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Remise du prix 1991 de l’AJCF à André Frossard

Remerciements d’André Frossard

Texte publié dans le n° 159 de SENS consacré à la remise du Prix de l’AJCF 1991 à André Frossard

J’ai été très touché par tout ce que j’ai entendu de la part de MM. Heilbronn et Pierrard qui ont dit à peu près tout ce qu’il y avait à dire sur le sujet ; d’ailleurs, ce n’est pas très élégant de leur part, mais enfin je leur pardonne !

Les Juifs, je les ai connus de bonne heure : ma grand-mère Schwob - je dois beaucoup à son souvenir. J’ai été élevé en grande partie dans le seul village de France où il y avait une synagogue et pas d’église, c’est Foussemagne dans le Territoire de Belfort où une communauté juive s’était établie depuis fort longtemps, depuis le 18" siècle, à la faveur du libéralisme d’une famille alsacienne, les Comtes de Reinach-Foussemagne.
Dans ce village, où les deux communautés étaient en proportion égale, Juifs et Catholiques, il n’y avait pas d’antisémitisme chez les Catholiques ; il n’y avait pas de conflit entre ces deux communautés, ni mésentente, ni rien qui puisse donner l’impression que ce n’étaient pas les habitants du même village. Les Juifs allaient à la synagogue le samedi, ils y passaient quelquefois la nuit, à mon grand étonnement d’ailleurs, avec une peau de mouton sur l’épaule, et les Catholiques se rendaient à la messe du village voisin qui était à 2 km. Tous les commerces étaient en partie double : il y avait la boucherie casher et celle qui ne l’était pas, l’épicerie... et ainsi de suite, mais cela ne créait aucune dissension entre les habitants.

Je n’ai pris connaissance de ce que l’on a appelé plus tard « la question juive » qu’à Paris quand mon père, qui était le fondateur du Parti communiste français, y est venu. Là, tout d’un coup, à ma grande surprise, j’ai su qu’il y avait de l’antisémitisme dans le monde ; je n’avais pas connu cela dans mon enfance.

La première manifestation que j’en ai vu - j’étais déjà un adolescent de 15/16 ans - c’est le jour où j’ai vu Léon Blum dans sa voiture poursuivi par des énergumènes qui lui envoyaient je ne sais quelles primeurs avariées aux cris de « A bas Karfunkelstein » ; ils pensaient sans doute que Karlfunkelstein était un nom plus juif que Blum ! J’ai été un peu effrayé de voir ces rictus sur ces visages humains, cette espèce de fureur inexplicable, irraisonnée, dont ils auraient été incapables de donner le moindre motif ; ça m’a fait l’effet d’une maladie mentale, et c’en était une ; l’antisémitisme est une maladie qui commence d’une manière assez anodine : on dit « les Juifs », un peu comme on dit « les femmes », et quand on commence à dire« les femmes », on donne déjà un premier signe de misogynie. De même, quand on dit « les Juifs », c’est pour leur décerner des caractères qui généralement ne sont pas du tout les leurs, d’abord parce qu’ils sont très variés, très différents les uns des autres, aussi divers que possible, et ensuite parce qu’on se trompe complète­ ment sur leur personnalité réelle. Pour être complet, je dirai qu’il leur ar­rive de se tromper aussi eux-mêmes sur eux-mêmes.

Puis est arrivé Hitler et les manifestations d’antisémitisme furibond et l’organisation du massacre qui a commencé assez tôt. Je me rappelle « la nuit de cristal », cette nuit où l’on a détruit tous les magasins juifs m’a horrifié, scandalisé, écœuré surtout ; puis, après, ça n’a jamais fait que s’aggraver jusqu’à la guerre, jusqu’à Auschwitz , où, là, le délire a été porté à son comble.

On avait déjà vu des violences et des massacres dans l’histoire de l’hu­manité, elle en regorge, elle en est pleine ; ça passe généralement comme une tempête de sang et ça s’apaise en général assez vite. Mais on n’avait encore pas vu un cyclone systématique, on n’avait pas en­core vu une tempête méthodique. Une des choses qui m’a le plus étonné dans l’admirable film « SHOAH » qu’on a pu voir il y a deux ans je crois, ce sont ces Allemands, ces nazis, qui vont chercher des Juifs dans une petite île grecque, de pauvres marchands de rissoles, vivant au bord de la mer - ils sont peut-être trois ou quatre, six ou huit. Il faut réquisitionner un local pour les enfermer, puis un bateau pour les trans­ porter sur le continent, puis un train pour leur faire traverser l’Europe et les conduire à Auschwitz où ils sont gazés. Cette obsession maladive - comment appeler ça ? - c’est ça l’antisémitisme.

Mais comment est-ce que cela commence ? Quand on en parlait à Sta­nislas Fumet, dont Pierre Pierrard a dit justement qu’il était un grand es­prit catholique, il disait que cet antisémitisme-là était le paganisme des Chrétiens. Il se manifeste d’une manière presque insignifiante qui consiste à relever des différences, de petites différences qui ne sem­blent rien du tout : on ne mange pas de jambon, quelque chose comme ça, et puis, au lieu de rechercher ce qu’ils ont de semblable avec les autres frères humains de leur époque, on cherche ce qui peut accentuer la différence et on dira aux gens qui ne sont pas juifs : « Voyez, ils ne sont pas comme vous ». De là à créer un réflexe de défense, il n’y a pas loin, et de là à sombrer dans le racisme, le chemin est très court.

En réalité, l’antisémitisme dure depuis 3.800 ans au minimum. L’origine, tout le monde la connaît ; nous devons, nous Européens, tout - et en particulier nous Chrétiens - à trois petits peuples : les Athéniens - qui devaient être 40.000 - qui nous ont appris beaucoup de choses : la dé­mocratie, la philosophie, les mathématiques et même l’agriculture ; les Romains, qui n’étaient pas très nombreux non plus et qui nous ont en­seigné le droit, la justice, le sens de la parole donnée ; et le Peuple juif, qui comptait à peu près 600.000 personnes, en comptant les moutons d’ailleurs !, parce que je ne crois pas qu’ils aient été aussi nombreux que ça, qui nous a appris tout le reste, c’est-à-dire l’essentiel - qui nous a appris qui était Dieu, car, jusque là, l’intelligence pouvait fort bien aboutir à la conclusion qu’il devait exister un dieu au-dessus de nous, mais elle était incapable de dire qui il était ; ce sont les Juifs qui nous l’ont appris.

Ils nous ont appris encore autre chose : ceux que je considère comme nos ancêtres nous ont appris que l’être humain était une personne, car il y avait des citoyens à Rome, il y avait des électeurs à Athènes, des in­telligences, des esprits, mais des personnes ? Non. Je ne sais même pas si le mot « personne » existe dans la philosophie grecque d’usage courant, car ce qui fait la personne, c’est qu’elle est une image de Dieu, et cela, qui nous l’a appris, sinon le Peuple juif ? Il nous a appris que nous étions à l’image de Dieu et c’est ce qui a causé sa perte dès le début. Car, alors que les autres peuples du monde faisaient des dieux à leur image, prétendre, au milieu de ces idolâtries, que c’était le contraire, vidait les bois, les lacs, les mers et les étangs de toutes les di­vinités que le paganisme y avait installées, suscitant l’exaspération. Qu’était donc ce groupuscule inapte à l’idolâtrie, composé de personnes impropres aussi à la servitude et à l’esclavage ?

Cela a commencé ainsi. Sous Assuérus, il y a déjà eu une intention de détruire ce Peuple qui traverse toute !’Histoire - un peu comme le Rhône traverse le lac de Genève sans s’y noyer, si j’ose dire, sans y disparaître. Le Peuple juif est le mystère le plus profond du monde, il traverse toutes les époques sans être altéré, la dispersion même ne parvient pas à le dissoudre. C’est un peuple insoluble dans !’Histoire et qui demeure aujourd’hui témoin de ce même Dieu dont il nous a révélé la personne.

Comment les Chrétiens ne seraient-ils pas reconnaissants de son en­seignement au Peuple juif ? S’il existe une question juive, c’est à Dieu qu’elle se pose, et à personne d’autre, et la réponse appartient à Dieu. Cela ne nous concerne pas, nous Chrétiens. Nous ne pouvons avoir pour le Peuple juif qu’un mélange de reconnaissance dans la mesure où l’on comprend quelle est la nature aimante du Dieu qu’il nous a révélé. Nous devons avoir pour lui une certaine tendresse, mais il n’est pas dé­ fendu non plus de manifester de temps en temps un peu d’ironie, ne se­rait-ce que pour répondre à celle qui est une des caractéristiques du peuple en question.
Je me suis interrogé sur l’origine de ce peuple extravagant et hors série, que rien ne peut atteindre, ni dissoudre, ni éparpiller. Il finit toujours par se regrouper, par persister. Quel est le secret de cette persistance dans l’être, alors qu’il est, qu’il va sans discontinuer de persécution en persé­cution et de massacre en génocide, depuis le commencement du monde connu, depuis le commencement de !’Histoire qu’il nous a d’ailleurs lui-même racontée. Personne d’autre, d’ailleurs, ne nous a ap­pris notre histoire. C’est le Peuple juif, là encore, qui nous a expliqué d’où nous venions, et même où nous allions.

Puis je me suis aperçu qu’il y avait entre les Juifs et les Chrétiens une similitude, inattendue peut-être, de la part des deux peuples, disons le Peuple chrétien, une similitude assez surprenante : Abraham engendre à plus de 100 ans, Sarah en a plus de 80, comme si Dieu avait voulu que cette naissance manifestât son caractère surnaturel. Isaac va naître en dépit de toutes les forclusions de la nature, sa naissance est presque une nativité. Il est clair pour moi, mais clair comme le jour, que tout ce qui fait à la fois l’honneur, le malheur, la difficulté d’être du Peuple juif, c’est qu’il est né du Ciel, ce qui explique entre autres les difficultés qu’il rencontre souvent à s’établir sur la terre. Et les Chrétiens, le Peuple chrétien, selon sa foi, est né du Ciel et d’une mère juive. Est-ce que cette rencontre des origines, cette espèce d’origine similaire, parallèle, ne devrait pas nous faire mieux nous comprendre, entre Juifs et Chré­tiens ? Je me le demande.
Pour moi, mon respect va au Peuple juif, plus que jamais depuis la der­nière guerre ; je ne peux oublier ce qu’a rappelé notre Président à l’ins­tant : c’est totalement inoubliable. Je n’ai même pas besoin de faire un effort de mémoire pour m’en souvenir. C’est inscrit dans mon être même. Je ne peux pas oublier ces visages, ces regards qui voyaient déjà autre chose en passant devant moi pour aller vers la mort. On ne peut pas oublier cet enfant juif dans la baraque aux Juifs, qui tournait comme une mouche dans un sucrier, en attendant l’issue fatale qui est arrivée du reste un jour. Je ne peux pas oublier les mots pitoyables pro­noncés par le bon Dominitz évoqué par Pierre Pierrard tout à l’heure et qui répétait « Le Juif est un parasite qui vit sur la peau du peuple aryen, il faut l’extirper ». Il avait été tellement conditionné par les coups, par l’obligation qu’on lui faisait de répéter cela une fois, deux fois, trois fois, quatre fois par jour, que, même quand il se trouvait dans le fond de la Baraque aux Juifs et qu’il entendait la porte s’ouvrir, il récitait la phrase sans savoir qui allait entrer. Comment oublier ça et oublier le témoi­gnage sur les enfants d’lzieu ? Et peut-on oublier un instant tant de souf­frances ?

Et voici encore une chose que je dois au Peuple juif à qui je n’en finis plus de rendre témoignage : c’est dans la Baraque aux Juifs que j’ai pris conscience d’avoir un prochain. Jusque-là, j’avais été converti, comme l’a rappelé notre Président tout à l’heure, d’une manière fortuite et plutôt incandescente, et la société de Dieu me suffisait largement. Je n’éprou­vais pas le besoin de faire d’autres connaissances, et jusqu’à ce qu’on m’enferme dans la Baraque aux Juifs, je n’avais pas de prochain. J’en ai eu la révélation là, par sa souffrance, par sa douleur par son abandon, quelquefois, mais rarement, par son désespoir, par son courage aussi. Je n’ai pas vu une seule faiblesse dans cette baraque, je n’ai vu per­sonne prier, supplier, ni même - peut-être tremblaient-ils intérieurement - manifester sa crainte par aucun frémissement extérieur. Comment pourrais-je oublier que je leur dois d’avoir fait la connaissance de mon prochain ?

Et puis, je ne savais rien, eux non plus du reste ; dans la Baraque aux Juifs de Montluc, nous ne savions rien d’Auschwitz, la plaine indécise de l’Est, avec ses plantations de caisses en ciment et sa végétation de barbelés où disparaissait toute humanité, cet espace peuplé d’êtres hu­mains ramenés de réduction en réduction à l’état de croquis de sque­lettes, qui respiraient à grand-peine l’air fait d’émanations toxiques du dernier soupir des morts. Comment pourra-t-on jamais oublier cela ? Il est important d’en conserver la mémoire. Il est essentiel de le dire à nos enfants, car on peut devenir Barbie, on peut devenir l’un de ces assas­sins.

J’ai bien compris à son procès comment Barbie était devenu Barbie. C’est une des questions du reste qui m’étaient posées à la sortie des audiences par les enfants. Beaucoup, heureusement de jeunes gens et de jeunes tilles, très jeunes, des garçons, des filles qui assistaient au procès, me disaient : « Comment devient-on Barbie ? » Eh bien, c’est très simple : ce Barbie dont on a parlé tout à l’heure, il avait été dans sa jeunesse un assez bon Chrétien, il visitait les prisons, figurez-vous , avant de les remplir, et un beau jour il est devenu nazi, il a adhéré au Parti National Socialiste et il a mis sa conscience en dépôt au siège du Parti. C’est le Parti qui lui disait tous les jours en quoi consistait le bien et le mal de la semaine. Moyennant cet abandon de sa propre conscience, il avait reçu du Parti droit de vie et droit de mort sur son semblable, et il l’avait exercé. C’est comme ça qu’on devient Barbie. C’est quand on abandonne cette notion objective du bien et du mal qui nous vient elle aussi du Peuple juif, et de personne d’autre.

Alors, je m’étonne toujours quand je devine ou crois ressentir des dis­sensions entre Juifs et Chrétiens. Je ne vois pas, je n’en vois pas la jus­tification, ni l’explication. Il y a chez les Juifs, dans le Peuple juif, un côté surdoué, et puis un côté déchiré, un côté écorché et qui est encore à vif, de sorte qu’il faut lui parler presque à voix basse. Tous les mots qu’on emploie ne peuvent que lui rappeler une forme de ses malheurs et je re­grette profondément que beaucoup de Chrétiens aujourd’hui encore ne le sachent pas.

André Frossard