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Retour de Philadelphie

Par Liliane Apotheker

La conférence annuelle de l’ICCJ a eu lieu à Philadelphie du 10 au 13 juillet 2016 avec pour thème : «  La dynamique du pluralisme religieux dans un monde qui change  ».

Nous avons examiné le contexte local de Philadelphie, la ville qui a vu naître les États-Unis d’Amérique, le contexte national avec ses spécificités et comme à notre habitude nous avons élargi notre réflexion à l’aspect international.

Quelque 150 participants venus du monde entier, ainsi que le Forum abrahamique et le groupe des jeunes de l’ICCJ se sont sentis enrichis cette année par la présence d’une vingtaine de jeunes Musulmans pour la plupart originaires de pays arabes. Ces jeunes participaient à un programme de la Temple University en Pennsylvanie et étaient accompagnés par leur directeur, Ghassan Manasra, qui avait honoré de sa présence notre conférence à Aix-en-Provence, en juillet 2013. Pour la plupart d’entre eux, il s’agissait d’un premier contact avec un monde plurireligieux, pour la plupart d’entre nous une première rencontre avec des jeunes Égyptiens, Jordaniens, Syriens ou ressortissants des pays du Golfe. Leur présence m’a appris que cette rencontre était possible, qu’il n’existait pas de mauvaises questions, seulement de mauvaises réponses et que sans la rencontre véritable on ne pouvait pas grand chose contre les préjugés. Elle m’a appris aussi qu’aux États-Unis ce type de programme existait, était subventionné, et qu’un peuple qui se veut libre doit se donner les moyens de cette liberté en élargissant autant que possible son horizon.

Des événements d’une violence terrible se sont produits en amont et en aval de notre conférence : des Afro-Américains tués pratiquement quotidiennement aux États-Unis par des policiers dans les semaines qui ont précédé notre arrivée, des policiers blancs abattus dans un esprit de vengeance, et l’horrible attaque du 14 juillet à Nice à l’issue de notre A.G. au cours de laquelle nous avions posé un petit drapeau français sur une des tables. La violence verbale de la campagne électorale américaine en plein essor nous a rappelé, si besoin était, que les mots peuvent nous agresser et installer un climat haineux qui laissera des traces profondes. Toutes ces violences ont eu un impact sur nos échanges, nous ne pouvions pas rester dans une tour d’ivoire, coupés de cette réalité perceptible à tout moment.

Elles m’ont profondément affectée. Le communiqué d’Adath Shalom, ma synagogue parisienne, m’a rappelé ce principe fondamental : « Là où il n’y a plus d’Homme, efforce-toi d’en être un » disait Hillel. C’est précisément ce que nous faisons à l’AJCF, et dans toutes les organisations membres et affiliées à l’ICCJ, nous essayons de préserver une part d’humanité dans un monde qui trop souvent semble se laisser déchirer par la haine de l’autre.

 La majorité chrétienne aux E.U : Tolérance, Intolérance et Rivalité

La première journée de nos travaux a démontré que le Christianisme aux États-Unis n’est pas une communauté monolithique et encore moins un long fleuve tranquille. Le Christianisme américain est constitué de près de 12 000 groupes différents et cette réalité est en évolution et en développement constant.

Philadelphie, cette ville où tout a commencé, fut fondée comme un lieu de tolérance à la diversité religieuse à l’encontre de l’État du Massachussetts où le Puritanisme prévalait. Les pionniers sont arrivés de Suède en 1638 ; ils étaient Luthériens. Sur place, il y avait bien sûr des Indiens natifs d’Amérique et des esclaves amenés d’Afrique, chrétiens, musulmans ou adeptes du Vaudou. William Penn, fondateur de l’État, était un quaker anglais porteur d’idées nouvelles de tolérance religieuse et de pacifisme. Il possédait néanmoins des esclaves, ce qui démontre si besoin en était nos limites humaines quand il s’agit d’étendre nos idéaux à tous les domaines de la vie. Ces limites existent encore aux États-Unis où le racisme est loin d’être évacué ; elles existent malheureusement aussi dans nos esprits. Au mieux nous en sommes conscients et nous nous appliquons à les combattre.

Des vagues successives d’immigration ont amené des Catholiques et des Juifs et elles ont aggravé les tensions interreligieuses. Force est de constater la prépondérance du fait religieux aux États-Unis. Pour les migrants, la religion procurait un cadre social et des repères, elle venait combler un vide laissé par un État central qui ne fait que très peu pour ses habitants. Le Christianisme y a été utilisé pour justifier à la fois l’esclavage et l’abolition de celui-ci en s’appuyant à chaque fois sur la Bible. De même des idéologies racistes subsistent dans les débats religieux aujourd’hui, nul ne peut prétendre l’ignorer. Nos travaux du premier jour nous ont ramenés à nos histoires personnelles et aux questions qui inévitablement en découlent : n’avons-nous pas tous commis un péché originel dans nos pays ? Que faisons-nous de ce sentiment de culpabilité ?

 De nouveaux textes pour le dialogue

L’année 2016 nous a apporté de nouveaux documents de travail pour le dialogue judéo-chrétien ; une séance fut consacrée à leur examen. Cette réflexion a établi que l’essentiel était dans leur dénominateur commun : une reconnaissance constante du progrès accompli et une volonté ferme de poursuivre.

En relisant les documents juifs, j’ai compris qu’il est vraiment très difficile de trouver les mots justes pour dire ce qui est à la fois d’ordre historique et théologique. Les auteurs juifs l’auront compris eux-mêmes et adapté leur compréhension du document catholique récent. Un document de ce type est toujours la rédaction laborieuse d’un compromis. La discussion qui s’ensuivit a posé les jalons pour les grandes questions qui nous attendent : une seule Alliance, la même Alliance ou deux Alliances ? Nul doute que ces questions feront couler encore beaucoup d’encre, mais désormais, et c’est ce qui importe le plus, il ne s’agit plus d’un discours à propos de l’autre mais d’un échange fraternel dont le but est d’approfondir encore le dialogue théologique.

 Le Judaïsme américain : une réussite exceptionnelle

Le professeur Jonathan Sarna est le plus éminent spécialiste du Judaïsme américain et sa conférence a permis de mieux comprendre l’extraordinaire intégration de celui-ci. En 1654, un bateau avec à bord des réfugiés juifs de Recife arrive à New Amsterdam ; c’est le début de l’histoire d’une communauté minoritaire mais visible dont l’intégration servira de modèle aux autres minorités religieuses.

Les Juifs américains ont obtenu leurs droits en tant qu’individus, pas en tant que communauté. Il n’y a pas eu de loi dite « des Juifs ». La liberté religieuse est considérée comme un droit naturel, et si les préjugés, l’antisémitisme et la persécution n’ont pas disparu d’emblée, la place de la communauté juive aux États-Unis prouve bien que l’Amérique ne se comprend pas comme un pays exclusivement chrétien. Les Juifs ont dû se battre pour leurs droits au niveau des États : le Maryland et le New Hampshire ne les leur ont accordés qu’au XIXème siècle. Ils ont dû se battre aussi sur le plan sociétal : de nombreuses écoles et universités limitaient leur admission en établissant des quotas. Ces quotas furent interdits dans la deuxième moitié du XXème siècle. Néanmoins, la communauté juive s’y est sentie plus en sécurité qu’ailleurs, elle n’est pas marginalisée ou à la périphérie de la société américaine, et son influence est globalement reconnue comme positive. Elle a affirmé à l’occasion de tous les grands combats de la société américaine que la vigilance s’impose quand il s’agit des droits des minorités et que c’est un devoir patriotique de s’engager pour les préserver.

Pour moi une question lancinante perdure : à quoi tient cette réussite, inégalée en Europe ? Devant les mêmes préjugés, la difficile condition des migrants qui fut si souvent la nôtre, je me demande d’où a surgi l’extraordinaire résilience du Judaïsme américain qui leur a permis de combattre les inévitables préjugés avec une telle force ? J’ai pu parler à quelques représentants de la communauté juive de Philadelphie, à de nombreux universitaires et j’ai visité le très beau musée de la présence juive à Philadelphie. Mes interrogations perdurent. Le Dr. Volker Haarmann, chargé des Relations judéo-chrétiennes pour l’Église protestante de Rhénanie, a ébauché une idée qui confirme cette interrogation : les préjugés à l’égard des Juifs étaient plus religieux que raciaux, ces derniers étant réservés à une autre population essentialisée parce qu’Africaine. L’existence d’un bouc émissaire autre que la communauté juive a-t-elle facilité l’intégration de celle-ci ? Je préfère laisser cette douloureuse interrogation sans réponse.

 L’expérience musulmane

Le Dr. Mehnaz Afridi dirige le Centre d’études de l’Holocauste, du Génocide et de l’Éducation interreligieuse (Holocaust, Genocide and Interfaith Education Center) au Manhattan College à New York, un poste en apparence invraisemblable pour une jeune universitaire musulmane. Elle m’a raconté avoir subi de graves préjugés de tout bord et avoir eu beaucoup de mal à affirmer sa légitimité auprès de la communauté juive, surtout auprès des survivants de la Shoah. Qui peut imaginer qu’une femme musulmane enseigne la Shoah dans un Institut universitaire catholique ? Elle est l’auteur d’un ouvrage : « Shoah through Muslim Eyes » (“La Shoah vue par des Musulmans”, Academic Studies Press) dans lequel elle décrit son cheminement avec le Judaïsme en tant que musulmane. Elle y parle de son combat contre l’antisémitisme qui sévit dans les communautés musulmanes et suggère une compréhension mutuelle construite sur une acceptation du caractère spécifique de la Shoah. Son parcours atypique l’a obligée à surmonter des difficultés énormes dans un pays marqué de manière indélébile par les attentats du 11 septembre.

L’histoire de la communauté musulmane aux États-Unis a débuté avec l’arrivée d’esclaves noirs musulmans dont un grand nombre s’est converti à la religion chrétienne de leurs maîtres, souvent faute de choix. L’émergence de mouvements contestataires comme « Nation of Islam » est à comprendre au vue de la difficulté d’unifier des identités multiples et cette situation devient de plus en plus complexe. La liberté religieuse est un idéal, elle sous-entend néanmoins pour les Musulmans américains de ne pas être visibles, une tension qui ne nous est pas inconnue en France. Comment la communauté musulmane réussira-t-elle son intégration ? En s’appliquant à suivre le modèle des Juifs ? Pourra-t-elle s’intégrer, demeurer visible sans abandonner son appartenance ? Il s’agit là pour Mehnaz Afridi d’une expérience en devenir et d’un combat souvent exacerbé quand on est une femme ; mais, dit-elle, avoir à se battre ne signifie pas qu’on perd la bataille.

Je lui ai trouvé une capacité infinie d’empathie avec la souffrance de l’autre, plaçant toujours celle-ci avant la sienne et de fait l’aidant à surmonter ses propres difficultés. En cela elle constitue un modèle pour les militants du dialogue inter-religieux. Elle a pointé de nombreux points communs entre Juifs et Musulmans et a souhaité que la fraternité soit retrouvée en n’éludant pas la difficile question du Moyen-Orient. Encore une bataille qui nécessite une confiance solide, à la hauteur de l’enjeu.
La personnalité extraordinaire de Mehnaz Afridi nous oblige à croire que ce projet est possible.

 Luther et les Juifs

Il y a eu encore bien des sujets traités avec brio pendant nos trois jours de travaux, notamment la conférence de clôture de E.P. Sanders (Professeur émérite à Duke University) auteur d’un ouvrage qui a révolutionné les études pauliniennes en les situant dans une description plus précise des croyances et pratiques du Judaïsme à l’époque tardive du Second Temple (Paul and Palestinian Judaism). Je ne peux pas en rendre compte ici, si ce n’est que l’on sent bien le potentiel énorme pour nos relations futures contenu dans l’étude de ce qui a finalement opéré la séparation entre Judaïsme et Christianisme.

Un atelier sur l’antisémitisme de Luther, avec la participation de deux éminents Luthériens, Ursula Rudnick (Professeur à l’Université de Leipzig) et Peter Pettit (Professeur associé d’Études Religieuses à Muhlenberg College), a posé les jalons pour la conférence de 2017 à Bonn. Ursula Rudnick a courageusement abordé le sujet en affirmant que l’attitude de Luther envers les Juifs était au coeur même de sa théologie. Peut-on tracer une ligne droite qui relierait Luther au Nazisme ? Longtemps passé sous silence, ce sujet est maintenant abordé avec une grande honnêteté et sans retenue. Que signifie pour un Luthérien d’aujourd’hui, et pour son Église de porter le nom d’un fondateur profondément raciste et antisémite ? La conférence de l’ICCJ à Bonn en 2017 permettra d’aborder cette question en profondeur, mais aussi à nous tous de creuser notre rapport à la tradition. En quoi celle-ci nous engage-t-elle et comment assurons-nous son renouvellement dans la continuité ?

 Pour conclure

Comme à chaque fois, l’apport d’une perspective plus large, la mise en commun d’expériences nationales, l’exploration de thèses universitaires nouvelles aura nourri ma réflexion et ma compréhension du dialogue. Je me sens plus en mesure de combattre nos difficultés en France et de percevoir les grandes richesses de nos avancées. William Penn, un aristocrate à qui le roi Charles II d’Angleterre donna des forêts outre atlantique, forêts appelés les « Forêts de Penn » donc la Pennsylvanie, avait rédigé un texte-cadre pour instaurer la liberté religieuse, un système juridique et des élections libres et pourtant il avait des esclaves. Nous avons tous nos limites, il faut en prendre conscience et les surmonter. Nous avons tous des angles morts, des choses que nous ne voyons pas, ne pouvons pas ou ne voulons pas voir. Quelquefois c’est notre propre souffrance, plutôt que notre insuffisance, qui nous empêche de voir clair. Donnons-nous pour tâche de grandir en humanité, même si quelquefois c’est notre humanité même qui est assaillie et fragilisée.

En terminant, je souhaite remercier le Professeur Phil Cunningham, président de l’ICCJ et de cette conférence, ainsi que l’organisation-membre aux États-Unis, le CCJCR, pour une rencontre exceptionnelle tant par son contenu, la grande diversité des interventions et des sujets traités et l’ambiance universitaire de l’Institut St Joseph pour les relations judéo-catholiques. À la fin de chaque rencontre, je me dis que celle-ci était la meilleure, gageons qu’après l’avoir dit à Philadelphie, je le dirai aussi à Bonn en 2017.

Liliane APOTHEKER
Vice-présidente de l’ICCJ