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Pierre Lenhardt : hommage à Michel Remaud

Mon cher Michel,

Permets-moi de remercier d’abord nos amis de l’Amitié Judéo-chrétienne pour t’avoir décerné le prix de cette année. Accepte ensuite que je te remercie pour nos années de fraternelle collaboration. Je ferai aussi ton éloge à partir de tes écrits. Je te féliciterai pour ton courage à maintenir les études juives de chrétiens à Jérusalem. J’exprimerai enfin quelques souhaits pour l’avenir de ces études.

Notre point de départ a été une session organisée à Lyon par Jean Dessellier en 1978. Tu es allé ensuite à Jérusalem et tu y es resté. Pendant des années nous avons nagé, difficilement mais avec joie, dans l’océan de la littérature rabbinique, du Talmud, du Midrash et de la prière juive. Nous avons enseigné à Saint Pierre de Sion (Ratisbonne) en nous répartissant les tâches. Pour le Talmud, c’était plutôt moi, pour le Midrash, c’était plutôt toi. Tout naturellement je t’ai remplacé quand tu as dû prendre un temps de recul pour préparer ta thèse sur le Mérite des Pères.
Pour ce remplacement je me suis appuyé sur ‘Le Midrash’, supplément au Cahier Évangile 82, écrit en collaboration avec Éliane Ketterer, publié en décembre 1992.
Midrash, Recherche, il s’agit de la Recherche de Dieu et du sens de sa Parole écrite. Tu as donné un bel exemple d’une recherche qui trouve (Mt 7, 7), qui éclaire le Nouveau Testament, en l’occurrence le passage de l’Évangile de Luc (2, 36 ss) sur Anne la prophétesse, de la tribu d’Asher. Le premier des Cahiers Ratisbonne (N° 1 - Décembre 1996, p. 31-46), a publié cette recherche.

Ta thèse, brillamment soutenue en janvier 1993, a ouvert une nouvelle étape de notre collaboration. Invité à être un des lecteurs de ton texte je l’ai bien étudié. La manière dont tu as montré et expliqué la pertinence des sources juives pour la connaissance du Nouveau Testament et pour l’enrichissement de la foi chrétienne m’a aidé à mieux faire mon propre travail au service de la bonne cause qui nous est commune.
Tes autres publications manifestent ta compétence dans de nombreux domaines.
Je ne reprends pas les éloges qui t’ont été adressés par des historiens et théologiens plus autorisés que moi. J’insiste sur ce qui m’a été particulièrement utile, à savoir ton commentaire de 1985 sur les documents de l’Église, ceux du concile Vatican II et les déclarations qui les ont suivis.
Je mentionne une publication plus récente, ‘L’Église au pied du Mur’ (Bayard, Paris, 2007), dans laquelle tu fais courageusement le point d’une situation qui est loin d’être idéale. Plus récemment, deux belles conférences, données en février 2009 à la Roche-sur-Yon et à Paris au Collège des Bernardins 2009, publiées par la revue Sens (N° 346 de mars 1010) traitent des difficultés de la relation avec Israël dans les études juives qui dépendent de cette relation, particulièrement à Jérusalem. Je me réjouis de savoir que ces conférences seront prochainement publiées dans un livre intitulé ‘Échos d’Israël’ aux éditions Elkana.

Ces difficultés dont tu parles me touchent de près. Je te félicite d’en traiter clairement et courageusement.

Pour le courage, notre modèle à tous est Rabbi Aqiba, le grand maître qui a pris parti pour Bar Kokeba, dans la grande révolte des années 132-135 de notre ère, avant de savoir s’il réussirait à vaincre les Romains. On a reproché à Rabbi Aqiba d’avoir cru et déclaré que Bar Kokeba était le Messie, mais on ne lui a pas reproché de s’être engagé et d’avoir pris le risque de se tromper. Rabbi Aqiba est resté pour les juifs et pour nous le grand maître que l’on peut vénérer comme un nouveau Moïse. Bar Kokeba a été tué par les Romains. Il n’était pas le Messie. Rabbi Aqiba a été écorché vif et mis à mort. A sa mort il a proclamé que Dieu est Un et qu’il faut l’aimer ‘de toute son âme’. Le message pour nous, à Ratisbonne, message que tu continues à enseigner et à accomplir dans le Centre que tu diriges, est qu’il faut aimer Dieu et sa Parole pour eux-mêmes (li-shemah), sans attendre la réussite extérieure et les compliments officiels.
Ni toi, ni l’équipe de Ratisbonne, n’ont subi le martyre. Il faut quand même dire que nous avons souffert et que nous souffrons encore des mesures injustes prises par certaines autorités romaines, de l’arrêt des cours qu’elles nous ont imposé, de la dispersion des enseignants qu’elles ont décrétée sans nous en communiquer les raisons. Le statut d’Institut Pontifical qui nous avait été conféré en 1998 nous a été retiré en juin 2001. Nous souffrons de cet abandon. Nous en souffrons surtout parce que, par une grave erreur de nos autorités, l’Église a perdu des années de continuité et a entaché la crédibilité qu’elle avait acquise en soutenant officiellement des études juives à Jérusalem. Nous devons rappeler que Ratisbonne a été, pendant les années qui ont préparé la reconnaissance de l’État d’Israël par le Saint Siège (en Décembre 1993), la maison choisie par les israéliens comme lieu ami où juifs et chrétiens discutaient de l’accord à conclure.
Tu ne t’es pas découragé. Tu continues à travailler avec ton équipe. Tu as établi avec les Instituts Catholiques de Lyon et de Paris, avec l’École Cathédrale de Paris, des accords pour la validation des études juives que tu organises. Ceci est positif mais ne supprime pas l’inquiétude que nous éprouvons avec toi quant à l’avenir des études juives de chrétiens à Jérusalem.

Comment a-t-on pu et peut-on encore méconnaître la valeur unique de Jérusalem comme lieu de contact avec le peuple juif, avec la langue hébraïque de l’État d’Israël, avec toutes les ressources culturelles, religieuses, universitaires qu’offre cet état ?
Pourquoi n’appelle-t-on pas des chrétiens, laïcs et clercs, hommes et femmes, célibataires ou mariés, à investir dans les études juives, pendant les années que demandent ces études, avec le soutien moral et financier qu’elles exigent ?
Pourquoi ne peut-on pas faire que ces études deviennent rentables et permettent à ceux qui les auraient menées à bien de vivre de leur enseignement ?
Pourquoi ne précise-t-on pas assez que les études juives ne sont pas uniquement réservées à ceux qui souhaitent et peuvent obtenir une validation officielle. De telles validations sont nécessaires pour garantir le sérieux des études et mériter des reconnaissances universitaires. Il ne faut pas pour autant oublier les sages conseils de l’Épitre de Saint Jacques (3, 1) et des Épîtres à Timothée (1 Tm 1, 7 et 2 Tm 4, 3). Les centres d’études juives n’ont pas pour but de multiplier et de ‘fabriquer’ des doctorats, mais plutôt de former des chrétiens, maîtres et disciples.
Pourquoi ne voit-on pas assez que ‘le salut vient des juifs’ (Jn 4, 22), et en particulier pour nous, de maîtres juifs qui acceptent d’enseigner les chrétiens ?
Il existe en France et à Jérusalem de tels maîtres disposés à nous aider. Il faudrait que nous puissions élargir le réseau de nos maîtres et amis juifs au monde anglophone, aux États-Unis, au Canada, en Grande Bretagne, ce que nous n’avons pas réussi à faire. Un tel élargissement a été amorcé à partir des contacts pris par des cardinaux et évêques au cours de deux voyages aux Etats-Unis organisés par le Cardinal J.M. Lustiger en janvier 2004 et février-mars 2005. Nous souhaitons que ces contacts donnent de bons fruits.

Je reviens à la parole de Jésus ‘Le salut vient des juifs’.
Un livre récent de Bernard Fauvarque, s.j., ‘Le salut vient des juifs’, Bayard Service Édition, 2009, préfacé par le P. Jean Dujardin, permettra (après le commentaire du P. Xavier Léon-Dufour sur l’Évangile de Jean) de reprendre en profondeur l’étude de cette déclaration de Jésus. J’ai été heureux de lire le chaleureux éloge que fait Fadiey Lovsky de ce livre et que la revue Sens vient de publier dans son Numéro 351 de Juillet-Août 2010. Cet éloge me rappelle celui que F. Lovsky avait fait de ton premier grand livre, ‘Chrétiens devant Israël serviteur de Dieu’, Cerf, 1983, que tu m’avais offert et dédicacé à l’époque.
Les bonnes éditions du Nouveau Testament suggèrent comme soutien possible à la déclaration de Jésus le verset d’Isaïe (2, 3) : ‘Car de Sion vient la Torah et de Jérusalem la Parole du Seigneur’.
Ce verset nous rappelle que l’enseignement qui nous vient des juifs à Jérusalem est d’abord la Torah qui leur a été donnée et qu’ils acceptent de nous communiquer. Ils surmontent l’interdiction traditionnelle d’enseigner la Torah aux non-juifs pour être, en tant qu’Israël, ‘Lumière pour les nations (Is 49, 6 ; Lc 2, 22)’. Nous n’avons pas le droit de nous emparer de la Parole qu’ils nous donnent, nous ne pouvons pas l’interpréter contre les maîtres qui nous la font écouter, nous ne devons pas ignorer qu’ils peuvent toujours nous la faire mieux comprendre.

Dans ce domaine délicat de la relation à Israël, tes écrits, ceux de Michel de Goedt, de Jean Dujardin, de Raniero Fontana, de Jean Massonnet, de Dominique de la Maisonneuve, de Menahem Macina, des responsables de la revue Sens, nous donnent de précieux repères.
Je voudrais ajouter quelques précisions.
Je cite Peter von der Osten-Sacken, exégète et théologien luthérien : « Une seule proposition fondamentale doit être rendue théologiquement consciente et pratiquée : la certitude que Dieu maintient l’élection d’Israël et sa prédilection pour son peuple, même quand ce peuple dit non à Jésus-Christ, fait partie de la foi chrétienne. Cette certitude appartient donc aussi bien au Credo qu’au catéchisme chrétien » (Katechismus und Siddur, Berlin, Selbstverlag Institut Kirche und Judentum, 1994, p. 18). Il est intéressant de voir un exégète protestant reconnaître la valeur de la Tradition pour définir l’objet de la foi chrétienne.
Je cite également Rolf Rendtorff, exégète et théologien luthérien, qui présente l’existence juive (et non seulement l’existence des juifs croyants et pratiquants) comme une réalité fondamentale de laquelle doit partir toute théologie chrétienne : « L’histoire de Dieu avec l’humanité, l’histoire de l’élection qu’il a faite d’un interlocuteur, commence avec Israël. Après cela, nous, les païens, nous avons été greffés comme branches de l’olivier salvifique. La donnée décisive est alors qu’Israël est et reste Israël, reste le peuple élu de Dieu avec lequel Dieu conclu son Alliance » (‘Ist Christologie ein Thema zwischen Christen und Juden in Christen und Juden heute ?, Neue Einsichte und neue Aufgaben, NeukirchenerVerlag des Erziehungsvereins GMBH, Neukirchen-Vluyn, 1998).

Oui, c’est de tout le peuple juif que nous recevons, directement ou indirectement, le message divin qui éclaire notre foi chrétienne. Tout Israël, les juifs de la diaspora et les juifs qui vivent dans l’Etat d’Israël, sionistes et anti-sionistes ont quelque chose à nous dire et à nous faire entendre. Dans cette diversité juive, nous n’avons pas le droit d’ignorer et de disqualifier les juifs qui sont les loyaux citoyens de l’État d’Israël, de cet État dont le Saint-Siège a reconnu qu’il représente légitimement le peuple juif (Accord fondamental de décembre 1993). Certains chrétiens continuent à récuser la légitimité de l’État d’Israël. Un document, intitulé ‘Un moment de vérité’, publié en décembre 2009, malheureusement signé de Mgr Michel Sabbah, ancien Patriarche Latin de Jérusalem, présente une vision anti-sioniste, unilatérale, du conflit entre juifs et arabes en Israël-Palestine. Dans la revue Sens, n° 351, Juillet-Août 2010, le P. Dujardin a clairement montré et dénoncé les erreurs et la partialité de ce document. Dans ta conférence de la Roche-sur-Yon, en février 2009, tu as bien expliqué pourquoi on ne peut pas condamner Israël et le sionisme pour des erreurs ou fautes, même graves, d’un gouvernement élu démocratiquement.

A partir de ta réflexion et de celle du P. Dujardin, je repose la question : N’y a-t-il pas eu des erreurs, des fautes et des crimes commis en Israël depuis le veau d’or ? Qui sommes-nous pour condamner ? N’y a-t-il pas eu dans l’histoire de l’Église, depuis les reniements de Saint Pierre, des erreurs, des fautes et des crimes ?
Je te félicite d’être ‘celui qui a refusé une fois pour toutes de rejoindre le chœur puissant des très nombreux détracteurs d’Israël’ comme le dit le présentateur de ton livre qui va paraître aux éditions Elkana.

Il y a donc des difficultés. La relation avec les juifs qui nous enseignent est délicate à vivre. Tu en parles dans tes différents livres et articles. Le P. Dujardin en traite de façon magistrale dans son grand livre ‘L’Église Catholique et le peuple juif’, Calmann-Lévy, Paris, 2003. Menahem Macina donne aussi, de façon exhaustive, un ’état des lieux historique et théologique’ de la relation entre les ‘Chrétiens et Juifs depuis Vatican II’ (Éditions Docteur angélique, Avignon 2009).

Je mentionne encore ici deux difficultés dont il faut tenir compte pour les réduire ou les éliminer.
En ce qui concerne les chrétiens qu’il faut inviter à investir dans les études juives, on devrait écarter les candidats qui, insuffisamment enracinés dans leur foi et mal assurés de leur identité, seraient exposés à éprouver des réactions de rejet au contact des juifs et du judaïsme. Il faudrait aussi éviter les philosémites qui, par méconnaissance du christianisme et du judaïsme, penseraient que les juifs ont toujours raison et les chrétiens toujours tort.

Après avoir parlé des difficultés, je tiens à souligner ce qui nous encourage. Nous nous réjouissons des bons résultats que les études juives de chrétiens à Jérusalem ont déjà donnés. Ces commencements, qui sont prometteurs pour l’avenir, nous viennent d’amis et collègues, frères et sœurs, qui ont étudié et enseigné à Jérusalem, dont certains enseignent encore à Jérusalem ou en France. Je vise les enseignements et les écrits de Michel de Goedt, Paul Beauchamp, Raniero Fontana, Matthieu Collin, Jean Massonnet, Anne-Catherine Avril, Dominique de la Maisonneuve, Elio Passeto, Donizeti Ribeiro, Éliane Ketterer, Jean-Marie Allafort, Sandrine Caneri, Emmanuelle Main, Cécile Le Paire, Étienne Nodet, Père Jean-Pierre Sonnet, Didier Luciani, Marie-Hélène Déchallotte, Michel Guéguen, Patrick Faure. Bien évidemment je n’oublie ni tes enseignements et écrits, ni les miens.

Pour conclure je cite Rabbi Tarfon, collègue et ami de Rabbi Aqiba, appelé ‘le Père de tout Israël’, ‘le maître de tout Israël’ (T.J. Yoma 1, 1 38d) : ‘Il ne t‘incombe pas de terminer le travail mais tu n’es pas libre de t’en dispenser ; si tu as appris beaucoup de Torah, on te donnera un grand salaire ; il est fiable le Maitre de ton travail pour te payer le salaire de ton ouvrage ; et, sache-le, le salaire des justes est donné dans le temps à venir’ (Mishnah Abot 2, 16).