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Le Judaïsme : entre pratique spécifique et portée universelle

Entre Juifs et Chrétiens cette question est souvent posée de manière polémique. Quand des Chrétiens l’adressent aux Juifs c’est pour laisser entendre que ceux-ci sont enfermés dans la pratique d’une loi dépassée et qu’ils ne s’intéressent que peu ou pas du tout aux autres. C’est oublier que ce petit peuple a irrigué et labouré la conscience religieuse et l’esprit humaniste du monde occidental à tout le moins. C’est aussi se cogner à la loi juive comme à un mur d’incompréhension.

En réalité, à travers l’Histoire, mais sans doute plus encore depuis la Shoah, le Judaïsme s’adresse cette question à lui-même et cherche à penser une articulation juste de sa spécificité et de son insertion dans l’Universel alors que c’est précisément celui-ci qui a totalement échoué et failli. Cette volonté d’articuler les deux est une constante de l’histoire juive et se retrouve dans les grands livres dont le Judaïsme se prévaut, la Torah, la Mishna et le Talmud. On peut citer ici la maxime connue du Pirkei Avot, le Traité des Pères : 

אם אין אני לי, מי לי ; וכשאני לעצמי, מה אני ; ואם לא עכשיו, אימתיי

« Im ein ani li mi li …, » Si je ne me soucie pas de moi, qui se souciera de moi ? mais quand je ne me soucierai que de moi, qui suis-je ? Et si ce n’est pas maintenant, quand ? (Avoth 1:14)

L’Histoire a fait que quelquefois le Judaïsme s’est refermé sur lui-même ou a cherché à se diluer dans l’Universel, à chaque fois ces choix se sont révélés être des impasses. Même dans ses formes les plus modernes et rationnelles, le Judaïsme garde en lui une part irréductible de rapport à la Sainteté, quelque chose de profond qui inclut Dieu mais sans pour autant s’abandonner totalement et uniquement à la foi. Cette part qui échappe à l’analyse est au cœur de sa spécificité. C’est donc quand il conjugue les deux éléments que le Judaïsme est dans sa véritable vocation.

Pour bien comprendre il faut d’abord admettre que les Juifs ne se définissent pas eux-mêmes comme une religion tribale, transmise dans une langue juive donc pour initiés uniquement. La traduction en Grec de la Torah, traduction dite « La Septante » le démontre. Si une partie du Judaïsme de l’époque s’y est opposé, il y a également des textes talmudiques qui attestent du contraire et de nombreux penseurs juifs contemporains reconnaissent que grâce à cette traduction, la parole biblique a été diffusée de manière large. Nous sommes nombreux à nous sentir redevables aux Chrétiens de la diffusion de la Bible, plus largement que ce que nous aurions pu faire.

Le Judaïsme n’est pas qu’une religion et il y a là une asymétrie entre Juifs et chrétiens.
Levinas dit qu’il est une compréhension de l’être, il est aussi une manière d’être au monde. Donc une culture et une civilisation basée sur l’étude et l’interprétation d’une collection de livres qui s’emboîtent comme des poupées russes. Le Deutéronome est comme son nom l’indique une redite de ce qui est dit dans les autres livres du Pentateuque, les Prophètes et les Écrits reprennent largement la même matière et la littérature rabbinique et le Talmud viennent encore augmenter le corpus en le commentant. Nous sommes là dans une transmission spécifique c’est certain, mais il faut voir comment très en amont de sa tradition, cette spécificité pense l’Autre, pour mesurer sa portée universelle.

Judaïsme et Christianisme sont intimement liés depuis deux millénaires maintenant, mais pensent de manière très différente la place de l’Autre. C’est d’ailleurs ce qui a pu entraîner de la part du Judaïsme une certaine méfiance à l’égard de l’Universel tel que le Christianisme l’exprime. Nous percevons cet Universel-là comme englobant, car bien qu’il s’exprime dans la langue de tous, ou plutôt dans toutes les langues, il exige néanmoins l’adhésion à son acte de foi, la vie et la résurrection de Jésus comme porte d’entrée à cette universalité. N’est-ce pas là un message spécifique ?
D’une certaine façon le Christianisme pense le Judaïsme comme intérieur à lui-même, comme un embryon est intérieur à sa mère, même si en l’occurrence le Judaïsme est antérieur sur le plan de la chronologie. Si on ajoute que cet enfant a dit de sa mère qu’elle était aveugle, on comprend que le Judaïsme a bien du mal à le reconnaître comme issu de lui. Bien entendu depuis Vatican II (Nostra Aetate) et le document "Église et Israël" de la communion ecclésiale de Leuenberg nous avons dépassé cette relation très imparfaite, mais elle grève encore la manière dont le Judaïsme, sa portée universelle et tout ce qui en constitue la richesse sont très souvent perçus. Il faut bien reconnaître aussi que ces documents accusent encore quelques difficultés de réception.

Nous avons besoin les uns des autres pour mieux nous entendre mais aussi pour nous connaître. L’examen critique de notre Histoire partagée s’impose. Elle permet de voir que l’analyse des grands principes qui s’opposent comme la foi et les œuvres est aussi interne à notre tradition. Des grands maîtres Juifs l’ont exprimé et les prophètes en parlent sans cesse.
J’ajoute que le fait que le Judaïsme se situe à l’origine du monothéisme sur le plan chronologique est constitutif de sa manière de penser l’altérité. Celle-ci fait tout simplement partie du monde et il n’y a pas à la dépasser où à l’englober. Le Judaïsme biblique se reconnaît deux objectifs majeurs qui sont d’ailleurs intimement liés : une lutte sans merci contre l’idolâtrie et la vocation de témoigner de la parole de Dieu qui précisément parle aux hommes, ses créatures.
Cette partie-là de l’énoncé est irrévocablement universelle. Tous sont invités à rejoindre ce combat et ce débat, et à participer à la construction d’une humanité dans laquelle le sacrifice humain, l’idolâtrie et l’avilissement qui en découle n’auraient pas leur place, un combat qui est loin d’être terminé et qui est un projet de progrès pour l’humanité : le « Tikoun Olam » , la réparation du monde.

Mais l’humanisme biblique va bien au-delà de cela. Si la circoncision, comme signe visible de l’Alliance dans la chair est demandée par Dieu lui-même à Abraham, elle ne concerne que ceux qui par choix s’inscrivent dans cette histoire-là. Il convient d’ajouter ici que le Judaïsme a une conception particulière de l’Alliance, une sorte de contrat entre Dieu et l’homme qui comporte des devoirs mais aussi des droits pour les deux partenaires. Ce signe visible inscrit dans la chair est une clé de compréhension pour la spécificité juive, en Hébreu, le Yhoud, un témoignage de nature particulière qui met le Juif à part et d’une façon que tout le monde peut percevoir. C’est bien cela qui a rendu le Juif aussi vulnérable à travers l’Histoire. C’est aussi de cela qu’il a refusé de se séparer, sachant que c’était le prix à payer pour sa fidélité de témoin. J’ajoute volontiers que notre liturgie vient renforcer notre inscription dans ce récit qui est notre acte de foi. La prière juive s’y réfère constamment. Une grande partie des textes est
constituée en fait de versets bibliques incorporés ainsi à la prière. La parole biblique est donc priée, étudiée et mêlée intimement à la vie quotidienne.

Les Lois dites de Noé sont données à une humanité rescapée du déluge comme un minimum universalisable sans lequel une civilisation ne peut subsister. Elles sont scellées par une Alliance contractée par Dieu avec l’humanité qui veut bien s’en réclamer, donc l’Alliance est pour tous. C’est d’ailleurs plutôt la notion de l’Alliance que celle du salut qui constitue la substance de la Torah.
Rappelons que l’interdiction de tuer est bien sûr invoquée de suite mais que lui est ajoutée la nécessité d’instituer des tribunaux de justice et l’interdiction de la cruauté. Comparaison n’est pas raison, mais il est aisé d’évoquer ici le 3e Reich, où il était permis de tuer, d’être cruel et où la justice n’avait plus cours.

La Bible ne cesse d’évoquer les plus faibles, l’étranger, la veuve et l’orphelin et l’obligation de pourvoir à leur besoin et cela par empathie mémorielle : « souviens-toi qu’étranger tu étais en terre d’Égypte ». Les termes « justice » et « charité » ont une racine commune en Hébreu : « Tsedek ». Ce n’est pas anodin : aider les plus faibles contribue à construire un monde plus juste, c’est une obligation faite à chacun. Cette justice qui est adossée à l’amour va de pair avec la charité. Bien entendu le peuple faillira, car il ne suffit pas de le dire pour le faire et les prophètes reviendront constamment sur cette question. Toutefois il importe de remarquer et de dire fermement que quand ils invectivent le peuple pour ses fautes ce n’est pas pour abolir les lois, mais pour rappeler le devoir envers les plus faibles comme faisant partie de nos obligations. Contrairement à ce que l’on dit souvent la parole inquiète des prophètes n’est pas : « pratiquer la charité plutôt que les mitsvot, » mais bien « faites les deux ». C’est là que le spécifique vient s’inscrire au cœur même de l’universel.

Le Judaïsme est aussi une religion pour laquelle le débat avec Dieu est essentiel et nous rejoignons ici l’aspect particulier de l’Alliance invoqué ci-dessus, l’homme partenaire de Dieu, et qui Lui parle quelquefois même sans soumission. On peut citer de nombreux exemples dans la Bible et dans les Midrashim qui montrent toute l’énergie que les Juifs mettent à questionner Dieu et la condition humaine. Si les Psaumes sont universellement priés c’est bien parce qu’ils placent ce débat au cœur même de leur propos, même si les traductions et les lectures apologétiques ont volontiers arasé la liberté totale qui caractérise la parole du psalmiste. En un mot comme en cent : l’identité juive est d’abord une identité humaine et rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Retrouver la force de ce débat avec Dieu me paraît salutaire pour toute religion monothéiste car la liberté responsable qui en découle est un moyen sûr de combattre le fondamentalisme. 

Pourquoi introduire du spécifique dans ce programme me direz-vous ? Pourquoi se déterminer dans une identité singulière ? En d’autres termes à quoi sert la loi, ou plutôt les lois. On a pu argumenter que la loi était d’abord pédagogique, l’homme en a besoin pour se construire, la société a besoin d’un code de comportement comme nous avons besoin d’un code de la route pour partager la chaussée entre ses utilisateurs. Les lois alimentaires seraient purement hygiéniques et correspondraient à la région d’origine, le Moyen-Orient, où il fait chaud et certaines denrées périssent plus vite. Bref un mode de vie adapté à son milieu d’origine et à son contexte historique mais tombé en désuétude depuis. Cependant, les Juifs gardent leur régime alimentaire particulier,la cacherout, malgré leur dispersion dans le monde et l’avènement de la modernité. Le respect de la cacherout pour ne citer que ces lois en exemple n’a rien à voir avec ces arguments. Il s’agit plutôt d’introduire une part de la sainteté de Dieu dans tous les faits et gestes du quotidien. Le Judaïsme préfère les actes aux dogmes. Il ne dit pas tant ce qu’il faut croire que ce qu’il faut faire et en vue de quoi ou de Qui on le fait. Les lois que nous appelons les mitsvot sont un mode de vie qui se veut en lien direct avec l’Éternel. Certaines ont indéniablement une portée universelle et sont toujours actuelles, le respect du Chabbat pour ne citer que celle-là. D’ailleurs une association juive aux États-Unis a récemment proposé le respect d’un Chabbat numérique, pour recréer un îlot de sainteté dans cet univers nouveau qui envahit tout ! Ces mitsvot nous viennent de la Thora que le Judaïsme tient pour un texte révélé, qui décline les modalités de l’Alliance. Les Juifs veulent demeurer dans cette Alliance et le démontrent depuis des millénaires. Dans leur fidélité extraordinaire, ils rappellent à l’Éternel sa promesse et lui demandent dans la liturgie de renouveler leurs jours comme au temps jadis et de les ramener à Lui. Au demeurant, je pense que c’est une parole qu’on ne peut dire qu’à soi-même. Elle dit essentiellement que l’homme ne s’est pas retiré de Dieu, même s’il se sait imparfait. Elle dit même que si elle craint que Dieu ne se retire de l’homme,cela ne change rien à la fidélité totale de celui-ci. En d’autres termes,il ne s’agit pas de se demander à côté de qui Dieu se tient, mais qui se tient à Ses côtés envers et contre tout.

C’est dans le Talmud que le corpus juridique du Judaïsme est développé, et que l’on décrit et commente abondamment les lois et leur mise en pratique. C’est aussi l’ouvrage le plus incompris de la planète, le plus banni, honni et brûlé. Alors qu’il invite à la réflexion, aux débats, cherche la conciliation concertée des opinions quand cela est possible et maintient dans son corpus toutes les opinions y compris celles qui n’ont pas été retenues. En cela il est d’une modernité extraordinaire et a donné au monde pour ne citer qu’un exemple la compensation du préjudice moral, et cela à partir de la loi dite du Talion formulée de manière lapidaire dans la Torah. Je ne m’étendrai pas sur la Aggadah, les récits à enseignement éthique qui s’y trouvent et qui ont considérablement enrichi la connaissance de l’âme humaine. En brûlant le Talmud c’est une certaine idée de la liberté que l’on a voulu détruire. Si ces préceptes paraissent trop nombreux à un regard extérieur et même tirés par les cheveux c’est parce que selon la pensée juive ils veulent se constituer comme une haie protectrice autour de la Torah afin que pas un seul iota n’en passe et que la pratique soit à la fois fervente et raisonnée, tout un programme. Ils sont aussi pour utiliser la très belle expression d’Emmanuel Levinas : le harcèlement de l’amour pour Dieu.

Mais nous sommes tous des modernes et les degrés de pratique varient énormément. Cependant, même un Juif qui ne pratique pas ou peu passe souvent beaucoup de temps à étudier ses textes. C’est reconnaître la valeur de l’enseignement de cette spécificité : détruire les idoles toujours prêtes à resurgir et dénoncer les idéologies qui comme une tentation viendraient se substituer à ce qui rend l’homme libre et le met debout, conscient de son rôle déterminant envers l’autre. Rien n’est plus sacré que de nourrir l’étranger, la veuve et l’orphelin dit encore E. Levinas. Mais pour y arriver il faut sortir de son autosuffisance et voir le prochain dans son altérité spécifique. Penser l’Universel en faisant l’économie de l’altérité relève d’une démarche totalitaire.

Pour conclure : il existe donc bien une tension qu’on peut qualifier de constante entre la portée universelle du message et la spécificité de la pratique. C’est précisément cette tension qui dynamise depuis toujours la pensée juive : un mélange unique entre pratique, ferveur, étude et fidélité. Il y a un peu de cela en chacun de nous. Mais, dans la portée universelle du message, il faut noter un facteur déterminant, c’est que cet Universel n’est jamais vécu comme accompli, mais plutôt comme un éternel devenir. Le particularisme juif est indispensable à cet Universel en devenir, le reste relève de l’eschatologie.

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