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In Memoriam : Père Bernard Dupuy, op, (1925-2014)

L’AJCF a perdu l’un de ses lauréats. Le Père Bernard Dupuy, décédé le 3 octobre 2014, avait reçu le Prix de l’AJCF, conjointement avec le Rabbin René-Samuel Sirat, en 1998, lors du 50è anniversaire de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France.

Bruno Charmet, Directeur de l’AJCF, qui l’a bien connu, a été invité à témoigner de son action dans le domaine du dialogue judéo-chrétien, lors de ses obsèques.

Témoignage donné lors des obsèques du P. Bernard Dupuy, le 6 octobre 2014, au Couvent Saint-Jacques, à Paris

Le Père Dupuy fut toujours l’homme de la fidélité, et singulièrement au sein de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France. Il rejoignit notre association dès le début des années 1970, peu de temps après le Concile Vatican II, et il eut à cœur de toujours répondre à nos sollicitations. Car il y avait, pour lui, urgence de toujours replacer, en direction des Chrétiens, la vocation permanente du peuple juif et du Judaïsme dans le plan de Dieu. Et il ajoutait : notre fraternité doit se tenir à la frange de nos espérances communes.

Que de Conseils Nationaux, d’Assemblées Générales ou simplement de Groupes auxquels il donna une conférence, ou se prêta à un entretien...

Il était disponible pour toute question, et avait une faculté extraordinaire pour aborder des sujets d’exégèse juive aussi bien que chrétienne, des points d’histoire liés à la fracture originelle entre Judaïsme et Christianisme, ou encore des questions d’ordre philosophique des plus diverses en les resituant justement à partir d’une perspective biblique.

Pour cela, il sut toujours trouver des partenaires : je pense en premier lieu à Colette Kessler, figure du Judaïsme libéral, Vice-Présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France pendant vingt-cinq ans, hélas elle-même disparue, avec laquelle il fit, pendant plusieurs décennies, des interventions à deux voix marquées par une compréhension en profondeur des traditions juive et chrétienne éprouvées par eux deux et constamment confrontées, chacun revisitant la tradition de l’autre et donnant sa propre lecture.

Mais je sais aussi qu’Emmanuel Levinas, lui-même membre à une époque du Comité Directeur de notre association, était un ami intime souvent consulté ; que Bernard Dupuy suivit pendant des années ses commentaires de la parasha, le shabbat, avec l’aide de Rashi. En retour, Levinas l’interrogeait souvent sur des points précis de la théologie chrétienne.

Parmi d’autres innombrables rencontres avec des interlocuteurs juifs, il en est encore une qui eut un grand retentissement à l’époque, à la fin des années 1980 : celle qui réunit, chaque dimanche, pendant une année entière, sur Antenne 2, le Père Dupuy et le Rabbin Josy Eisenberg commentant ensemble une partie du Livre des Nombres, à partir des deux traditions, rabbinique (avec les midrashim) et chrétienne (avec Origène et saint Jérôme)1.

Nos présidents successifs - Jacques Madaule, Pierre Pierrard, Claire Huchet-Bishop, Paul Thibaud - furent pour le Père Dupuy, des partenaires de ce dialogue.

Il eut aussi des interlocuteurs et interlocutrices dans d’autres instances de dialogue judéo-chrétien, les Sœurs de Sion – Sœur Dominique de la Maisonneuve, nds, Sœur Louise-Marie Niesz, nds, du Sidic, parmi nous ce matin - ou l’association Davar, avec Claudine Maison.

A l’intérieur de son ordre, comment ne pas évoquer son lien avec le Père Nicolas-Jean Sed, op, et sa magnifique collection « Patrimoines du Judaïsme » qui honore les éditions du Cerf.

Rappelons encore que le Père Dupuy, au niveau institutionnel, créa en 1969, avec Mgr Elchinger, Évêque de Strasbourg, le Comité Épiscopal pour les Relations avec le Judaïsme. Ils publièrent à Pâques 1973 des « Orientations pastorales » qui créèrent un choc salutaire dans l’Église catholique autant que dans le monde juif.

Partant du constat que « l’existence juive interroge la conscience chrétienne », ce texte affirme la « vocation permanente du peuple juif », vocation particulière de « sanctifier le Nom ». Cette déclaration aborde aussi positivement et courageusement une dimension dont l’Église catholique avait encore peu parlé à l’époque – le Saint-Siège ne reconnaîtra l’État d’Israël qu’en décembre 1993 – celle du « mouvement du retour du peuple juif sur ’sa’ terre. », exhortant les Chrétiens à ne pas « oublier le don fait jadis par Dieu au peuple d’Israël d’une terre sur laquelle il a été appelé à se réunir (Gn 12, 7 ; 26, 3-4 ; 28, 13 ; Is 43, 5-7 ; Jr 16, 15 ; So 3, 20) ». Le document n’ignore nullement que « par ce retour et ses répercussions, la justice est mise à l’épreuve », mais il rappelle aux Chrétiens « qu’ils doivent tenir compte de l’interprétation que donnent de leur rassemblement autour de Jérusalem les Juifs qui, au nom de leur foi, le considèrent comme une bénédiction ». Il est important de souligner la portée prophétique d’une telle parole chrétienne qui n’ignore pas qu’il « est actuellement plus que jamais difficile de porter un jugement théologique sur le mouvement de ce retour ».

Le Père Dupuy travailla, bien évidemment, en étroites relations avec ses deux successeurs au Comité épiscopal, - le Père Dujardin, souffrant, qui n’a pu malheureusement nous rejoindre aujourd’hui, - et le Père Desbois présent parmi nous.

On le voit, le Père Dupuy, ce fut l’homme engagé cheminant aux côtés du peuple juif. On pourrait évoquer son combat pour la libération des refuzniks d’URSS dans les années 1970, mais peut-être surtout ses démarches si fortes pour accompagner ses frères juifs dans l’indicible de la Shoah. On pourrait citer nombre de ses études si belles sur Paul Celan, Emil Fackenheim2 ou Adorno3 confrontés à la Shoah.

Avec sa fidèle collaboratrice, Sœur Marguerite Delmotte, il traduisit également un ouvrage d’Emil Fackenheim qui fit date : La présence de Dieu dans l’histoire. Affirmations juives et réflexions philosophiques après Auschwitz4, ainsi que Gershom Scholem5.

Pour toutes ces raisons et pour beaucoup d’autres, nous lui avons remis le Prix de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, conjointement avec le Grand Rabbin Sirat, lors du 50ème anniversaire de notre association, en 1998.

Enfin, j’évoquerai une réalisation plus récente qui consista, en 2008, à rassembler, dans un premier gros volume, une petite partie de ses écrits : Quarante ans d’études sur Israël. C’était le Cardinal Lustiger qui avait désiré ce premier recueil d’études. Je sais combien le Père Michel Mallèvre, op, son successeur, voudrait une suite à ce travail, et c’est sur ces mots que je conclurai cet hommage : pour longtemps encore, nous n’avons pas fini d’écouter, d’étudier et de faire connaître le témoignage du Père Dupuy sur nos frères aînés dans la foi.

1 J. Eisenberg/B. Dupuy, L’Étoile de Jacob [Dialogues sur une partie du Livre des Nombres, dans le cadre de l’émission ’À Bible ouverte’, sur Antenne 2], éd. du Cerf, 1989.
2 Un théologien juif de l’Holocauste, Emil Fackenheim, in Quarante ans d’études sur Israël, éd. Parole et Silence, 2008, pp. 185-195.
3 Sur le mot d’Adorno. L’invocation par Paul Celan de la poésie de Mandelstam, op.cit., pp. 231-262.
4 Éd. Verdier, 1980.
5 G. Scholem, Le messianisme juif. Essais sur la spiritualité du Judaïsme, [traduit de l’hébreu et de l’allemand], coll. Diaspora, éd. Calmann-Lévy, 1974 ; G. Scholem, Fidélité et Utopie. Essais sur le judaïsme contemporain [traduit avec M. Delmotte, de l’hébreu, de l’allemand et de l’anglais], coll. Diaspora, éd. Calmann-Lévy, 1978.

Bruno CHARMET