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Gratuité de Dieu… Gratuité des relations humaines

Une méditation du Père Alain René Arbez, Curé de Chêne et Thônex (Genève), Responsable des relations avec le Judaïsme en Suisse.

Paru sur Un Écho d’Israël, reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

Depuis la nuit des temps, les religions païennes manifestent le besoin archaïque de l’humanité de rejoindre le divin par ses propres forces, dans le but de se le concilier ou de se l’approprier. Lorsqu’il exige une totale soumission, ce paganisme peut même utiliser le divin comme emblème de ses intolérances meurtrières en partant à la conquête de la terre entière.

La beauté originale de la foi judéo-chrétienne est de nous offrir une démarche inverse : c’est un Dieu ami des hommes qui prend l’initiative de se révéler à eux et qui les invite à se laisser aimer et libérer, dans une relation d’alliance fondée sur la gratuité. Je pense au beau titre de l’ouvrage du théologien juif Abraham Heschel : « Dieu en quête de l’homme ».

Cet éclairage rédempteur de la condition humaine dévoile en même temps les terribles limites de l’autosuffisance des hommes. En effet, nous recevons la vie d’en haut, comme un cadeau non mérité. Notre vie n’est pas à elle-même sa propre origine, il y a en nous du don, de la gratuité reçue, et c’est pourquoi notre aspiration profonde transcende l’horizon purement terrestre de notre existence.

C’est donc en prenant conscience de ce que nous sommes mystérieusement donnés à nous-mêmes que nous nous reconnaîtrons disposés à donner à notre tour. Le fait de nous découvrir aimés de Dieu peut singulièrement encourager en nous la motivation à aimer et servir les autres.

L’histoire du salut en est l’illustration fondamentale. Dieu s’est choisi un peuple, et c’est à partir de cette relation fidèle avec son premier-né qu’il veut attirer toutes les nations du monde à sa lumière bienfaisante. L’élection d’Israël, et de l’Église qui en est issue, n’est pas autre chose que l’enracinement de l’amour de Dieu en terre humaine afin de métamorphoser par étapes tout l’univers. C’est aussi le sens du concept d’histoire selon la Bible, si différent de celui des Grecs, des mythologies antiques, ou même du fatalisme islamique.
Si Dieu a confié à l’homme l’intendance de l’univers, dans la poursuite de la création, c’est pour qu’il découvre la gratuité de l’amour qui lui a été témoigné et qu’il en imprègne sa créativité.

Aménager le monde intelligemment est utile à tous, et l’éthique est là pour nous rappeler certaines valeurs absolument vitales. Ainsi la gratuité ouvre une dimension essentielle à notre expérience humaine en montrant que l’utilitaire ne rend pas compte de ce que nous sommes…
A quoi cela sert-il d’aimer telle personne ? Qu’est-ce que cela rapporte de rendre service ? Le dévouement au service des autres est-il créateur de gain ? Quelle est l’utilité de contempler un coucher de soleil ou de vibrer au psaume chanté par le hazan ? De la même manière, il n’y aurait rien de plus affreux que d’adorer Dieu par intérêt, ou de se préoccuper des autres qu’à la mesure du bénéfice prévisible. Le mercantilisme spirituel est aux antipodes d’une religion de générosité qui fait appel à la conscience de chacun.

La tradition juive dit même que le plus bel acte est celui qui est effectué sans rien attendre en retour, thème oblatif intégralement repris par le rabbi Jésus lorsqu’il encourage à ce que la main gauche ignore ce qu’a donné la main droite.
Les exemples sont innombrables dans l’Écriture : l’accueil gratuit par Abraham de ses mystérieux visiteurs, l’hospitalité héroïque envers Elie de la pauvre veuve de Sarepta, et tant d’autres.

Le Dieu d’Abraham, de Moïse, des prophètes d’Israël et de Jésus est le Dieu du gratuit, ou le Dieu de la grâce (même étymologie). Dieu s’exprime et entre en relation avec nous sous le mode de la grâce et de la gratuité. Ce qu’il nous encourage à réaliser en nous donnant pour repères les dix commandements, puis les béatitudes, c’est un monde où règne l’amour, donc la gratuité et le respect de l’autre. Sans cette base vitale, pas de dignité humaine, mais la loi de la jungle ou la servilité.
Accueillir la présence discrète de Dieu comme don gratuit, c’est bien sûr refuser de l’instrumentaliser au service d’une idéologie, ou de le réduire à être bouche-trou de nos manques.
Ce n’est pas par hasard que le Christ de l’évangile a donné pour consigne à ses disciples envoyés en mission : «  Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement !  » (Mt 10.8). Dans le même esprit, l’apôtre Paul pose à chacun cette question : « Disposes-tu d’un quelconque bien que tu n’ais pas reçu ? » (1 Co 4.7).
Aller à la rencontre des autres en nous défaisant de toute avidité, c’est contester le monde ambiant qui privilégie toujours l’avantage que l’on peut obtenir sur autrui, et qui marginalise automatiquement les plus faibles. Toute personne doit être respectée pour ce qu’elle est en elle-même et pour ce qu’elle est en devenir, c’est la condition pour bâtir une société à visage humain.

Et la « récompense finale » ? La question de la rétribution dans l’au-delà est surtout, dans l’Écriture, une manière imagée de nous rappeler que nous récolterons au terme de notre parcours ce que nous aurons semé, parce que Dieu, s’il est amour, ne peut pas être indifférent au sort contrasté des uns et des autres et aux injustices résultant des situations et des choix de vie.
Si donc nous investissons réellement un amour désintéressé dans ce que nous vivons, celui-ci ne pourra que s’éterniser en joyeuse et sereine communion avec Dieu.

Ce qui vient nous rappeler une dimension essentielle : le fait que nous soyons importants pour Dieu, ce n’est pas seulement par ce que nous faisons, mais c’est avant tout par ce que nous sommes et par ce que nous révélons de nous-mêmes à travers nos actes imparfaits !
Cela pourrait inspirer aussi notre comportement envers les autres, et ce regard créatif empreint de spiritualité biblique peut débloquer beaucoup de situations et libérer ainsi le potentiel qui attend son heure en chacun.