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Prédication du Pasteur Florence Taubmann sur le pardon à partir de Mt 18,21-35

Il s’agit d’une prédication dont nous avons volontairement préservé le style oral.
Florence Taubmann, présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, nous propose cette réflexion sur le pardon, intéressante pour tous où, entre autres, elle met en parallèle un enseignement de Jésus et une réflexion talmudique.

Le texte de Mt 18,21-35 est à la fin de l’article

Frères et sœurs,

Je suis souvent frappée, dans les rencontres que je fais avec des hommes, des femmes, et même des enfants, par la difficulté du pardon.
Mais plus encore que le pardon envers autrui, c’est le pardon vis-à-vis de soi-même qui pose problème. Il y a des tas de choses, des tas d’erreurs, des tas d’imperfections que l’on ne se pardonne pas à soi-même quand bien même le mal occasionné n’a pas été forcément grave, ou à tout le moins n’est plus d’actualité.

Dans son Journal écrit pendant la guerre, Etty Hillesum écrivait :
« Il faut d’abord apprendre à se pardonner ses défauts si l’on veut pardonner aux autres. C’est peut-être l’un des apprentissages les plus difficiles pour un être humain, je le constate bien souvent chez les autres, que celui du pardon de ses propres erreurs, de ses propres fautes. La condition première en est de pouvoir accepter, et accepter généreusement, le fait même de commettre des fautes et des erreurs. »
En effet, comment pardonner aux autres, ou comment pardonner les autres, si l’on ne se pardonne pas à soi-même, si l’on ne s’accepte pas soi-même ?

Mais peut-on toujours pardonner ?
Je vous propose maintenant une lecture de notre texte du jour afin de montrer que pour être divines la proposition et l’injonction du pardon ne sont pas des processus simples. Car nous ne sommes pas des machines, mais des humains, avec nos histoires, nos souffrances, nos psychologies, nos caractères.

Pierre pose à Jésus une excellente question, tout à fait en phase avec la réalité des relations humaines.
En effet il fait allusion à quelque chose que nous connaissons bien : la répétition. La répétition de telle attitude, de tel acte, de telle parole … qui nous blessent, nous agacent, nous mettent à rude épreuve !
Nous pouvons entendre le soupir : « Encore une fois ! Décidément tu ne changeras jamais ! Jusqu’à quand vais-je me faire avoir ! Jusqu’à quand vas-tu me faire souffrir ? Maintenant tu te tiens à carreau ou c’est terminé ! » etc etc.
Combien de fois, demande Pierre, pardonnerai-je à mon frère, quand il pèchera contre moi ? Jusqu’à 7 fois ? Et Jésus lui répond : Je ne te dis pas jusqu’à 7 fois, mais jusqu’à 70 fois 7 fois.
Que ce soit 7 fois ou 70 fois 7 fois, en réalité le symbole est le même. Le 7 fait référence au 7ème jour de la création, au chabbat, et donc à une plénitude. Mais en disant 70 fois 7 fois Jésus rappelle à Pierre que c’est bien dans ce sens de plénitude, de « toujours » qu’il faut prendre le 7, et non dans sa limite numérale. C’est toujours qu’il faut pardonner, et ce toujours ne peut être traduit en milliers ou en millions de fois . Il est d’un autre ordre.
Je ne sais plus qui disait, d’une manière familière : « Il faut bien vivre avec les gens comme ils sont ; ils n’y en a pas d’autres. »
L’affirmation de fond, c’est donc bien que ton frère est ton frère, et que cette fraternité implique forcément des inadéquations, des malentendus, voire des blessures mutuelles parfois des incompatibilités.
Mais en tout état de cause, il est essentiel de pacifier la relation, de dénouer les conflits, il est essentiel de « laisser aller ton frère. », autrement dit, de ne pas le tenir captif dans ta rancune ou ton désir de vengeance.
Qu’on se souvienne de Jacob et Esaü dans la Genèse au chapitre 33. Après une rupture violente où Jacob a usurpé le droit d’ainesse et où Esaü veut tuer son frère, ils se retrouvent, se réconcilient puis chacun va librement son chemin.

Pardonner c’est libérer l’autre et se libérer soi-même.

Mais en réalité ce n’est pas si simple et nous allons maintenant considérer les véritables difficultés du pardon.

 D’abord il y a de l’impardonnable.

« Comment voulez-vous, me disait cet ancien paroissien, que je pardonne à ce chauffard qui avait bu et qui a tué mon petit-fils de 14 ans. Il a détruit notre famille ? » « Comment voulez-vous, disait cette femme juive, que je pardonne à la place de tous ceux qui ont été anéantis, de tous ceux qui ont tant souffert, quand bien même je le voudrais je ne m’en sens pas le droit. » « Comment voulez-vous que je pardonne à ceux qui ont donné à ma fille des hormones de croissance et l’ont condamnée à une mort affreuse ? » me disait cette mère, tout en me disant aussi combien elle s’en voulait à elle-même d’avoir demandé ce traitement pour sa fille, et combien elle était consciente de la complexité des questions de recherche et application médicale.
Ces trois exemples font référence à des catégories différentes de l’impardonnable. On pourrait en ajouter d’autres.
Mais je dois dire que chez aucune des trois personnes que je viens de citer, je n’ai entendu s’exprimer un désir de vengeance. Un désir de vérité oui, un désir de clarté, un désir de justice … mais en aucune façon un désir de vengeance.
« Quelle vengeance serait à la mesure de ce que nous avons souffert », me disait l’une d’entre ces personnes ? « Cela n’a aucun sens. Et au fond, même à mon pire ennemi je ne souhaiterais pas faire vivre ce que j’ai vécu, car je ne peux m’empêcher de voir en lui un être humain. »
Un jour nous parlions de cette question de la vengeance avec une de mes collègues pasteurs. Et nous nous faisions mutuellement la remarque que parfois, devant de l’impardonnable, devant des crimes insoutenables, il est possible d’éprouver un désir fantasmatique de vengeance.
Et elle, qui avait beaucoup travaillé les psaumes, me confiait que c’est dans cet esprit qu’elle lisait les terribles versets qui en appellent à la mort et à la destruction des ennemis.
Cet appel de la victime demandant à son Dieu de la venger a un côté thérapeutique, me disait-elle. Elle permet de ne pas passer à l’acte, et de retrouver confiance, car Dieu seul fait justice à l’opprimé, à l’humilié, à la victime.
Cela ne veut pas dire que la vengeance n’existe pas, et on sait qu’il y a de terribles règlements de compte dans les guerres et les conflits.
Mais le droit international a justement pour objectif d’encadrer et de réguler au mieux les conflits, afin de ne pas ajouter de l’impardonnable à l’impardonnable.

 L’autre difficulté du pardon, réside dans le fait que le pardon est relationnel. Comment le donner s’il n’est pas demandé ?

Évidemment on peut désirer, en bon chrétien, se montrer magnanime. Mais quel sens a un pardon donné sans être demandé, et qui a alors de fortes chances de ne pas être reçu ?
C’est difficile de pardonner à qui ne demande pas pardon. Pourquoi ?
Si le prétendu offenseur ne demande pas pardon ce peut être, dans le meilleur des cas, parce qu’il n’a pas conscience d’avoir offensé son prochain.
Ce peut être aussi parce qu’il inverse les choses, et se voit lui-même comme victime de celui qu’il a pourtant offensé. Combien de fois nos relations humaines ne sont-elles pas pourries par ces malentendus. Chacun se sent victime de l’autre, voudrait pardonner, mais attend que l’autre s’excuse, ce qu’il est incapable de faire.
Mais ce peut être aussi parce que l’offenseur persiste dans sa malveillance et s’enferme dans la haine de l’autre. Alors il ne veut surtout pas de pardon.

A ce propos, le philosophe Emmanuel Levinas, dans ses études talmudiques, reprend une histoire très intéressante tirée du Traité Yoma :

Un rabbi eut un jour une affaire où il fut offensé par un égorgeur de bétail. Alors que le Jour du Grand Pardon arrivait, celui-ci n’était pas encore venu trouver le rabbi pour lui demander pardon.
Il faut dire que dans la loi juive on trouve le pendant de cet enseignement de Jésus disant : avant de venir rendre ton culte à Dieu va d’abord te réconcilier avec ton frère. En effet, dit la Michna : « Les fautes de l’homme envers Dieu sont pardonnées par le Jour du Pardon ; les fautes de l’homme envers autrui ne lui sont pas pardonnées par le Jour du Pardon, à moins que, au préalable, il n’ait apaisé autrui. »
Donc, pensant à cet égorgeur de bétail qui n’était pas venu pour chercher à l’apaiser, le rabbi se désola qu’il ne soit pas en règle pour Kippour et il décida d’aller lui-même le trouver pour l’apaiser. En route il rencontra son disciple Rab Houna qui lui demanda : « Où va le maître ? Il répondit : me réconcilier avec un tel. » Alors il dit : « Vous allez assassiner quelqu’un ! »
Il y alla tout de même. Quand il arriva chez l’égorgeur celui-ci était assis et martelait une tête de bétail. Il leva les yeux et le vit. Il lui dit : « Va t-en Abba, je n’ai rien de commun avec toi. » Comme il martelait la tête avec colère, un os se détacha, s’enfonça dans sa gorge et il mourut.

Ce récit fait beaucoup réfléchir. On voit, symboliquement, que ne pas reconnaitre le tort commis, ne pas solliciter le pardon de l’offensé peut conduire à la mort. D’une certaine manière l’offenseur se condamne lui-même.
Mais plus subtilement, et tragiquement, on voit que le rabbi, homme bon et sage, ne souhaitant que le bien de son prochain, la libération de sa conscience pour le Jour du Grand Pardon, va devenir celui qui provoque cette mort.

Emmanuel Levinas nous invite à porter attention aux paroles de l’offenseur. Quand le Rabbi s’approche et qu’il le voit, il lui dit : « Va t-en, je n’ai rien de commun avec toi. ».
L’expression souligne, nous dit Levinas, l’un des aspects essentiels de la situation. L’humanité s’étale sur des niveaux différents, elle est faite de mondes multiples fermés les uns aux autres, les hommes ne forment pas encore une humanité.
Dans ce récit, l’égorgeur se tient rigoureusement à son propre niveau, il est incapable de saisir la main tendue, incapable de sortir de son propre système de pensée. Et cela le tue.
Mais le Rabbi lui-même a eu le tort de ne pas entendre l’avertissement de son disciple, et de manifester une confiance prématurée en l’humanité de l’autre. Le Rabbi s’est voulu meilleur que Dieu.
Cette histoire peut nous éclairer dans notre lecture de la parabole racontée par Jésus.
En effet, le serviteur à qui son maître remet complètement sa dette peut être comparé à l’égorgeur à qui le rabbi veut pouvoir pardonner son offense.
Son attitude féroce envers son propre débiteur montre qu’il est enfermé dans son propre monde, sa propre logique, et qu’il est, pour l’instant, incapable de saisir la main tendue, incapable de comprendre le sens de la bonté du maître. Et cela va le conduire à sa perte, il va se condamner lui-même, ainsi que nous montre le récit, puisque finalement le maître sera bien obligé d’appliquer la justice dans toute sa rigueur alors qu’il voulait exercer sa miséricorde.
Mais quelle est cette logique du débiteur impitoyable ? Pourquoi fait-il cela ? Ne sommes-nous pas tous scandalisés par sa réaction qui nous semble incompréhensible ? Bénéficier d’une immense générosité ne nous pousse-t-il pas à nous montrer généreux à notre tour ?
Or là c’est le contraire qui s’est passé. Il y a donc une véritable perversion.
Au lieu de faire naître la générosité la bonté a fait naître la dureté, au lieu d’engendrer de la reconnaissance, la grâce du maître a généré de la haine et de la colère.
De la même manière que la mansuétude du Rabbi avait provoqué la colère et le rejet chez son offenseur.

Pourquoi ? Comment cela se fait-il ?
C’est difficile à dire. Mais il arrive parfois – et même souvent, que la bonté soit méprisée, que la grandeur d’âme soit mise en doute, que là où quelqu’un se montre généreux le bénéficiaire croit déceler un piège, un calcul, de l’intérêt. Et loin de se laisser attendrir par la Grâce, il se laisse durcir par l’esprit de la méfiance.

C’est là que, peut-être, nous devons maintenant comparer le maître de la parabole au rabbi de l’histoire précédente.
Le rabbi a agi envers l’égorgeur en lui prêtant sa propre humanité, sa propre réactivité affective et spirituelle.
De même le maître a agi envers son serviteur sans doute comme il aurait aimé que l’on agisse envers lui !
Mais ni l’un ni l’autre ne s’interroge vraiment sur la personne qu’ils ont en face d’eux. Aucun d’eux n’entend l’avertissement.
Le rabbi n’écoute pas son disciple lui disant que sa bonté va tuer quelqu’un.
Et le maître n’écoute pas ce que lui demande son serviteur débiteur. Ce dernier ne lui demande pas d’effacer sa dette. Il lui demande du temps pour la payer.
Mais il est vrai que cette dette est bien trop imposante pour que cela soit possible.
Cela signifie donc que, soit le serviteur raconte n’importe-quoi parce qu’il est enfermé dans sa peur du maître, soit il est complètement inconscient du montant de sa dette.

Un homme, serviteur d’un maître pouvant se montrer très dur, peut très difficilement se réjouir instantanément de la grâce qui lui tombe dessus. Et plus cette grâce est importante, moins il est capable de l’intérioriser. Cela peut le rendre fou.
Et si le serviteur est inconscient de la réalité de sa dette, il est également incapable de réaliser le cadeau du maître, et encore plus de faire un lien de cause à effet entre sa situation à l’égard de son maître et celle de son compagnon à son égard. Si on lui disait quelque chose il répondrait sûrement : Mais cela n’a rien à voir.
Donc pour lui apprendre que cela a quelque chose à voir, le maître est obligé de revenir à son attitude première : la justice dans toute sa rigueur et sa sévérité.
Peut-être eut-il mieux valu qu’il se montrât plus circonspect et qu’il établisse un calendrier de remboursement.

Alors que pouvons-nous conclure de cet enseignement de Jésus et de cette parabole ?
Selon la réponse que Jésus fait à Pierre, nous devons être toujours dans la disposition du pardon. De la même manière que Dieu est sans cesse disposé à nous pardonner.
Mais ce pardon est relationnel, il ne peut s’exercer sans prise en compte de l’autre, de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas, de sa disposition à demander et encore plus à recevoir le pardon.
Pardonner ou ne pas pardonner ne peut dépendre de notre seule émotion, de notre seule capacité de compassion, de notre seul désir de pardonner. Le discernement et la sagesse sont nécessaires. Un pardon accordé trop vite, trop facilement, peut causer des catastrophes et faire naître de la haine au lieu de l’amour. C’est terrible. Mais Jésus nous met en garde avec le récit du débiteur impitoyable, et le Talmud avec le récit du rabbi et de l’égorgeur.

Abstenons-nous déjà de la haine et de la vengeance. Et prions Dieu qu’il nous donne son pardon à la mesure de ce que nous pouvons recevoir et de ce que nous pourrons donner à notre prochain.
Amen !

Pasteur Florence Taubmann, Limoges, 11 septembre 2011

Évangile de Matthieu, chapitre 18, versets 21 à 35

Alors Pierre s’approcha de lui, et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois.

C’est pourquoi, le royaume des cieux est semblable à un roi qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs.

Quand il se mit à compter, on lui en amena un qui devait dix mille talents. Comme il n’avait pas de quoi payer, son maître ordonna qu’il fût vendu, lui, sa femme, ses enfants, et tout ce qu’il avait, et que la dette fût acquittée. Le serviteur, se jetant à terre, se prosterna devant lui, et dit : Seigneur, aie patience envers moi, et je te paierai tout. Ému de compassion, le maître de ce serviteur le laissa aller, et lui remit la dette.

Après qu’il fut sorti, ce serviteur rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le saisit et l’étranglait, en disant : Paie ce que tu me dois. Son compagnon, se jetant à terre, le suppliait, disant : Aie patience envers moi, et je te paierai. Mais l’autre ne voulut pas, et il alla le jeter en prison, jusqu’à ce qu’il eût payé ce qu’il devait.

Ses compagnons, ayant vu ce qui était arrivé, furent profondément attristés, et ils allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé.

Alors le maître fit appeler ce serviteur, et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais remis en entier ta dette, parce que tu m’en avais supplié ; ne devais-tu pas aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi ? Et son maître, irrité, le livra aux bourreaux, jusqu’à ce qu’il eût payé tout ce qu’il devait.

C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son cœur.