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Alain Joblin & Olivier Rota (dir.), La controverse religieuse des Évangiles à nos jours

Une recension de François Lestang, Université Catholique de Lyon, ancien directeur du Centre Chrétien pour l’Etude du Judaïsme (2006-2012)

Qui de nous deux a raison ? Qui, de nous deux, faut-il croire ? Auquel de nos deux groupes convient-il d’appartenir ? Si la controverse peut avoir d’abord un but cognitif, celui de déterminer par le débat public, oral ou littéraire, une décision recevable par la communauté des savants, ses enjeux sont souvent bien plus grands.

Alain Joblin & Olivier Rota (dir.), La controverse religieuse des Évangiles à nos jours (Étude des Faits Religieux, Arras, Artois Presses Université 2013) 174 p. ,15 €

Qui de nous deux a raison ? Qui, de nous deux, faut-il croire ? Auquel de nos deux groupes convient-il d’appartenir ? Si la controverse peut avoir d’abord un but cognitif, celui de déterminer par le débat public, oral ou littéraire, une décision recevable par la communauté des savants, ses enjeux sont souvent bien plus grands. Au-delà des opinions de l’individu pris à partie par le controversiste, c’est toute sa communauté qui est mise en accusation, dans le but plus ou moins explicite d’en détourner les auditeurs « neutres », voire les membres de la communauté dont les idées sont discutées, afin de les discréditer. Les effets peuvent être impressionnants à court terme, mais le retour incessant sur les mêmes arguments donne l’impression d’une impasse argumentative. Que faire alors de la controverse, qui a tant marqué le champ religieux ?

Les sept études rassemblées par Alain Joblin et Olivier Rota, tous deux enseignants de l’université d’Artois, proposent un riche parcours de diverses expressions de la controverse, principalement entre Juifs et Chrétiens, mais aussi entre catholiques et protestants, du début de notre ère jusqu’au XXème s. Sont tour à tour abordées les controverses entre Jésus et ses adversaires (Ph. Loiseau), celles entre les Pères de l’Eglise et les Juifs (L. Kloeble), la fameuse dispute de Barcelone de 1263 (M.-H. Robert), les tout premiers textes polémiques de Calvin (N. Szczech), les controversistes catholiques et protestants du XVIIème s. (A. Joblin), Voltaire et la querelle des rites chinois (Ch. Coutel) et enfin le changement de paradigme dans les relations judéo-chrétiennes dans la deuxième moitié du XXème s. (O. Rota). Nous empruntons la distinction entre controverse « savante » et « populaire » à Alain Joblin (p. 118), pour nous consacrer dans les lignes qui suivent aux étapes de la controverse entre Juifs et Chrétiens.

Le copieux article de Philippe Loiseau, « Lire et relire les controverses dans les évangiles », intéressera particulièrement les lecteurs de ce site par l’abondance de citations de la tradition talmudique et midrashique. Après une présentation détaillée de la controverse (ma’hloqet) au sein des écoles pharisiennes et rabbiniques, trois controverses entre Jésus et ses adversaires sont analysées en détail. Deux traitent de la fixation de normes de conduite (halakha), à savoir les ablutions rituelles avant les repas et le respect du shabbat, et l’autre de l’interprétation de l’Ecriture (haggadah) comme rendant témoignage à la Résurrection. Retenons, à propos des écoles de Hillel et de Shammaï, ce que le Talmud rapporte : « les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant, cependant la loi doit être fixée selon l’Académie de Hillel » (TB Erouvin 13b) ; c’est qu’il s’agit ici d’une controverse savante, faite « au nom des cieux, qui subsistera » (Pirkê Avôt 5,17). Pour les controverses évangéliques, on vérifie une fois de plus avec cet article l’importance de bien connaître (et interpréter) les sources talmudiques pour mieux situer Jésus dans le contexte du judaïsme de son temps, entre continuité et singularité.

Laurent Kloeble, diacre de l’Eglise orthodoxe roumaine (Trappes), reprend le dossier de l’antijudaïsme patristique pour manifester surtout les similitudes entre Pères de l’Eglise et Sages de la tradition rabbinique, tant dans leur herméneutique que dans leur rapport au monde extérieur (p. 55). La catégorie du midrash est ici employée pour rapprocher les deux corpus, sans que les exemples proposés ne paraissent complètement convaincants. Seule l’analyse d’extraits de la lettre de Barnabé (fin du 1er s.) met vraiment en scène une controverse vis-à-vis des « Juifs », revendiquant pour ses destinataires seuls l’alliance avec Dieu, ce qui ouvre le triste thème de la « théologie de la substitution », où l’Eglise aurait remplacé Israël. Mais s’agit-il vraiment de controverse ? Les textes si virulents de Jean Chrysostome contre les Juifs ne sont pas cités (ce qui n’est d’ailleurs pas plus mal !) mais sont mis au bénéfice d’un souci pastoral (p. 67). C’est donc un souci irénique qui commande cette étude.

Vers la fin du Moyen-Age, des « disputes » opposent publiquement maîtres chrétiens et juifs, surtout au XIIIème s. La plus fameuse d’entre elles se déroule en 1263 à Barcelone, opposant victorieusement le grand Na’hmanide à un Juif converti au christianisme, Paul Christiani. Marie-Hélène Robert, dont la thèse portait sur « Israël dans la mission chrétienne » (Lectio Divina 239 ; Paris, Cerf 2011), analyse avec précision les thèmes théologiques soulevés par ces controverses médiévales (le messie, la Loi, l’eschatologie), les corpus employés ou incriminés (Ecritures et Talmud), avant d’exposer la controverse de Barcelone, dans son argumentation comme dans ses conséquences historiques : la victoire temporaire de Nah’manide, reconnue par le roi Jacques Ier d’Aragon débouche quelques années après sur son expulsion et sur une censure du Talmud. Cette fine étude manifeste bien la dimension « populaire » d’une controverse apparemment « savante ».

Le dernier texte du volume, signé par Olivier Rota, permet de mesurer le virage qui se prend depuis une cinquantaine d’années en France. Le chercheur artésien privilégie trois moments : l’immédiat après-guerre, où les réflexes de controverse sont encore bien présents, voire virulents (Jean Daniélou – Edmond Fleg) ; les années 1950-1960, avec la mise en place d’une « culture du dialogue », dont l’Amitié Judéo-Chrétienne de France est exemplaire (Paul Démann – Emmanuel Lévinas) ; les années 1990, avec la définition du dialogue et de son contenu (Philippe Barbarin – Gilles Bernheim) : « un lieu où chacun découvre la part de vérité de l’autre dans l’échange et dans la rencontre » (p. 155). Proposant en annexe deux riches textes d’Edmond Fleg et d’Emmanuel Lévinas, cette étude conclut un volume bien intéressant, agréable à lire, et stimulant pour la réflexion.

François Lestang , Université Catholique de Lyon, ancien directeur du Centre Chrétien pour l’Etude du Judaïsme (2006-2012)