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Méditation sur l’idée de rejet : Hommage au Père Michel Remaud

Par Fadiey Lovsky

Voici le texte de la méditation lue par Florence Taubmann et écrit spécialement par Fadiey Lovsky pour la remise du prix AJCF 2010 à Michel Remaud.

Fadiey Lovsky (96 ans) est le seul fondateur encore vivant de l’AJCF (1948).
Nous avons publié 79 lettres adressées (1947-1963) par lui à Jules Isaac dans la revue Sens (juil-août-sept 1999).

Fadiey Lovsky est un protestant réformé né à Paris en 1914, ancien professeur d’histoire, spécialiste des relations judéo-chrétiennes et auteur de plusieurs livres sur le sujet, dont "Antisémitisme et mystère d’Israël", Albin Michel, 1955 ; "La déchirure de l’absence, essai sur les rapports de l’Eglise du Christ et du Peuple d’Israël", Calmann-Levy, 1971.


On ne sait jamais, vraiment, pourquoi un livre nous parle particulièrement et répond à une attente informulée. Le premier ouvrage, à ma connaissance, de Michel Remaud s’est imposé à mon esprit quand j’ai lu ce qu’il écrivait au sujet des serviteurs de Dieu souffrants dans leur service, qu’il s’agisse de Jésus crucifié, ou du peuple juif, livré auparavant, et jusqu’à aujourd’hui, à la haine des hommes. [1] L’Histoire que j’ai professionnellement servie, la politique que j’ai personnellement subie, me persuadent que la vision de Michel Remaud est véridique.

Rapprocher le Christ, Serviteur souffrant, du peuple d’Israël, dans ses souffrances historiques et contemporaines, sans les opposer systématiquement, sans accabler les Juifs, sans sous-entendre que la Shoah ne fut qu’un châtiment, c’était à mes yeux une réflexion aussi neuve qu’indispensable.

Quelle lumière noire sur le cœur humain, même croyant, que cette facilité, cette tendance à imaginer un Dieu rejeteur ! Certes, tout Lui est possible, et Il a le droit de rejeter qui Lui déplaît (et nous aussi…). Mais Il n’est pas à l’affût pour rejeter. Celui qui a inventé d’appeler à son service des serviteurs, n’en faisons pas un juge d’instruction spirituel et théologique, soucieux de lancer des mandats d’arrêt religieux. Il aime mieux souffrir que rejeter. Ne le savons-nous pas depuis le premier Noël ?

Michel Remaud nous rappelle que nous avons souvent le comportement du nouveau riche, que ce soit dans l’existence quotidienne ou dans la vie spirituelle. Son Chrétien devant Israël, serviteur de Dieu, nous rappelle que la vocation de serviteur n’est pas facile à vivre. Il y a, dans ce livre, un appel à l’humilité qu’on ne saurait remercier assez.

Je vais ouvrir une parenthèse en forme d’aveu. Mon expérience m’a fait comprendre, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la tragique importance d’un principe ecclésial courant dans la vie ecclésiale protestante. Je parle de la notion de rejet, par Dieu, de telle ou telle branche du Protestantisme.

Ailleurs aussi. Mais je balaie d’abord devant ma porte.

Il y a eu, il y a encore une phénoménale tendance de l’ecclésiologie protestante à se démarquer de tels de ses cousins spirituels, et parfois même de ses propres frères en décidant que Dieu les aurait « rejetés », ou allait les « rejeter ». Etonnez-vous alors qu’au sujet des Juifs, on pense de même, voire pire.

Cette notion a, dans la pensée chrétienne, enveloppé le serviteur juif. Justin Martyr en est déjà le témoin.

Oh ! je n’ai pas compris cela d’emblée. C’était vers 1950. Un jour que j’ouvrais ma Bible, à la hauteur du chapitre 9 de l’Epître aux Romains, j’ai vu ce que je n’avais pas remarqué jusqu’alors : il y avait un sous-titre : « Le rejet des Juifs ». Je répète que je ne l’avais jamais remarqué, bien que la lecture de l’Epître aux Romains me soit assez habituelle.

Je me suis assuré que le volume datait de 1935. Nous avons écrit notre étonnement à la Société biblique anglaise éditrice de la Bible. Elle nous a répondu qu’elle supprimait dorénavant ce sous-titre dans toutes ses éditions.

Et puisque je me laisse aller à raconter les surprises de mes lectures, en voici une autre. Feuilletant naguère la Légende des Siècles, où Victor Hugo se livre à son tempérament, j’ai découvert que ce mot de rejet avait une puissance inattendue chez lui aussi. Dans la Fin de Satan, quand s’affrontent le Chaos et le Déluge, Hugo écrit que l’homme est rejeté car « le ver s’est glissé dans le fruit » [2]. Rejet définitif, sans pardon possible, lui aussi… Un peu plus loin, Hugo écrit : « Dieu, s’Il est rejeté, se venge… » [3].

Hélas… Trop de théologiens chrétiens l’ont dit avant lui. C’est une idée qui court les rues, ayant des lettres de noblesse ecclésiologiques…

C’est en cela que le livre de Michel Remaud est à la fois un manuel de nos relations avec les Juifs et un correctif de nos ecclésiologies. L’insistance sur la situation des serviteurs de Dieu mène à l’abandon du prestige que le concept de rejet a acquis depuis si longtemps.

Et puisque j’ai mis en cause Victor Hugo, je dois dire qu’il y a dans la Légende des Siècles [4] un beau poème sur la guerre civile. Une foule survoltée va mettre à mort un policier du camp adverse, que son fils de six ans sauve sans le savoir en attendrissant la colère des insurgés. On dira sans doute que c’est idyllique, mais le cœur humain est capable de tels revirements. Il est permis de penser, avec beaucoup d’autres, que l’horreur de la mort des enfants juifs programmée par les nazis a provoqué chez beaucoup de Chrétiens le revirement décisif au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Oui, l’exégèse de Michel Remaud est capable de toucher le cœur du Chrétien assailli par les remous de l’antisémitisme.

Il s’agit davantage que d’un simple rapprochement rendu évident par la cruauté du XXème siècle. N’est-il pas scandaleux qu’on n’en tienne pas compte, ou que nous soyons obligés de forger des théories pour nous libérer de cette situation ? Saint Paul a inventé, ou reçu plutôt de l’Esprit Saint une image paradoxale et décisive : celle de la Greffe. La pensée de Michel Remaud s’en est emparée pour en recevoir la signification dans l’aujourd’hui de la foi. De notre foi. On sent que Remaud en éprouve un étonnement : comment, devant un tel sort infligé par le monde à ces serviteurs-là, ne pas prier pour leur délivrance ? Comment ne pas supplier Dieu pour qu’Il les protège ? Comment ne pas leur reconnaître ce rôle de serviteurs-témoins, si lourd à porter ?

Fadiey LOVSKY

[1F. Lovsky fait ici allusion au premier livre du P. M. Remaud qu’il préfaça : Chrétiens devant Israël serviteur de Dieu, éd. du Cerf, 1983 [Réédition CCEJ, Ratisbonne (Jérusalem), 1996

[2La Légende des Siècles, édition de La Pléiade, p. 777.

[3Ibidem, p. 820.

[4Ibidem, pp. 699-701.