Le mois dernier tu passais le cap de tes 70 ans, il est loin le temps de ton service militaire dans l’infanterie de marine, et celui où étudiant en théologie à Rome de 1963 à 67, tu lisais la Bible de Jérusalem en français ne connaissant pas encore l’hébreu. A cette époque tu ressentais déjà pendant tes lectures, comme tu le disais, « la panne de la machine à transposer » ou encore « le télescopage entre la Bible et la réalité présente ». Prêtre catholique depuis juillet 1966, membre de la Congrégation des Fils de Marie Immaculée, tu t’es tourné à partir de 1967 vers l’enseignement à l’école de théologie Saint Sauveur en Vendée, puis au Grand Séminaire de Bordeaux, ville qui marqua le début de ta rencontre avec des juifs. En 1973, avec la publication du Document Épiscopal et sa présentation à l’AJC, tu rédiges une note sur l’attitude des chrétiens à l’égard du judaïsme que publie le Père Dupuy, ce qui contribua à ta nomination comme représentant de l’Aquitaine au sein du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme. En 1979, tu arrives enfin à Jérusalem pour y étudier jusqu’en 1982, date à laquelle tu reviens comme délégué aux relations avec le judaïsme dans le diocèse de Paris. Enfin en 1986 tu rentres à Jérusalem que tu ne quitteras presque plus, comme enseignant à Ratisbonne, centre chrétien d’études juives, jusqu’à sa fermeture en 2001. Tu rebondis en fondant l’Institut d’études juives et de littérature hébraïque Albert Decourtray que tu diriges jusqu’à maintenant et où tu enseignes à des chrétiens désireux de mieux connaître les sources et la tradition juives.
Je ne citerai pas ici tes nombreuses publications ni tes différents diplômes, je ne parlerai que de ta thèse de doctorat en théologie soutenue brillamment en janvier 1993 à l’Institut Catholique de Paris où déjà tu t’intéressais à l’intersection de la théologie et des sources rabbiniques. Paul, épître aux romains : ils sont aimés à cause des pères (en parlant des juifs), d’où le titre de ta thèse : « à cause des pères » publiée dans la collection de la revue des études juives, dirigée par Gérard Nahon et Charles Touati.
J’ai assisté à plusieurs de tes conférences, j’ai surtout lu beaucoup de tes écrits, j’ai toujours eu l’agréable surprise en t’écoutant ou en te lisant de découvrir moi, le juif plutôt laïc, l’israélien politisé mais novice face aux problèmes interreligieux, combien Vatican II avait révolutionné les esprits ou du moins certains esprits. Il faut dire que tu ne manques jamais l’occasion de rappeler l’enseignement de la déclaration conciliaire Nostra Aetate et de semer ainsi dans l’esprit de tes auditeurs et lecteurs la graine qui transformera leur approche à l’égard du judaïsme et des juifs. C’est ainsi que j’ai eu le plaisir de rencontrer plusieurs de tes amis chrétiens au sein de l’association qui soutient l’Institut Albert Decourtray, l’APID, la relation avec eux est fraternelle, et la discussion apaisée même quand nous abordons des sujets relativement délicats.
Bien sûr, de mon côté je parle souvent avec mes compatriotes du dialogue judéo-chrétien, de mes expériences, de mes découvertes et partage avec eux l’émotion de mes différentes rencontres, mais malheureusement ils sont le plus souvent emportés dans les tourments d’autres débats et d’autres combats propres à la société israélienne. A ce propos, je ne peux m’empêcher de faire le parallèle entre la cérémonie de ce soir et celle où Mgr Jean-Baptiste Gourion reçut ce même prix à Jérusalem. J’ai une tendre pensée pour Jean-Baptiste en ce moment, car entre autres, c’est grâce à lui que j’ai découvert cet esprit de réconciliation et fait ta connaissance, c’est encore lui qui m’avait encouragé de par ces propos élogieux à ton égard, à approfondir cette relation et ainsi la voir se transformer en une amitié sincère.
Mais ne nous faisons pas trop d’illusions, d’ailleurs cher Michel tu ne t’en fait pas du tout, tu es tellement clairvoyant que tu affirmais déjà dans une de tes interventions, chrétiens et juifs : sens d’une solidarité, que « force est de constater que la greffe n’avait pas pris, le sentiment d’être uni au peuple juif par des liens privilégiés « fondés sur le dessein du Dieu de l’Alliance » apparaît au chrétien, dans les meilleurs cas, sauf exceptions, comme une idée lointaine et abstraite, dont on a de la peine à saisir les implications concrètes. Si l’on a conscience d’un lien particulier avec le peuple juif, ce lien est perçu comme généalogique : Israël représente l’origine, le milieu de naissance du christianisme, et guère plus. On n’éprouve pas le sentiment d’un lien de parenté comme par exemple avec les autres confessions chrétiennes. »
Mais toi, l’incarnation même de l’esprit de Vatican II, tu ne te limites pas à ce constat, tu cherches à savoir pourquoi et à comprendre les conséquences de cette situation. Tu y vois trois raisons : le poids des habitudes, l’inculture biblique de la plus grande partie des chrétiens, ainsi que l’existence dans l’Église d’un « néo marcionisme » non théorisé où l’on réduit l’Évangile à ce qui est directement compréhensible sans culture biblique et on néglige le reste. Et troisième raison, pour la plupart des catholiques, la question théologique de la relation au peuple juif est complètement recouverte par la question politique, généralement présentée comme une question humanitaire. Si on est bons chrétiens, on est du parti des pauvres et de ceux qui souffrent, et ceux qui souffrent sont les palestiniens. Et là encore tu ne te contentes pas de cerner les problèmes, tu cherches sans relâche des solutions que je résumerai en te citant et pour ceux qui veulent approfondir le sujet je les engage à consulter les dernières publications du Père Remaud comme : Échos dD’Israël, réflexions d’un chrétien de Jérusalem : « Il est indispensable et urgent de fonder la relation des chrétiens au judaïsme sur ses bonnes bases, qui ne sont pas politiques ni même humanitaires, mais bibliques et théologiques. L’affirmation de l’Écriture dans son ensemble, Ancien et Nouveau Testaments, est que le salut de l’humanité passe par la réconciliation entre Israël et les nations. La réconciliation est une tâche qui demande des ouvriers. Le rôle des chrétiens n’est pas de rendre des arbitrages pour dire qui a tort et qui a raison, mais de travailler à la réconciliation dans la patience et l’humilité. »
Je ne pourrais pas terminer sans évoquer la douloureuse et délicate question du conflit israélo-palestinien car dés qu’on parle du judaïsme, la politique est toujours présente, elle pollue les débats ; et là cher Michel je m’adresse à toi en tant que témoin impartial, toi qui ne vis pas simplement en Israël mais y habites, partages son quotidien, sa langue, ses inquiétudes, sa douleur et ses joies.
Israël et le peuple juif traversent en ce moment de leur histoire une zone de turbulences inquiétante. Le professeur Robert Wistrich, directeur du centre international pour la recherche sur l’antisémitisme à l’Université Hébraïque de Jérusalem et auteur d’un livre récemment publié à ce sujet, « Obsession compulsive : l’Antisémitisme » constate : « Ce qui a laissé l’impression la plus choquante durant cette décennie est la fusion entre l’antisémitisme classique et un nombre de courants secondaires tels que l’anti-américanisme, l’Islam fondamentaliste et la délégitimation internationale de l’état d’Israël. Aujourd’hui même dans les sociétés les plus développées et les plus démocratiques, les juifs ne se sentent pas dans une situation confortable. » Pour illustrer ces propos et vous ramener sur le terrain en Israël, je vous rapporte la description des dominicains de l’École Biblique de Jérusalem que fait Jean-Yves Leloup que l’on ne pourrait pas qualifier de pro-israélien, dans son « Dictionnaire amoureux de Jérusalem » et je cite : « Il fait bon vivre auprès de ces admirables vieux garçons. Parmi eux d’éminents archéologues, biblistes, historiens, etc. Entre deux bouffées de cigare et en sirotant quelque délicieux cognac, on peut s’entretenir des sujets les plus futiles et les plus pointus avant de s’enflammer enfin pour la cause palestinienne, car nous sommes bien ici à Jérusalem-est et le discours de ces doctes qui parlent presque tous hébreu n’est pas favorable à l’état d’Israël. Les arguments qu’ils avancent, ainsi que les faits trop évidents, ne manquent pas de pertinence, mais c’est le problème parfois avec les dominicains, l’intelligence pas plus que la charité ne font de ces moines de bons politiques. ». Personnellement pour avoir côtoyé ce milieu à une certaine époque, je peux vous dire que la description de M. Leloup est relativement « soft », connaissant la teneur à la limite du supportable de certains de leurs propos. Bien sûr dans cette Jérusalem, ils sont un élément d’un petit monde très divers et contrasté, dans lequel il y a aussi, heureusement, des gens qui pensent différemment, même s’ils sont minoritaires dans l’Église locale. Je rapporte ces faits pour que vous puissiez vous rendre un peu compte du milieu dans lequel évolue le Père Michel Remaud et apprécier son degré d’honnêteté et de courage, quand il aborde ce sujet. Attention il ne faut pas se méprendre, le Père Remaud n’est ni pro-palestinien et anti-israélien ni pro-israélien et anti-palestinien, il est tout simplement le témoin honnête qu’aucune question n’effraie.
Pour exemple et pour rester dans le sujet, dans un de ses articles il partage avec nous sa réflexion quand, à la sortie d’une messe en France il entend la phrase, symptôme d’un état d’esprit assez répandu : « un chrétien ne peut-être que pro-palestinien ». Et je cite : « De soi, la formule n’a rien de choquant. Puisque le chrétien fait profession d’une charité universelle et illimitée, il est forcément pro-palestinien, comme il est tout aussi nécessairement pro-israélien, pro-chinois, pro-tchétchène et pro tout ce qu’on voudra. Malheureusement, le ton et le contexte n’autorisaient pas une telle interprétation universaliste… Je me suis demandé pourquoi, dans le cas qui nous occupe, le choix moral semblait s’imposer au chrétien avec une telle clarté. Pour donner tout de suite une réponse avant de l’expliquer, je pense que la cause palestinienne apparaît à beaucoup comme la cause pure. Mais la question rebondit. S’il y a un choix moral fondamental qui s’impose à tout chrétien et à tout homme de bonne volonté, c’est le choix entre le bien et le mal. Dans le cas présent, comment la cause palestinienne en est-elle venue à s’identifier à ce bien auquel on doit adhérer sans hésitation ni discussion ? La première réponse, qui ne fait que déplacer la question, est évidemment de chercher la manière dont les moyens de communication rendent compte du conflit. Le caractère unilatéral de l’information dans beaucoup d’organes de presse, pour ne pas dire la plupart, est un thème qui pourra occuper pendant longtemps les historiens et les sociologues en quête de sujets de recherche. Mais la question est de savoir pourquoi tant de chrétiens, abandonnant tout sens critique, oublient si vite la parabole du bon grain et de l’ivraie, pour adhérer sans aucun recul à une présentation des choses particulièrement simpliste. Autrement dit : quelles complicités ce simplisme trouve-t-il dans la conscience de celui qui veut être un « bon chrétien » ? La réponse me paraît claire : cette vision simplificatrice libère du devoir onéreux d’avoir à faire un choix responsable, et permet de se donner d’emblée bonne conscience en sautant l’étape, pourtant nécessaire, de l’enquête et de la réflexion. »
J’espère n’avoir pas trahi ta pensée, toi, l’artisan infatigable de la réconciliation et de la paix, toi le lucide qui ne se laisse pas prendre au piège des fausses symétries comme tu le fais remarquer si bien en disant : « La comparaison entre l’extermination des juifs par le régime nazi et la souffrance palestinienne est d’une telle indécence qu’on hésite à la dénoncer, puisque les arguments eux-mêmes sont forcément indécents…Mais pourquoi argumenter ? Ceux qui ne comprennent pas tous seuls ne comprendront pas d’avantage si on leur explique, puisque la fermeture aux arguments n’est pas d’ordre intellectuel, mais idéologique ». Je constate, tristement, que toi aussi, tu arrives à la même conclusion qu’Hélène Berr, jeune parisienne, qui mourut à Bergen Belsen quelques jours avant la libération du camp et qui écrivit dans son journal à Paris à la page 178 : « Mardi matin, 19 octobre 1943. Je me suis réveillée angoissée par ce problème de l’incompréhension des autres. J’en suis arrivée à me demander si ce que je voulais n’était pas impossible. Hier, à la Sorbonne, j’ai parlé avec une de mes camarades très gentille, Mme Gibelin. Il y avait tout de même entre nous le fossé de l’ignorance. Pourtant, je crois que si elle savait, elle serait aussi angoissée que moi…Il y a très peu d’âmes assez généreuses et nobles pour envisager la question en soi, pour ne pas faire de celui qui raconte un cas individuel, mais pour voir à travers lui toute la souffrance des autres. Je finis par me demander si tout simplement je ne devrai pas me résoudre à partager le monde en deux parties : celle des gens qui ne peuvent pas comprendre (même s’ils savent, même si je leur raconte) et ceux qui peuvent comprendre. Me résoudre à porter désormais mon affection et mes préférences sur cette dernière partie. En somme, renoncer à une partie de l’humanité, renoncer à croire que tout homme est perfectible. » Cher Michel, tu appartiens à cette noble partie de l’humanité qui comprend et cherche à comprendre, être ton ami est un honneur.