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Trouver les mots justes…

Le dialogue entre Juifs et Chrétiens cherche encore ses mots. Nous y mettons de la bonne volonté, de la conviction et nous y prenons plaisir : c’est un domaine où tout est à inventer. Il n’y a pas vraiment de tradition pour le penser, encore moins de théologie et les métaphores que nous utilisons avec confiance car elles nous viennent des Écritures peuvent nous piéger si nous ne nous donnons pas la peine de bien mesurer la portée de nos propos.


Nous avons maintenant l’habitude de dire que les racines du Christianisme sont juives et que Jésus, Marie et la plupart des apôtres le sont également. Cette certitude, nouvelle pour la plupart d’entre nous, ne doit pas nous empêcher de continuer à réfléchir. D’abord, parce que cette affirmation bien que largement répandue reste fragile. Elle est constamment remise en question par des gens qui la réfutent tout simplement tant elle leur est insupportable. D’autres cherchent à gommer la singularité existentielle du Judaïsme et soutiennent que Judaïsme et Christianisme se sont développés simultanément à partir d’un matériau biblique qui ne serait pas juif. Cette hypothèse fait l’impasse sur le fait que les premiers Chrétiens se réclamaient d’un texte qui était déjà largement interprété par les Juifs, comme le signale souvent le père Michel Remaud dans ses écrits.

Les Juifs voient une continuité entre cette transmission orale et écrite, ainsi qu’une grande unité dans le texte biblique, même si celui-ci présente des traditions d’écriture différentes. D’ailleurs lequel d’entre nous n’a pas éprouvé le bonheur de retrouver cette unité et ce souffle du texte après avoir pris connaissance de la critique biblique que je ne cherche par ailleurs pas du tout à dénigrer. Elle se situe tout simplement sur un plan différent.

Mais revenons à la question des racines. J’ai conscience du danger encouru par le dialogue si nous avons à nous défaire de cette métaphore qui nous est maintenant si familière, je dirais même automatique. Je crains comme tous de voir revenir alors le Marcionisme qui repose sur une opposition radicale entre les deux Testaments. Je ne cherche donc pas à la nier, mais à la creuser pour empêcher que la réflexion ne s’arrête là. Cela me paraît très prématuré de décréter que nous avons trouvé le mot qu’il faut et de conclure la réflexion avec celui-ci. Cette image peut-être bien ou mal comprise.

J’ai souvent eu l’occasion de dire que les racines, essentielles à la vie de l’arbre, sont enfouies sous terre et donc invisibles et que ce que l’on voit et ce qui plaît, ce sont les branches, les feuilles et les fruits. Je crains donc que les Chrétiens ne voient dans cette racine qui les porte que leur origine chronologique, ce qui est malgré tout déjà beaucoup. J’ajoute que cette métaphore ne fait pas état non plus de la séparation entre nous, qui est réelle et qui a besoin d’être étudiée avec l’apport de ce que nous en savons aujourd’hui.

En plus et c’est le pire, elle ne tient pas compte de l’arborescence juive, malgré le fait que le Judaïsme compare la Torah à un arbre de vie et l’homme qui s’en nourrit à un arbre planté au bord de l’eau. Un arbre peut en cacher un autre et même la forêt.
Autant de raisons pour ne pas en rester là.

Depuis Nostra Aetate, le Judaïsme est considéré par l’Église catholique comme intérieur à elle-même. C’est une place privilégiée par rapport aux autres religions, et même une place chérie. Qu’avons-nous de plus précieux que ce qui nous est intime ? C’est de là aussi que vient l’appellation conférée par le pape Jean-Paul II : « nos frères aînés et même nos frères préférés ». Cette place est celle de l’origine et aussi celle du lien indéfectible entre nos deux « testaments » pour utiliser un mot connu de tous. Les Évangiles sont adossées à la Bible Hébraïque et reprennent en leur corps même de nombreux versets en leur donnant bien sûr une interprétation différente, nouvelle. Là aussi, j’ai envie de m’interroger sur le sens de la nouveauté, un autre mot à affiner, car ce qui est nouveau est-il forcément meilleur ?
Quelquefois les textes vont même plus loin en se réclamant d’une antériorité qui peut induire leur autosuffisance comme dans « Au commencement il y avait le verbe ». Sans doute le Christianisme ne fait-il pas là autre chose que certains midrashim qui disent l’antériorité de la Torah à la Création. Peut-être faudrait-il arrêter pour l’heure du dialogue tout argumentaire qui consisterait à se réclamer de l’antériorité. Franchement nous avons autre chose et mieux à dire que : « je l’avais dit avant ». Il est bien plus intéressant d’étudier la richesse des textes et leur portée,les questions qu’ils nous posent incessamment sur la révélation et notre réception de celle-ci. L’autosuffisance est le plus grand danger commun à toutes les religions. A.Y.Heshel l’invoquait quand il disait qu’aucune religion n’est une île.

Les religions qui sont issues du Judaïsme encourent un autre danger : se penser forcément comme un progrès par rapport à leurs « racines ». Le Nouveau Testament serait un progrès par rapport à l’Ancien, ce qui pourrait d’ailleurs laisser présumer que le Coran constituerait un progrès par rapport aux deux ! Le Judaïsme n’est pas une version primitive et non-évoluée de la révélation, mais un arbre lui aussi avec des arborescences nombreuses, un corps vivant qui ne cesse de se penser et de se développer. Il est en débat constant avec Dieu et avec les hommes par sa tradition d’études et sa liturgie, et sa présence au monde ne saurait faire question.

C’est pourquoi, nous devons impérativement développer un lexique pour le dialogue qui ferait une large part au fait que notre interlocuteur d’une autre foi que la nôtre a sa manière de se déterminer et de comprendre le message des Écritures. Le terme « racine » reconnaît-il au Judaïsme une vie propre ? Tient-il compte de la continuité du Judaïsme qui est à la fois dans la révélation constante, et dans l’interprétation de la Torah et de la tradition orale (maintenant écrite) qui l’entoure ? Cette permanence du Judaïsme ne permet-elle pas aussi au Christianisme de nourrir sa foi ?

Peut-on envisager de remplacer la métaphore de la racine par celle de la source, une irrigation constante et vitale ? En tout cas, ces mots ont besoin d’être affinés ensemble, d’être constamment mesurés à l’aune de leur réception par le partenaire de cette aventure extraordinaire pour la pensée humaine qu’est le dialogue. Nous ne nous opposons plus et nous cherchons à partager nos valeurs de fraternité et d’estime. Pour cela il nous faut inventer un discours qui ferait la part belle au sens de la nuance, et qui saurait éviter toute polémique. Ce discours ne serait pas non plus insipide, arasant les différences, il ne saurait être fait de compromis mais au contraire de mots justes trouvés ensemble comme un travail d’orfèvrerie qui tisserait le lien unique qui nous lie Juifs et Chrétiens.

Liliane Apotheker