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Emmanuel Levinas : La compréhension de la spiritualité dans les cultures française et allemande

Ce texte de jeunesse (juillet 1933) est le seul que nous connaissions directement écrit en lituanien par Emmanuel Levinas. Sa découverte est passionnante puisque c’est tout à fait fortuitement qu’un exemplaire de cette revue (Vairas), disparue lors de la Seconde Guerre mondiale, fut retrouvé en 1994 par un chercheur canadien d’origine lituanienne, Andrius Valevicius, sur une étagère de la salle des périodiques de l’université de Vilnius.

À lire : une recension de Bruno Charmet

La compréhension de la spiritualité dans les cultures française et allemande
par Emmanuel Levinas

Préface de Danielle Cohen-Levinas
Rivages poche/Petite Bibliothèque, n° 810, 89 p., 8,20 €
Paru le 2 avril 2014

Ce texte de jeunesse (juillet 1933) est le seul que nous connaissions directement écrit en lituanien par Emmanuel Levinas. Sa découverte est passionnante puisque c’est tout à fait fortuitement qu’un exemplaire de cette revue (Vairas), disparue lors de la Seconde Guerre mondiale, fut retrouvé en 1994 par un chercheur canadien d’origine lituanienne, Andrius Valevicius, sur une étagère de la salle des périodiques de l’université de Vilnius.

L’article fut d’abord traduit du lituanien en anglais par l’auteur de la découverte, en 1998, puis traduit de l’anglais en français par Marie-Cécile Dassonneville, dans la revue Sens (novembre 2000, pp. 470-480), avec un précieux commentaire de Catherine Chalier (pp. 467-469). Une autre traduction par Liudmila Edel-Matuolis, directement du lituanien en français, est parue dans la revue Cités (PUF, n°25, 2006, pp. 126-137).

Danielle Cohen-Levinas, qui signe une riche introduction à ce texte, a repris la traduction de la revue Sens, très proche de la version anglaise qui suit de près l’original en lituanien. C’est pour l’AJCF une reconnaissance qui l’honore.

Quelle est la problématique d’un tel texte ?
Tout d’abord, Danielle Cohen-Levinas nous invite à ne pas nous méprendre sur le titre même de l’article, spécialement sur le terme de “spiritualité” qui y figure. En effet, partant du lituanien (dvasiskumas), son équivalent allemand serait le mot Geistigkeit qui pourrait être rendu en français par ’intellectualité’. À partir de là, il faut donc entendre que le jeune Levinas va procéder à une analyse comparative de l’esprit des cultures française et allemande.

Nous choisirons ici de mettre principalement en valeur ses intuitions prophétiques (il n’avait que 27 ans à l’époque) sur la nature véritable du nazisme en Allemagne, laissant au lecteur le soin d’apprécier plus spécifiquement son analyse des différences entre les deux cultures.

Un passage à citer est fort révélateur de sa manière d’appréhender l’essence de l’esprit allemand, avec son exaltation du corps et de ses forces obscures, de leur vitalité, au détriment de la raison, l’esprit, dans la présente optique, s’enracinant dans les profondeurs du corps : “Ce n’est pas par hasard que les partis politiques extrémistes, actuellement si forts en Allemagne, sont enchantés de cette notion d’esprit. Ils ne font pas confiance à la raison parce que celle-ci résiste à leur vitalité ; ils n’écoutent pas la raison qui dit ’oui’, alors que leur existence crie ’non’. Les Allemands estiment que la souffrance est plus vraie que la raison – car cette dernière cherche à calmer la souffrance – et que la vérité ne consiste pas à observer impartialement les idées éternelles mais qu’elle est le terrible cri d’une existence qui lutte pour sa survie. Il est facile d’oublier et de perdre l’équilibre lorsqu’on croit entendre une voix mystique au plus profond de son âme” (pp. 75-76).

En contraste, même si Levinas ne pense pas que le dualisme cartésien corps et esprit soit intellectuellement satisfaisant, il soutient que l’esprit vu de France permet de défendre les idées de liberté et de justice avec plus de force et de pertinence que l’esprit vu d’Allemagne. Le plus bel exemple qu’il en donne est celui de l’Affaire Dreyfus dont il dira ailleurs que, dans les contrées juives les plus reculées de Lituanie, on était admiratif de la France qui avait vu se lever un peuple pour un innocent. Ici, il souligne le concept d’universalité, “l’influence de la raison cartésienne sur la vie politique française” (p. 66), insistant sur “l’idée de justice, une idée abstraite, austère et froide, mais une idée raisonnable et par conséquent fascinante pour l’âme française” (p. 66). Il note “l’intérêt typiquement français pour une morale universelle susceptible de faire appel directement à la raison et d’être acceptée comme vraie” (p. 66).

Saluons ici cet écrit qui devance de plus d’un an ses “Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme” (revue Esprit, novembre 1934 ; repris par Rivages poche, n°226, 1997) ainsi que son analyse sur “L’essence spirituelle de l’antisémitisme d’après Jacques Maritain” (revue Paix et Droit, n°5, 1938) et qui confirme la prescience du jeune Levinas sur la vraie nature du nazisme ainsi que sur les événements terribles qu’il allait engendrer.

Bruno Charmet