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Jaqueline Cuche : Hommage à Francis (Mgr Deniau)

C’est une amitié de près de cinquante ans qui me liait à Mgr Deniau (ou plutôt qui me lie, car comment la mort pourrait-elle rompre de tels liens ? Seul change leur mode d’expression).

Francis, comme nous l’appelions mon mari et moi, fut notre aumônier au Centre Richelieu, l’aumônerie étudiante parisienne, située place de la Sorbonne, qu’avait fondée en 1945 le Père Charles et que dirigea ensuite le Père Lustiger (« Lulu » pour les intimes…). Il faisait partie des jeunes prêtres dont le P. Lustiger s’était entouré, et cette équipe de grande valeur (dont la plupart furent ensuite évêques) fit du Centre Richelieu un foyer rayonnant, où la solidité de la formation théologique et la beauté de la liturgie (avec les temps forts qu’étaient les pèlerinages de Chartres) suscitaient une intense vie apostolique. Mais sans doute Francis donna-t-il toute sa mesure quand il se vit confier la mission de fonder l’aumônerie annexe de Nanterre, où venait de s’implanter – près des bidonvilles – une Faculté des Lettres. Une petite équipe de 5 ou 6 étudiants, dont je faisais partie avec celui qui n’était encore que mon fiancé, l’accompagnait dans cette tâche, et cette collaboration étroite nous permit de mieux découvrir les qualités de Francis Deniau. Tous les témoignages les ont rappelées : son humilité d’abord, sa modestie, qui se manifestaient dans la simplicité des rapports qu’il savait établir avec tous, et que ne changèrent en rien par la suite ses fonctions de vicaire général ou d’évêque ; son sens de l’écoute, son attention et son sourire chaleureux, qui ont marqué tous ceux qui ont eu la chance de le connaître. Mais Francis savait aussi faire preuve de créativité et d’audace (au point qu’il fallait même parfois freiner ses inspirations et ses enthousiasmes qui risquaient de le faire quitter le sol un peu trop vite…). Habité par le désir de servir tout autant les hommes que le Christ, il sut faire de l’aumônerie étudiante de Nanterre un lieu de rencontre et d’échange, mais aussi d’ouverture au monde environnant, en créant par exemple des cours d’alphabétisation ou de soutien scolaire. Peut-être est-ce ce qui permit ensuite à cette aumônerie d’être une des rares à tenir durant la tourmente de mai 68 (c’est du moins ce que l’on nous dit, car mon mari et moi l’avions déjà quittée).

Nous avions demandé à Francis de célébrer notre messe de mariage, et nos liens ont perduré même si l’éloignement géographique (l’Afrique Noire, puis Strasbourg) leur a fait emprunter le plus souvent la voie des airs. Mais, quelque trente ans plus tard, nous avons bien sûr fait partie des très nombreux amis qui l’entourèrent lors de sa consécration comme évêque de Nevers. Il s’est vite fait apprécier de tous dans son diocèse, où, avec la même simplicité souriante, il eut à cœur de rencontrer les uns et les autres et de mener avec ses prêtres les restructurations qui lui semblaient nécessaires.

Nous sommes allés plusieurs fois lui rendre visite, seuls ou avec des petits-enfants. Il nous recevait dans son palais épiscopal (le terme de « palais » étant bien pompeux pour désigner son logement, fort simple, autant que l’étaient ses repas d’ailleurs, tout à son image). Francis nous parlait de ses projets pour son diocèse, de son travail personnel, des livres qu’il avait commencé à écrire.

Nous parlions aussi du dialogue judéo-chrétien. Il me disait la faible place que cela occupait dans son diocèse où résidaient fort peu de juifs alors que ses contacts étaient bien plus nombreux avec le monde musulman, dus à la présence de deux mosquées et surtout du Centre de formation de l’UOIF ; mais la question l’intéressait, sans qu’il ait ni le temps ni l’occasion de l’approfondir.

Cela lui fut pourtant donné, et j’ai eu la bonne surprise et le plaisir de le retrouver au Comité Épiscopal pour les relations avec le judaïsme, lorsque lui en fut confiée la présidence en 2000. C’est ainsi qu’avec sa modestie habituelle il racontera plus tard l’événement, dans son livre Un évêque en toute bonne foi : « J’ai accepté sans hésiter. J’étais fortement intéressé, mais sans véritable expérience. Comme il m’est arrivé de le dire à des interlocuteurs juifs : dans l’Église il y a des postes où l’on est nommé parce que l’on est compétent – et d’autres où l’on s’efforce de devenir compétent parce que l’on a été nommé… Le deuxième cas fut le mien ».
Aussitôt, Francis se mit au travail. Il se plongea avec enthousiasme dans la source juive, celle qui donna naissance au christianisme, bien sûr, mais surtout celle qui continue à irriguer le judaïsme d’aujourd’hui, et il fut vite passionné, c’est le mot qu’il emploie, par les rencontres, les lectures, acquérant en peu de temps cette compétence qu’il reconnaissait lui avoir manquée. Pourtant, sachant que j’avais en ce domaine une petite longueur d’avance sur lui, il me demanda de relire le livre qu’il écrivait alors, Jésus, l’ami déroutant, craignant de dire des choses erronées sur le judaïsme, mais surtout d’écrire des mots qui risqueraient de blesser nos amis juifs. Délicatesse de Francis ! Et quelle marque d’humilité de sa part ! car je ne pense pas qu’il soit si fréquent qu’un prêtre - et évêque de surcroît ! – s’en remette ainsi au jugement d’une simple laïque… .

C’est Francis que pour la première fois j’entendis donner, des dernières paroles de Jésus dans l’évangile de Jean (« Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis moi ! »), ce commentaire qui me marqua profondément et que je tâche de restituer tant bien que mal :
Les chrétiens, disait-il, voudraient comprendre la relation que le Christ entretient avec les Juifs. Or cet évangile nous rappelle que nous n’avons pas à nous en préoccuper. Si cette relation existe – et un chrétien ne peut penser autrement – ce n’est certainement pas à nous de la définir, ni même de mettre des mots dessus. Il s’agit d’une affaire entre Dieu et son peuple. Nous, ce qu’il nous est demandé, c’est de marcher à la suite du Christ. Francis nous ouvre là une piste précieuse pour nous aider à savoir conjuguer dans notre dialogue avec nos frères aînés proximité et distance [1].

En octobre 2010, pour les 20 ans de l’Association œcuménique Charles-Péguy, nous avions invité à Strasbourg Francis Deniau et Armand Abécassis (les deux « complices » qu’ils étaient devenus au fil des ans), pour une conférence à deux voix, au cours de laquelle Francis prononça, avec beaucoup de sensibilité et de respect, un très bel « Éloge de la différence… ». Cela lui valut d’être pris à partie par de jeunes intégristes qui l’accusaient d’être un mauvais évêque puisqu’il ne cherchait pas à convertir les juifs ! Je me souviens de sa patience lorsqu’il alla discuter avec eux pendant la pause, et de son regret de voir leur incapacité à l’entendre et l’inutilité de ses efforts.

Lors de son départ à la retraite il s’était ouvert à quelques amis de son grand désir d’aller vivre à Jérusalem (pour combien de temps ? Je ne m’en souviens plus, peut-être ne le savait-il pas bien lui-même). Peu de mois après, il nous écrivait une lettre annonçant qu’il devait renoncer à ce projet pour des raisons de santé. Un renoncement qui lui coûta certainement beaucoup mais qu’il acceptait avec courage, s’en remettant à Celui dont il souhaitait jusqu’au bout rester fidèle serviteur (« Il s’agit d’être dans la main de Dieu, sans projet ni agenda » nous écrivait-il).

Dans la main de Dieu, Francis l’est maintenant, et en plénitude. Puisse son exemple nous inspirer, et de là-haut sa sollicitude pour l’Église et pour Israël nous accompagner sur le chemin qu’il nous reste à parcourir.

Jacqueline Cuche , Présidente de l’Association œcuménique Charles-Péguy

Photo : Francis Deniau en octobre 2009, lors de la remise du Prix AJCF à Armand Abécassis

A lire aussi l’ensemble des témoignages après le décès de Francis Deniau

[1Sandrine Caneri donne de ce passage d’évangile une interprétation semblable. Voir son article dans SENS, n° 384-décembre 2013, p. 831