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« Sur la terre comme au ciel », du cardinal Bergoglio et du Rabbin Skorka : une recension de Bruno Charmet

Ce livre du Cardinal Bergoglio et du Rabbin Skorka, publié à Buenos Aires en 2010, revêt une importance particulière car il permet de mieux apprécier la perception du dialogue judéo-chrétien qu’avait celui qui deviendra le Pape François, mais aussi sa manière si fraternelle d’être en relation avec son partenaire juif.

D’autres livres du futur Pape François viennent d’être traduits en français, mais aucun ne traite explicitement du dialogue interreligieux. Cet ouvrage nous intéresse davantage parce qu’il porte sur le dialogue judéo-chrétien, et c’est pour cette qualité que nous le recommandons ici.

« Sur la terre comme au ciel »
La famille, la foi, le rôle de l’Église au XXIe siècle : les convictions du pape François

Cardinal Jorge Bergoglio et Rabbin Abraham Skorka

traduit de l’espagnol par Abel Gerschenfeld et Anatole Muchnik,
Éd. Robert Laffont, 240 p., 16,90 €.
Date de publication de l’édition française : 16 mai 2013

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Ce livre du Cardinal Bergoglio et du Rabbin Skorka, publié à Buenos Aires en 2010, revêt une importance particulière car il permet de mieux apprécier la perception du dialogue judéo-chrétien qu’avait celui qui deviendra le Pape François, mais aussi sa manière si fraternelle d’être en relation avec son partenaire juif.

D’autres livres du futur Pape François viennent d’être traduits en français, mais aucun ne traite explicitement du dialogue interreligieux. Cet ouvrage nous intéresse davantage parce qu’il porte sur le dialogue judéo-chrétien, et c’est pour cette qualité que nous le recommandons ici.

Ce qui frappe d’emblée, c’est justement l’amitié éprouvée dans une complicité ancienne dont ce livre est en quelque sorte le fruit et le couronnement.

Avec le Rabbin Skorka, on découvre l’engagement de longue date du mouvement massorti pour le dialogue judéo-chrétien, mais aussi l’implication des communautés juives dans la société argentine, leur lutte pour les droits de l’homme lors de la dictature, ainsi que contre la pauvreté, combats intensément partagés par le Cardinal Bergoglio. A cet égard, comment ne pas être ému par l’évocation faite par le Cardinal de la figure de François d’Assise, preuve, s’il en était besoin, de l’attachement que portait déjà le futur Pape François au Poverello : « […] saint François d’Assise a renouvelé toute la conception de la pauvreté dans le christianisme face au luxe, à l’orgueil et à la vanité des pouvoirs civils et ecclésiastiques de son temps. Il a mis en avant une mystique de la pauvreté, du dépouillement, il a changé le cours de l’histoire. » (pp. 232-233)

Ce n’est naturellement pas la première publication d’entretiens entre deux responsables du Judaïsme et du Christianisme. En ce qui concerne la France, au moins trois livres témoignent déjà d’un dialogue quasi-institutionnel. Dès 1977, Pierre Pierrard, qui deviendra plus tard Président de l’AJCF, à l’époque professeur d’histoire à l’Institut Catholique de Paris, mena un dialogue avec le Grand Rabbin Jacob Kaplan, Grand Rabbin de France [1]. Ensuite, nous avons tous en mémoire l’ouvrage intitulé Le rabbin et le cardinal, qui mettait en confrontation amicale le Grand Rabbin Bernheim et le Cardinal Barbarin [2]]. Enfin, il faut mentionner les entretiens entre le Pasteur Clavairoly et le Grand Rabbin Korsia [3], peut-être moins connus car ils concernent le dialogue judéo-protestant. Chacun de ces ouvrages a sa voix singulière, en donnant à la rencontre judéo-chrétienne son inflexion particulière.

Un premier regard permet de dire que les entretiens Bergoglio/Skorka se situent sur un autre registre et dans le cadre d’un partenariat sensiblement différent de ceux mentionnés plus haut. Autant avec le Grand Rabbin Kaplan et P. Pierrard, nous étions sur un terrain proprement historique, avec le Cardinal Barbarin et le Grand Rabbin Bernheim en des dimensions plus spécifiquement théologiques et exégétiques, autant avec le Rabbin Skorka et le Cardinal Bergoglio, nous sommes entraînés vers les grands problèmes de société comme autant de défis à relever, Juifs et Chrétiens réunis ensemble. A ce titre, les échanges entre le Pasteur Clavairoly et le Grand Rabbin Korsia seraient peut-être ceux qui se rapprocheraient le plus de nos interlocuteurs argentins, quoique avec des préoccupations théologiques spécifiques qui tiennent aussi au fait qu’ici le partenaire chrétien est réformé.

Cela ne veut nullement dire que les interrogations spirituelles soient reléguées au second rang, mais au contraire elles sont toujours reliées aux problèmes les plus vitaux de l’existence humaine. A cet égard, il est symptomatique que l’un comme l’autre utilisent l’expression « mettre les pieds dans la boue. » Écoutons le Rabbin Skorka : « Le culte n’a de sens que si l’on est proche de l’autre ; sinon, ce n’est pas un culte. A qui et à quoi vouons-nous un culte ? La question est essentielle. C’est pour cela que je dis souvent que le prêtre ou le rabbin doivent mettre les pieds dans la boue. Le temple n’est qu’un élément du religieux. Le temple qui ne se nourrit pas de la vie, et qui ne la nourrit pas en retour, est un temple païen. » (p. 38).

Et la réponse de Jorge Bergoglio va tout à fait dans le même sens : « Je suis absolument convaincu qu’ils doivent mettre les pieds dans la boue. Les curés ne portent plus la soutane aujourd’hui. Un prêtre récemment ordonné qui, lui, le faisait, s’est attiré des critiques. Alors il a demandé à un prêtre sage : ’Est-il mal de porter la soutane ?’ Le sage lui a répondu : ’Le problème n’est pas que tu la portes, mais que tu saches la retrousser lorsque le service des autres l’exige’.  » (p. 38).

A partir de là, l’un comme l’autre serviront leur prochain le plus vulnérable, le plus pauvre, mais dans un esprit préalable d’humilité. Il est très frappant de découvrir ces quelques lignes écrites en 2010 par J. Bergoglio, et de les confronter aux premiers actes, tous emplis de simplicité évangélique de celui qui deviendra le Pape François [4] :

« Devant Dieu, il n’y a pas d’autre recours que l’humilité, et celui qui veut conduire le peuple de Dieu doit faire de la place à Dieu ; il doit donc se faire tout petit, se laisser envahir par le doute, les moments d’obscurité intérieure, l’interrogation sur la démarche à suivre. Tout cela finit par le purifier. Le mauvais guide est celui qui est sûr de lui, qui s’entête. L’une de ses caractéristiques est de se montrer trop péremptoire par excès de confiance.  » (pp. 46-47).

L’un comme l’autre évoquent la figure de Moïse, « le personnage le plus humble que la terre ait porté » (p. 46), point de rencontre et de fondation.

De manière très belle, le Rabbin Skorka nous délivre sa spiritualité inséparable de la rencontre du pauvre : « […] prier c’est aussi regarder dans les yeux, toucher les mains de celui qui souffre pour témoigner qu’il est lui aussi ton frère, et prendre conscience que le défi à relever, c’est qu’il n’y ait plus de nécessiteux.  » (p. 73). Et J. Bergoglio de lui répondre : « L’acte de justice que l’on commet en aidant son prochain doit être une prière en soi. […] Un être qui ne prend pas soin de son frère ne peut pas parler avec le père de ce frère, avec Dieu. » (pp. 73-74), assertion faisant bien sûr directement écho à la Première Épître de saint Jean (1 Jn 4, 20).

Cette orientation fondamentale du service du prochain, condition première et indépassable pour connaître et aimer Dieu, est vraiment ce qui meut leur lutte de tous les instants pour la justice, pour soulager les pauvres et toutes les formes de pauvreté.

Nous ne pouvons ici examiner tous les domaines revisités par nos interlocuteurs à partir de leurs convictions spirituelles fortes. Contentons-nous de renvoyer le lecteur aux chapitres consacrés aux personnes âgées, à l’euthanasie, à l’avortement, au divorce, mais aussi aux grands événements, récents ou plus anciens, survenus dans l’histoire de l’Argentine et commentés ici par les deux responsables religieux : la dictature militaire, les terribles attentats contre l’ambassade d’Israël et le centre communautaire juif de Buenos-Aires, le péronisme et, beaucoup plus en amont, la conquête des Amériques...

Un chapitre mérite plus spécialement notre attention, c’est celui concernant la Shoah. Le Rabbin Skorka pose d’emblée la question : « Où était Dieu pendant la Shoah ? », tout en ajoutant que « certaines questions n’ont pas de réponse » (p. 181), avant de continuer par cette nouvelle question : « avant de demander à Dieu où il était, ne faut-il pas poser la question aux hommes », « […] à ceux qui ont commis le crime, et ceux qui ont détourné la tête.  » (p. 181).

J. Bergoglio fait siennes ces questions lancinantes, avec ce commentaire : « […] c’est le plus grand déni de solidarité humaine qu’on ait connu. » (p. 182). Il confie combien il eut du mal à lire le texte écrit dans sa cellule par Rudolf Höss, Le commandant d’Auschwitz parle, tant il « était révulsé » par tant de « froideur », concluant sur « l’aspect démoniaque de l’affaire » et ajoutant « Le Démon se présente sous la forme d’idoles qui endorment la conscience humaine. » (p. 183)

On notera combien cette dimension satanique traverse toute sa pensée. Un chapitre entier lui est d’ailleurs consacré : «  A propos du diable » (pp. 23-26), et l’on se souvient qu’au lendemain de son élection, lors de sa première homélie à la messe de clôture du Conclave, le Pape François avait directement évoqué cette réalité maléfique en citant Léon Bloy (1846-1917). [5] Notre étonnement d’Occidentaux n’est peut-être que le signe de la profondeur de la sécularisation qui travaille toujours davantage nos sociétés, quand on pense combien un auteur plus récent, Bernanos (1888-1948), en a encore été hanté toute sa vie.

Un aspect qui implique plus directement l’Église catholique est évoqué par le Rabbin Skorka : l’attitude du Pape Pie XII pendant la Shoah.
Il est intéressant de noter que le futur Pape François proposait, en 2010, « l’ouverture des archives » du Vatican pendant cette période :

« Qu’on ouvre les archives et que tout soit tiré au clair. On verra alors ce qu’il en est, et si erreurs il y a eu, nous devrons les reconnaître. Lorsqu’on commence à occulter la vérité, on défait le message de la Bible. On croit en Dieu, mais du bout des lèvres. […] J’insiste, il faut voir ce que disent les archives. S’il y a eu une erreur d’appréciation, il faut étudier ce qui s’est passé. Je ne dispose pas, pour ma part, d’éléments concrets. Pour le moment, je trouve les éléments à décharge convaincants, mais je reconnais que toutes les archives n’ont pas été étudiées. » (pp. 189-190).

Bien d’autres thèmes spirituels, sociétaux, philosophiques et éthiques seraient à reprendre ici, tels que la prière, le fondamentalisme, l’athéisme, la mort, la mondialisation, l’éducation, l’homosexualité,... autant de sujets pris à bras le corps par ces deux amis partageant le même souci de relever le défi spirituel qu’ils représentent, chacun dans sa singularité. [6]

Bruno CHARMET , Directeur de l’AJCF

Rappel : présentation du livre sur notre site

[1Le Grand Rabbin Kaplan, justice pour la foi juive. Pierre Pierrard interroge le Grand Rabbin Kaplan, éd. Le Centurion, 1977 ; rééd. Le Cerf, 1995 [Cf. Sens, 5, 1995, pp. 226-227].

[2Le rabbin et le cardinal. Un dialogue judéo-chrétien d’aujourd’hui, éd. Stock, 2008 [Cf. Sens, 3, 2009, pp. 175-183

[3François Clavairoly/Haïm Korsia, Paroles d’Alliance. Dialogue entre un pasteur et un rabbin sur la société française, éd. François Bourin, 2010 [Cf. Sens, n°362, septembre-octobre 2011, pp. 680-681].

[4A cet égard, on lira l’éditorial du Père François Euvé, sj, Un nouveau Pape, et la belle méditation de Bernard Forthomme, franciscain, De qui François est-il le nom ?, in Les Études, mai 2013, pp. 580-582 ; pp. 643-652.

[5Homélie de clôture du Conclave, 14 mars 2013, in La Documentation catholique, n°2509-2510, 21 avril 2013, p. 346.

[6Lire aussi les témoignages de Juifs et de Musulmans qui attestent des gestes et actes du Cardinal Bergoglio en faveur du dialogue interreligieux. Cf. Claire Lesegretain, A Buenos Aires, le dialogue interreligieux passe par l’amitié, in La Croix, 16 mai 2013.