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15 décembre 2015 : « Un rabbin nommé Jésus »

Conférence prononcée par le rabbin Philippe Haddad le 15 décembre 2015 devant le groupe AJC de Paris-Ouest.

Compte-rendu rédigé par Maud Blanc- Haymovici, coprésidente du groupe.

L’AJC de Paris – Ouest a été extrêmement heureuse de recevoir Philippe Haddad, rabbin depuis 2014 à l’ULIF - Copernic. Il représente le premier courant du judaïsme libéral né en France en 1907. Également conférencier sur Akadem, (le site numérique juif), il est l’auteur de nombreux et sobres ouvrages, mais ô combien stimulants pour l’esprit, tels : « Pour expliquer le judaïsme à mes amis » ou « Notre Père, une lecture juive ». Il a dispensé sa conférence devant une assistance nombreuse, passionnée d’autant qu’elle fut passionnante.
Philippe Haddad commence par expliquer son titre qui constitue selon lui « un clin d’œil » à son amie Marie Vidal, auteur en 1996 d’un livre nommé « Un juif nommé Jésus ». Mais il va plus loin et souligne que, non seulement Jésus était juif, mais qu’il était aussi un « rabbi », un maître, expression araméenne qui se trouve dans les Évangiles.

Il continue en apportant un témoignage sur son engagement personnel , sur ce long chemin qui l’a conduit, lui, rabbin formé durant cinq ans au séminaire israélite de France, (celui qui forme les rabbins pour toute la France) à lire les Évangiles, à les étudier et à méditer sur les enseignements de Jésus : cheminement peu fréquent à une époque où le dialogue interreligieux ne fait pas partie de la formation des rabbins qui reçoivent une formation traditionnelle, consacrée à l’étude de la Bible, du Talmud, de la tradition pharisienne. Nous sommes alors dans les années 1970. Il nous explique en termes précis les différentes étapes de son parcours, lui qui est issu du judaïsme consistorial :

Sa formation pratique de rabbin, il l’effectue à Marseille aux côtés de Joseph Sitruk, à l’époque grand Rabbin de cette ville avant qu’il ne devienne grand Rabbin de France.
C’est à Nîmes ensuite qu’il exerce pour la première fois ses fonctions de rabbin durant cinq ans. Apprenant par son conseil d’administration qu’il est membre de droit de l’AJCF, il se rend à quelques rencontres de cette association et c’est là, sur le terrain, qu’il va rencontrer des chrétiens, des prêtres, des pasteurs qui vont lui faire découvrir le sens profond du mot « Amitié » entre juifs et chrétiens, un mot signifiant dialogue, excluant désormais tout esprit de prosélytisme et toute tendance au syncrétisme, selon la volonté même de l’historien Jules Isaac, fondateur en 1948 de notre association et également rédacteur des statuts de celle- ci.
Puis il « monte » à Paris et ressent alors comme une nécessité de s’engager plus avant dans l’aventure de l’Amitié judéo-chrétienne. Cette nécessité il l’explique très simplement en nous disant d’une formule lapidaire répétée deux fois : « Je suis un enfant de Vatican II ». Pour lui qui n’avait que dix ans au moment du Concile, c’est bien le nouveau regard posé par l’Église sur le judaïsme et les juifs qui va modifier peu à peu son propre regard sur l’Église et les chrétiens. Pour reprendre les expressions chères à Jules Isaac, il rappelle que « le temps de l’estime » avait succédé peu à peu au « temps du mépris », que désormais le langage de fraternité s’était substitué au langage de condescendance : l’Église parlait maintenant à ses frères aînés renonçant ainsi à sa prétention bimillénaire d’être le « Verus Israël ».
C’est donc dans ce moment historique que s’inscrit le témoignage du rabbin Philippe Haddad.
Mais il souligne que bâtir une fraternité n’est pas chose facile :
La Genèse insiste souvent sur la difficulté des frères à vivre une relation apaisée : les relations conflictuelles entre Caïn et Abel, Esaü et Jacob, Joseph et ses frères en témoignent. La fraternité signifie d’abord « coudre des liens » avec l’autre : connaître l’origine des mots peut aider à sa réalisation : le terme « fraternité » en hébreu a comme racine « ar » qui veut dire « coudre ». En cas de conflit avec l’autre, on en « découd » … Et, à l’inverse, quand le dialogue se noue, on coud du lien, on le tisse. Se connaître soi-même n’est pas inutile quand on aborde deux traditions aussi séparées l’une de l’autre, et depuis si longtemps : comment en effet rester fidèle à sa foi, à sa mémoire, à ses ancêtres tout en allant vers l’autre ? Autant de questions qui n’impliquent pas de réponses rapides mais demandent réflexion et persévérance.
Après l’exercice de son rabbinat dans le XVe arrondissement de Paris, le rabbin Philippe Haddad est nommé dans le diocèse des Ullis ; le rabbin Michel Serfaty déjà en fonction à Ris-Orangis, a noué des contacts avec Monseigneur Dubost, évêque d’Evry - et ce dernier a accepté que ce soient des rabbins qui forment les catéchistes pour le judaïsme.
Ces différentes rencontres, de même que sa meilleure connaissance du christianisme acquise en particulier avec la fréquentation de l’association « L’École laïque des religions » ont achevé de le convaincre de l’intérêt réel et sincère de certains catholiques pour la Bible, pour l’hébreu, pour le peuple juif.

Après ce témoignage personnel sur son itinéraire, Philippe Haddad aborde en linguiste en historien et en sociologue l’étude des Évangiles.
N’étant pas hellénisant, Il n’a pas lu ces textes dans leur langue originelle, le grec, mais en français. Cependant, il sait mieux qu’un autre que le grec des Évangiles recouvre une langue sémitique, l’hébreu, en même temps qu’ une conscience et une structure mentale hébraïque. C’est, dit-il, la lecture du livre du philosophe Claude Tresmontant « Le christ hébreu » (1983) qui lui avait fait prendre conscience que, sous le grec, il y avait une langue non occidentale, l’hébreu et avec elle, un rapport au temps différent de celui des Grecs et des Romains. En effet dans l’hébreu biblique, les trois temps, passé, présent, futur n’existent pas. Seuls existent les notions d’accompli et d’inaccompli, d’actes qui se sont accomplis et qui continuent à s’accomplir ; la conception du temps y est donc réversible et non pas irréversible comme dans la pensée philosophique classique. Un homme n’est pas condamné à l’état de pécheur, il peut revenir en arrière, à Dieu, s’il s’en est éloigné.
Certes, la traduction de la Bible hébraïque en grec au IIIe siècle avant notre ère (la Septante), source d’inspiration pour les rédacteurs des Évangiles, a pu donner l’impression d’une hellénisation totale de cette aire culturelle où naquit Jésus. Mais nous savons que l’histoire des mentalités évolue beaucoup plus lentement que l’histoire politique et militaire. Jésus, malgré l’hellénisation de la Judée et de la Galilée depuis les conquêtes d’Alexandre (IVe et IIIe. siècle av. J.-C.), malgré ensuite la romanisation de la région depuis la conquêtes de Pompée (-63), pense toujours « en juif ». Son temps intérieur (« sa durée » selon le philosophe Bergson que Philippe Haddad évoque ici) est différent du temps mécanique, celui qui se mesure, qui s’inscrit dans l’événementiel daté, tel celui des conquêtes, ici grecque puis romaine, avec leurs conséquences, le changement linguistique.
Notre conférencier donne ensuite à l’auditoire les quelques précisions historiques nécessaires pour comprendre la Bible Hébraïque.
Il rappelle que le premier Temple avait été détruit en -586 par Nabuchodonosor, destruction suivie d’un demi- siècle d’exil en Babylonie (Le Psaume 137 l’évoque : « Sur les rives de Babylone »). Puis, le retour en Judée et la construction du second Temple sera autorisé par le nouveau maître perse, vainqueur des Babyloniens, Cyrus, soucieux de montrer sa magnanimité. (Édit de Cyrus -538)
Ce temps de l’exil eut néanmoins des répercussions considérables : c’ est bien au cours du VIe siècle av. J.-C. que commence le temps de la formation du canon biblique qui doit être interprété comme acte de résistance identitaire d’un peuple qui , ayant perdu sa terre, son lieu de culte , se trouve menacé de disparition. Cette rédaction de la Bible se poursuivra ensuite au Ve siècle av. J.-C. sous l’impulsion en particulier du scribe Esdras.
Quant à la synagogue, qui permet un culte de proximité, elle est également une conséquence de la période exilique : les Judéens se retrouvent dans une maison commune qui fixe peu à peu la liturgie, telle la récitation des psaumes, ou la lecture en public de la Torah. Auparavant, au temps du roi Salomon, le culte, tout centré sur les sacrifices dont le plus célèbre était celui de l’Agneau Pascal, ne se pratiquait que dans un seul lieu, le Temple de Jérusalem. Désormais, trois rendez- vous hebdomadaires à la synagogue compléteront les trois voyages à Jérusalem.
Notre conférencier précise un autre point d’histoire, le moment de la rédaction des Évangiles : ils ont été mis par écrit avant le Talmud. En effet, le Talmud, soit la mise par écrit des commentaires oraux de la Torah, s’étend sur une période qui va du IIe au Ve siècle de notre ère. Comme la Torah, il est né de l’exil, du sursaut identitaire d’un peuple après la destruction du second temple par les Romains (+ 70). Les Évangiles, eux, ont été écrits, au 1er siècle de notre ère. Cette comparaison chronologique est pour Philippe Haddad source d’enseignement, puisqu’il remet la rédaction des Évangiles dans un contexte à la fois politique, social, culturel, et les interprète comme une mise par écrit d’une tradition orale naissante, le christianisme.
Il nous dit, en somme, qu’un juif s’attache à ce qu’ a dit Jésus et non pas à ce qu’on a dit de Jésus. En d’autres termes, il ne comprend pas Jésus à travers ce que les Pères de l’Église en ont dit, ce que la tradition chrétienne en a fait, mais il l’entend en juif, à la lumière de la tradition d’Israël.
Nous comprenons peu à peu, grâce à ces différentes précisions, la manière dont il a abordé la lecture de la parole de Jésus, parole résultat d’une pensée hébraïque structurée depuis de longs siècles et dont il est l’héritier.
A partir de cette méthode ainsi définie, il devient aisé de comprendre les exemples de l’enseignement de Jésus commentés par le rabbin Philippe Haddad.
Il rappelle à nouveau que, dans le judaïsme, deux temps se trouvent associés pour la compréhension de la Bible, qui peuvent se résumer ainsi : « Qu’ est–il écrit ? comment lis-tu ? ».
A l’époque de Jésus, plusieurs tendances du judaïsme coexistaient et chacune pouvait avoir sa propre interprétation des textes. Les Sadducéens (la caste des prêtres), les pharisiens (les maîtres en écritures, les Esséniens (les juifs pieux ayant rompu avec Jérusalem), les zélotes (partisans d’une guerre contre les Romains) s’ opposaient souvent. Jésus va apporter à son tour sa propre interprétation des Écritures.
Philippe Haddad livre alors de manière détaillée son interprétation de deux phrases de Jésus :
« Je suis venu pour les brebis perdues d’Israël » (Mt 15-24)
Jésus refuse ainsi le clivage à l’intérieur du peuple d’Israël entre une élite qui sait, et le peuple qui ne sait pas, entre ceux qui sont de bons juifs et ceux qui se sont éloignés d’Israël , soit par intérêt, (des publicains au services des Romains), soit par faiblesse morale, (des pêcheurs). Cette volonté de rassemblement en annonce une autre, celle de tous les peuples de la terre, et ainsi l’ouverture à l’universel.

« Je ne suis pas venu pour abolir la loi mais pour l’accomplir » (Mt 5-17)
Il n’est pas question de rendre la loi caduque mais de l’adapter aux hommes en certaines circonstances. Par exemple, le shabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le shabbat. Les rabbins reprendront cette interprétation.
Quant aux querelles entre les pharisiens et Jésus, il faut aussi comprendre que les pharisiens ne constituent pas une entité, qu’il y a « des » pharisiens et non pas « les » pharisiens.
Je ne peux que renvoyer ici le lecteur au livre de Philipe Haddad écrit en 2010 : « Quand Jésus parlait à Israël – une lecture juive de paraboles de Jésus ».

Le conférencier conclut en soulignant la continuité de l’enseignement de Jésus inscrit dans l’enseignent d’Israël, et, en même temps son originalité, « son coup de génie », selon ses propres termes, celui -là même qui explique la fondation d’une nouvelle religion.
Plus largement, il remarque que Jésus qui, durant 2000 ans, a séparé les deux frères ennemis est aujourd’hui celui qui peut les réunir.
Il termine en nous disant que lui–même s’inscrit dans la tradition d’André Chouraqui et de Colette Kessler. Il s’est enrichi à l’écoute de Jésus, il se réjouit que l’inverse soit également vrai. Il souhaite, alors même que le fanatisme religieux est de retour sur notre sol, que les religions monothéistes abandonnent toute conception totalitaire de leur foi et laisse une place à la tolérance réciproque de la foi de l’Autre.