : penser avec les autres, face aux autres, en débat fraternel avec les autres. Sortir de la tentation de nous enfermer dans une tour d’ivoire intellectuelle, narcissique, dans une pensée élaborée dans l’isolement, loin des autres, contre les autres. C’est le paradigme créatif et original du Département de Recherche Judaïsme et Christianisme, fondé conjointement par le Collège des Bernardins et l’Institut Elie Wiesel, sous la direction des pères Rafic Nahra et Thierry Vernet, et de moi-même.

Ce dialogue se poursuit et entre dans sa neuvième année, dans la volonté d’apporter une pierre à la construction du nouvel édifice : la nouvelle vision universaliste et humaniste du message biblique pour notre siècle.

Mais après ces paroles optimistes et réconfortantes, la question se pose : où sommes-nous, aujourd’hui, dans les relations des familles spirituelles de la planète ?
Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et la naissance de l’Amitié Judéo-Chrétienne au niveau international, le dialogue a progressé, les attitudes se sont modifiées, la compréhension que nous avons de l’altérité, de la différence, a connue des avancées exceptionnelles. Mais ne fermons pas les yeux face à une réalité dramatique : nous vivons dans un monde en proie à un retour mortifère, violent, haineux du religieux. Au nom de Dieu, on tue, on brûle, on bombarde, on vandalise, on torture, on décapite.

A nous, citoyens de toutes les confessions et convictions, de résister à la barbarie, de proclamer haut et fort, la valeur d’une foi qui ne nie pas les droits de la raison, la force créatrice d’un alliance féconde entre la spiritualité et l’intelligence. A nous de proposer une autre vision de la cité humaine : la cité de l’Un et de l’Autre, pas la cité totalitaire et absolutiste de l’Un sans l’Autre, de l’Un contre l’Autre. Dans cet effort de défense des valeurs de l’esprit, nous devons faire appel à l’énergie des nouvelles générations, celle de nos enfants, nos étudiants, les enfants de nos amis. En ce moment de réflexion sur l’avenir, je pense aussi, bien sûr, à mes deux fils, Daniel et Jonathan, des jeunes hommes que je vois profondément dévoués à des grandes causes. Oui, la jeunesse est remplie de courage, d’idéalisme, de rêve et il serait beau qu’elle prenne toute sa place dans le dialogue entre les croyances du monde.

La Bible nous enseigne que les enfants ne sont jamais la copie conforme de leurs parents. Jacob le nomade n’est pas le double de son père Isaac, le sédentaire. Salomon, le sage pacifique, n’est pas la duplication de son père David, le guerrier libérateur de la cité de Jérusalem. Aux jeunes hommes et femmes du XXIème siècle de trouver, en toute liberté, avec originalité, avec imagination, sensibilité et courage, leur voie inédite vers un dialogue plus que jamais nécessaire.
Jeunes d’aujourd’hui, Juifs, chrétiens, croyants de toutes les confessions et de toutes les convictions, ne laissez pas aux manieurs de poignards et de bombes, le monopole de parler au nom de la foi. A vous d’inventer les nouvelles formes de circulation d’idées qui permettront à notre planète d’échapper à des conflits interminables, passionnels, intraitables, qui menacent notre civilisation.
Chère Jacqueline Cuche, le Prix de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France 2018 est, pour moi , un honneur et un encouragement, mais il est aussi et surtout une exigence : poursuivre la route.

Dans le droit du travail, il existe un moment où l’on part à la retraite. Mais, dans le devoir du dialogue, il n’y a pas, il ne saurait y avoir de retraite. A nous de poursuivre, be-siata di-Chemaïa, avec le secours céleste, cette longue et belle aventure de la rencontre.