Discours de M. Raphaël Esrail, Président de l’Union des Déportés d’Auschwitz, lors de la Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux Justes de France
Square de la Place des Martyrs Juifs du Vélodrome d’Hiver, Paris
(Seul le prononcé fait foi)
Monsieur le Ministre, Monsieur le Maire de Paris, Messieurs les Ambassadeurs, Messieurs les Préfets, Mesdames et Messieurs les Élus, Messieurs les Ministres des Cultes, Mesdames et Messieurs les Présidents des Fondations, des Fédérations, des Associations, Chère Simone Veil, Chers Camarades et Amis, Mesdames, Messieurs,
Les 16 et 17 juillet 1942, en deux jours, 13 152 Juifs sont arrêtés dans la région parisienne. 4 115 enfants de 2 à 16 ans figurent parmi eux – un « supplément » offert par Pierre Laval aux Allemands qui, à cette époque, ne demandaient pas encore leur arrestation.
Juillet 1942 à Paris : la Rafle du Vel d’Hiv apporte sa sinistre contribution au processus d’assassinat massif des Juifs désormais inéluctablement engagé à travers toute l’Europe.
Symbole de la « collaboration » de la France avec un régime assassin, la Rafle du Vel d’Hiv entache de sa marque indélébile l’histoire nationale.
Saluons notre nation qui, désormais, nous réunit pour ne jamais oublier.
Des Juifs ont été déportés de France... mais leur cimetière est là-bas, à Birkenau.
En juillet 1942, 4 grandes chambres à gaz sont en construction depuis quelques semaines, en prévision de la destruction de tous les Juifs d’Europe.
D’ores et déjà, les SS nous assassinent par le gaz dans deux bâtiments, dénommés « maison blanche et maison rouge ».
Cette année 1942 instaure un lien de malheur, indéfectible, entre les déportés juifs de France et d’Europe et cette région polonaise de Haute Silésie.
Nous haïssons Birkenau. Mais une partie de nous est là-bas.
Sur cette terre de Birkenau, les nôtres ont disparu.
Nous, survivants, jusqu’à notre dernier souffle, garderons en mémoire les images de ces enfants se tenant par la main, cheminant sur la rampe.
Nuls pleurs. Mûris prématurément, ils mesurent intuitivement la gravité du lieu, ils captent l’angoisse de leur mère et celle des hommes.
Nous qui les avons précédés dans le camp savons qu’en un instant un SS va décider de la mort immédiate de tous les enfants et de la plupart de leurs parents.
Bientôt, les flammes des crématoires et les odeurs de chair brûlée annonceront que tous sont devenus cendres.
Entre leur arrivée et leur mort : les mots sont muets pour évoquer les souffrances physiques, atroces, que tous ont endurées.
Nous survivants, aurions souhaité effacer à tout jamais le nom de Birkenau du territoire de notre mémoire.
De cette terre de Birkenau, nous sommes revenus …
Lentement, au fil des années, nous avons ré-appris à marcher là-bas, à dompter notre douleur pour qu’elle se mue en parole.
De leur silence, les survivants ont exhumé leurs mots singuliers tout en parlant d’une seule et même voix, celle qui rend l’humanité entière témoin de l’innommable.
Si les camps de Birkenau et d’Auschwitz sont universellement connus c’est parce que nous avons survécu et fait connaître au monde la vérité historique par nos témoignages.
L’histoire a retenu le nom d’Auschwitz. Pourtant, c’est à Birkenau qu’a eu lieu le génocide.
C’est là que doit se situer le dispositif mémoriel.
Actuellement, l’essentiel de la muséographie qui concerne le génocide est pourtant concentrée à Auschwitz, sur un lieu du martyr polonais non juif.
Aujourd’hui, je me fais le porte-parole de mes camarades déportés de France et d’Europe pour exprimer solennellement la nécessité de créer un dispositif muséographique qui respecte l’authenticité de l’histoire de ces deux lieux : Auschwitz, était un camp de concentration ; et Birkenau, un centre de mise à mort des Juifs d’Europe et des Tziganes.
Et je me tourne vers vous, chère Simone Veil notre présidente d’honneur, vous qui fûtes témoin de l’assassinat, pour vous remercier de votre soutien si précieux à ce projet.
Seul le lieu même de Birkenau est susceptible de faire comprendre la dimension de l’assassinat industriel et des atrocités.
Si la pérennité matérielle des lieux est essentielle, pour nous, déportés, anciens d’Auschwitz et de Birkenau, il y a également un autre enjeu essentiel : celui de faire parler les pierres des « blocks » et des chambres à gaz, et de conserver la parole des témoins du génocide.
Sans la prise en compte de ce patrimoine mémoriel, l’usure du temps amorcera assurément un déclin du site de Birkenau.
Une réflexion sur la muséographie est en cours d’étude par l’Union des déportés d’Auschwitz. Elle entend conserver intacte l’apparence des lieux tout en construisant sa sacralité.
Faisons en sorte que les centaines de milliers de personnes de bonne volonté, de toutes les nationalités qui viendront à Birkenau, puissent ressentir l’émotion et, par là même, prendre conscience de l’histoire qui s’y est déroulée.
Notre demande souhaite s’insérer dans le projet de conservation des lieux actuellement à l’étude dans le cadre de la « Fondation Auschwitz » polonaise, chargée de recueillir des fonds dans le monde entier, notamment auprès des États , afin de réaliser l’entretien des camps d’Auschwitz et de Birkenau.
Au regard de notre histoire, nous espérons une contribution significative de la France.
Birkenau n’est pas seulement un symbole de la Shoah c’est aussi un lieu de mémoire à l’échelle européenne, un de ces rares lieux que l’ensemble des pays européens ont en commun. Ce lieu est une partie constitutive de la conscience de l’Europe contemporaine.
Cet important projet est soutenu par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, son président David de Rothschild et Philippe Allouche, son directeur général. Il est soutenu également par le CRIF, qui est constamment à nos côtés, en particulier son président, Richard Prasquier. Nous les remercions tous très vivement.
Aujourd’hui, pour mener à bien ce projet, nous avons besoin du soutien des pouvoirs publics français et européens, de votre soutien à tous, pour que perdure à jamais la force symbolique de ce lieu où plus d’un million d’être humains fut anéantis.
Nous souhaitons avant de passer le relais du souvenir, ici où là-bas, que l’histoire se nourrisse de la mémoire vive des événements afin que Birkenau trace à jamais la frontière infranchissable de l’horreur.
Nous déportés aurons alors honoré la promesse faites à nos mourants qui nous demandaient : « Si tu rentres, il faut crier au monde ce que des hommes ont fait à d’autres hommes ».
Je vous remercie de m’en avoir fourni l’occasion.
Raphaël Esrail, président de l’UDA, Dimanche 17 juillet 2011